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Vingt intellectuels sous l’Occupation : des figures hors-norme face à l’Histoire. Entretien exclusif avec Laurent Wetzel

Vingt intellectuels sous l’Occupation : des figures hors-norme face à l’Histoire. Entretien exclusif avec Laurent Wetzel

par | 16 décembre 2020 | Société

Vingt intellectuels sous l’Occupation : des figures hors-norme face à l’Histoire. Entretien exclusif avec Laurent Wetzel

Normalien à 19 ans, agrégé d’histoire à 23 ans, Laurent Wetzel a successivement enseigné l’histoire contemporaine à Science Po et à Sup de Co. Il a terminé sa carrière comme inspecteur pédagogique régional. Il a écrit en 2012 un livre important : Ils ont tué l’histoire-géo. Il vient de reprendre la plume pour publier un essai alerte : Vingt intellectuels sous l’Occupation, des résistants aux collabos. Il répond aux questions de Polémia.

Vingt portraits de figures tragiques

Polémia : Dans vos vingt portraits, beaucoup de normaliens, d’immenses talents, vos biographies, ce sont des surdoués dans la tourmente ?

Laurent Wetzel : Cet essai comporte effectivement des portraits d’universitaires, de journalistes ou d’écrivains, voire de clercs, souvent renommés, qui ont choisi de rejoindre le camp de la Résistance ou celui de la collaboration – ou qui ont adopté des positions plus ambiguës, lorsque la France a été confrontée au plus grand désastre de son histoire Ce que j’essaye de reconstituer, au travers de récits et de propos souvent peu connus, mais tous éclairants, ce sont les tempéraments, les motivations et les convictions de ces intellectuels.

Dans vos huit premiers portraits, trois meurent pour des faits de Résistance. Parlez-nous de ces trois héros.

Il s’agit de Marc Bloch, Pierre Brossolette et Jean Prévost, tous anciens élèves de la rue d’Ulm.
Professeur d’histoire médiévale, Marc Bloch, malgré son âge – 53 ans – et sa famille nombreuse, avait été mobilisé à sa demande en août 1939. Durant l’été 1940, il avait rédigé L’Étrange défaite. Dans cet ouvrage, il écrivait : « La France demeurera, quoi qu’il arrive, la patrie dont je ne saurais déraciner mon cœur ; j’ai bu aux sources de sa culture ; je ne respire bien que sous son ciel. ». Et il concluait : « Je souhaite qu’il y ait encore beaucoup de sang à verser, car il n’y a pas de liberté nationale qui puisse être pleine si l’on n’a travaillé à la conquérir soi-même. » Entré dans la Résistance en 1943, il fut arrêté, torturé, puis fusillé le 16 juin 1944. Il avait écrit dans son testament : « Je meurs, comme j’ai vécu, en bon Français ». Ce qui voulait dire pour lui « vibrer au souvenir du sacre de Reims et ne pas lire sans émotion le récit de la fête de la Fédération ».
Le second de ces héros, ce fut Pierre Brossolette. Selon lui, les Résistants devaient oublier leurs divergences politiques de naguère. Il déclara à Londres : « Sous la croix de Lorraine, la seule foi qu’ils confessent, c’est leur foi dans la France écartelée, mais unanime. » En mars 1944, arrêté puis transféré et torturé dans les locaux de la Gestapo avenue Foch, il se précipita dans le vide pour ne pas risquer de livrer à ses bourreaux les noms de ses camarades de Résistance.
Le troisième de ces héros ce fut un écrivain réputé, Jean Prévost. Durant l’été 39, il avait déclaré : « Maintenant l’ordre du jour, c’est d’aller se faire casser la gueule ». Il confia plus tard : « Si j’ai choisi de m’engager et d’assumer les risques de l’action, c’est parce que mon propre honneur l’exigeait et c’est aussi parce qu’un homme n’a le droit de vivre, de parler, d’écrire qu’autant qu’il a accepté un certain nombre de fois le danger de mort. » Après avoir rejoint le maquis du Vercors, il fut tué, le 1er août 1944, par un tir de mitrailleuses allemandes.

Dans vos huit portraits de collabos, des destins bouleversés, des vies interrompues, exécution, mort au combat, parlez-nous de ces figures tragiques.

Parmi les intellectuels collabos, de nombreux normaliens :

  • Robert Brasillach, journaliste et écrivain illustre avant la guerre qui fut le seul intellectuel à avoir été exécuté. Son collaborationnisme résultait pour une part de son antisémitisme. Il alla jusqu’à écrire : « Il faut se séparer des Juifs en bloc et ne pas garder les petits. » Il tenait surtout à son admiration pour le nazisme : il finit par devenir « collaborationniste de cœur » et à « se prendre pour les soldats allemands d’une affection fraternelle ». Condamné à mort pour intelligence avec l’ennemi, il fut fusillé le 6 février 1945. Le général de Gaulle avait refusé de le gracier : « Dans les lettres comme dans tout, le talent est un titre de responsabilité », s’en expliqua-t-il dans ses Mémoires de Guerre.
  • Jean Paul Hütter, le seul intellectuel collabo qui fut tué au combat. On ne sait rien de ses opinions politiques d’avant-guerre. En juin 1940, il déserta. Fin décembre, il adhéra aux SA. Engagé volontairement dans la Wehrmacht, il fut tué sur le front de l’Est en septembre 1944.
  • Le cardinal Alfred Baudrillart, qui était, avant la défaite, un contempteur acharné d’Hitler qu’il traitait de « monstre, démon ou canaille », et qui devint, à partir de juillet 1940, par anticommunisme, un partisan sans réserve de la collaboration, fasciné par la personnalité et l’éloquence d’Hitler, « un orateur entraîné par l’évocation de la Providence ».
  • Marcel Déat, militant socialiste, dénonçant avant-guerre l’Allemagne nazie et le racisme hitlérien, qui écrivit, dès juillet 1940, qu’ « il faisait une entière confiance au Führer, guide de la révolution européenne », et affirma « la nécessité d’une défiance résolue contre les infiltrations juives ».
  • Claude Jamet, également militant socialiste avant-guerre, qui écrivit, dans ses Carnets de déroute, en 1941, qu’il « acceptait et espérait l’avenir sous le visage nazi », « prédisait une humanisation de l’hitlérisme », et observait que « dans le national-socialisme il y a peut-être le Socialisme. »

Le polytechnicien Georges Soulès, ancien militant trotskyste puis socialiste, avait publié en 1943 La fin du nihilisme, un essai qui aurait pu fonder un nazisme à la française tant il comportait de propos racistes et antisémites, du genre : « Le plus grand danger dont étaient menacées nos races aryennes est une tentative de décomposition par un mélange sémito-négroïde de plus en plus dégénéré ». S’affirmant « fanatiquement collaborationniste », il avait fui la France en 1944 puis signa sous le nom de Raymond Abellio des romans et des essais ésotériques à succès.

Jacques Benoist-Méchin aurait pu ne laisser de lui que le souvenir d’un grand historien, mais il a aussi laissé le souvenir d’un collaborationniste condamné à mort pour trahison avant d’être gracié. Il résumait ainsi les raisons de son collaborationnisme : « Un pays vaincu peut prendre trois positions : contre son vainqueur, pour lui ou avec lui. Je suis partisan de la troisième, car nous ranger aux côtés du Reich est le seul moyen de préserver notre grandeur et notre liberté. »

Pierre Drieu la Rochelle était un grand écrivain. Le Journal qu’il a tenu de 1939 à 1945 révèle un antisémitisme obsessionnel, parfois obscène (« L’ombre de gibbosité pèse sur la nuque des Juives »), un hitlérisme déçu (« Hitler, qui a d’abord été mon idéal politique, a raté une belle révolution socialiste et raciste à travers toute l’Europe »), puis un communisme inconditionnel (« Je mourrai avec une joie sauvage à l’idée que Staline sera le maître du monde »). Peu avant de se suicider en mars 1945, il résuma son parcours politique par ces mots : « Oui, j’ai été un traître. Oui, j’ai été d’intelligence avec l’ennemi. Ce n’est pas ma faute si cet ennemi n’a pas été intelligent. Nous avons joué, j’ai perdu. Je réclame la mort. »

Deux visions totalement opposées… et un entre-deux

Beaucoup de ces hommes étaient pacifistes, or les uns ont participé à des actions guerrières dans la Résistance, les autres ont choisi de soutenir la vision guerrière de l’Allemagne national-socialiste. Comment expliquer un tel paradoxe ? Comment y ont-ils fait face ?

Effectivement, Marcel Déat, Jean Prévost, Simone Weil et Claude Jamet avaient été des ultra- pacifistes avant-guerre. À partir de 1939, Jean Prévost, épouvanté par le racisme nazi, et Simone Weil, voyant dans les Allemands « les ennemis de toutes les nations de la Terre », choisirent la Résistance. Marcel Déat et Claude Jamet crurent jusqu’au bout à la victoire de l’Allemagne nazie, et c’est Jean-Paul Sartre qui rendit le mieux compte de leur collaborationnisme : « Si le pacifisme français a fourni tant de recrues à la collaboration, c’est que les pacifistes, incapables d’enrayer la guerre, avaient décidé de voir dans l’armée allemande la force qui réaliserait la paix. Ils ont vu la victoire allemande apporter au monde une paix allemande comparable à la paix romaine. Ainsi est né un des paradoxes les plus curieux de ce temps : l’alliance des pacifistes les plus ardents avec les soldats d’une société guerrière. »

Finalement, n’est-ce pas ceux qui ont été dans l’entre-deux-eaux qui ont fait les plus belles carrières politiques ?

Oui, puisque l’attentiste Georges Pompidou et François Mitterrand, résistant après avoir été vichyste, sont devenus Présidents de la République.
Georges Pompidou fut, durant l’Occupation, un attentiste avéré. Dans une lettre adressée en 1942 à son ami Pujol, il écrivait : « À moi la tour d’ivoire ! » Dans ses Mémoires posthumes, il avouait « être resté passif », « avoir redouté l’absurde aventure », « avoir été un résistant en puissance ». Malgré son attentisme, le général de Gaulle en fit son Premier ministre de 1962 à 1968, et c’est avec le soutien du parti gaulliste qu’il fut élu Président de la République en 1969.
François Mitterrand rejoignit Vichy après s’être évadé d’un Stalag fin 1941. Il y trouva un emploi où il établissait des fiches sur les gaullistes et les communistes, puis un autre au commissariat du reclassement des prisonniers de guerre, où il était chargé de la propagande. Il fut décoré de la francisque à sa demande, « faisant don de sa personne au maréchal Pétain comme il avait fait don de sa personne à la France ». À partir de l’été 1943, il créa un petit réseau de résistance rassemblant des prisonniers de guerre et multiplia les contacts avec les chefs des principales organisations de la Résistance intérieure. En novembre 1943, il faillit être arrêté par la Gestapo et rejoignit Alger où il eut un entretien orageux avec le général de Gaulle. En mai 1944, ce dernier le nomma secrétaire général du commissariat aux Prisonniers. Aux élections législatives de 1946, il figurait sur une liste très droitière destinée à « faire bloc devant le danger communiste ». En 1981, il fut élu Président de la République avec le soutien du Parti communiste.

Et les plus belles carrières d’intellectuels ?

Oui, avec Raymond Aron qui s’était engagé dans les Forces françaises libres dès juin 1940, mais qui « ne prenaient pas pour des traîtres, ni les signataires de l’armistice, ni tous les tenants de la Révolution nationale ». Et avec Jean-Paul Sartre qui avait fait jouer Les Mouches et Huis clos avec l’autorisation de la Propagandastaffel, puis participé à l’établissement de la « Liste noire de 44 », celle des auteurs et artistes dont les livres et articles devaient disparaître des librairies.

Entretien avec Laurent Wetzel
16/12/2020

Laurent Wetzel
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