Accueil | Europe | Pauvreté et identité, impressions d’un voyage en Albanie

Pauvreté et identité, impressions d’un voyage en Albanie

Pauvreté et identité, impressions d’un voyage en Albanie

par | 31 juillet 2019 | Europe, Exclusivité Polémia

Par Albert Tureveux, fonctionnaire ER ♦  Il est encore des pays secrets en Europe. Des pays dont on parle peu sauf événements significatifs, souvent des troubles politiques graves. Ainsi la Moldavie, désignée comme un casse-tête géopolitique avec un territoire qui s’est déclaré autonome de Chisinau et très prorusse, la Transnistrie/au-delà du Dniestr, et où stationne toujours un contingent de l’ex Armée rouge d’environ 1500 soldats. Mais il y a aussi l’Albanie, présentée comme un pays en développement, un des plus pauvres d’Europe comme le précédent.


On a montré récemment, dans un reportage TV, nos retraités attirés par ses plages à petits prix et plus confidentiellement on évoque le nombre étonnant de ses habitants, candidats à l’asile politique en France. Alors même que l’Albanie formule le vœu le plus ardent à adhérer l’Union européenne, après avoir intégré l’OTAN en 2009. Ce dernier point révèle que ce pays tient toute sa place sur le “grand échiquier”, théorisé par Zbigniew Brzeziński, avec la mise en place du cordon sanitaire autour de la Russie de Wladimir Poutine par la coalition atlantiste, et dont la ligne de fracture la plus vive est actuellement l’Ukraine. Cela a été bien sûr facilité par la méfiance historique des Albanais vis-à-vis du monde slave voisin (Serbie, Monténégro, Macédoine) et au-delà leur allié traditionnel.
Dire que ce voyage a été géopolitique serait prétentieux, car le voyageur isolé a rarement l’occasion de rencontrer des gens qui voudront bien l’éclairer. Mais il est stimulant intellectuellement. Je souhaite livrer ce que j’en ai retenu en trois points illustrant la complexité du pays.

1) L’Albanie est un pays très européen mais victime d’une longue éclipse qui aurait pu modifier son identité

Dans l’Antiquité, cette partie de l’Europe s’appelait l’Illyrie. Partis du foyer initial des steppes de la Volga, entre le 5ème et le 2ème millénaire avant J-C, délimitant le substrat linguistique indo-européen, des groupes de nomades s’implantent le long de la côte dalmate, en subjuguant des communautés néolithiques pratiquant déjà l’agriculture.  Plus au Sud, d’autres éléments indo-européens allaient, eux, fonder le monde grec à la civilisation rayonnante et conquérante. Vivant dans les parties très encaissés des Alpes Dinariques, les “Pélasges” puis les “Illyriens” s’ils ont subi les dures contraintes de ces environnements peu ouverts aux influences extérieures ont développé une identité particulière, dont le premier élément est la langue. Déjà avant l’époque classique, des colons grecs y ont fondé des villes, imprégnant de leur culture les hinterlands illyriens, à l’instar de ce qui s’est passé dans le sud de la Gaule. Cette situation a favorisé la constitution de royaumes illyriens de culture grecque dont le plus célèbre sera la Macédoine d’Alexandre le Grand.

La puissance montante de Rome ne tarda pas à atteindre les côtes dalmates avec la crise du monde grec. La valeur de Pyrrhus, roi des Molosses puis de Macédoine et d’Épire, bien qu’il ait eu envahi l’Italie avec ses éléphants en -280, ne suffit pas à empêcher l’extension de l’empire à cette partie de la Méditerranée. L’Albanie actuelle se trouvera incluse dans le diocèse de Mésie sous Dioclétien. Plus tard, la christianisation (Saint Jérôme le Dalmate traduisit vers 405 la Bible en latin) se développa facilement avec la multiplication des évêchés. Si les élites parlaient le latin et le Grec, les campagnes conservaient les dialectes illyriens[1]. L’arrivée des tribus slaves au 7ème siècle, après le passage des Goths, perturba les équilibres, et surtout présenta un danger pour la conservation linguistique. Une longue période commença pour les Albanais dont l’identité ne fut sauvée que par les montagnes qui les protégeaient et leur farouche mise à distance des étrangers. La zone fut occupée par les Byzantins puis des Normands (Durrës, ex Épidamme, ex Dyrrachium conquise en 1087) et même par les troupes de Charles d’Anjou, frère de Saint Louis. Enfin, la République vénitienne s’implanta en Dalmatie. Cependant des territoires étaient toujours aux mains de seigneurs albanais avec qui il fallait composer. Cela sauvera la langue et la culture spécifique des Albanais quand l’invasion turque viendra durablement modifier le visage de leur culture.

L’arrivée des Musulmans dans les Balkans chrétiens (où fleurit aussi l’hérésie bogomile) a été un bouleversement de civilisation durant plus de cinq siècles d’occupation. Les églises, catholiques et orthodoxes, tout en se faisant concurrence, constituèrent des foyers de préservation de l’identité (langue et culture). Le joug ottoman, était cependant relativement souple et le statut de dhimmi imposait des contraintes modérées, notamment l’impôt. Néanmoins, nombreux furent les Albanais qui cédèrent à la facilité de devenir musulman. L’islam est toujours la religion de près de 2/3 de la population actuelle avec une version modérée et tolérante, bien différente des versions wahhabite ou chiite d’Iran. Avec toutefois une particularité dès le 14ème siècle, due à l’activité de derviches qui imprimèrent à l’islam albanais son originalité : les Bektâchîs, disciples du derviche anatolien Haci Bektaṣ forment une branche unique de l’islam soufi propre à l’Albanie. Les tombeaux des babas (maîtres soufis, équivalents des marabouts) sont nombreux en Albanie. Trois sont enfermés par exemple dans la forteresse de Gjirokastër, ouverts à la dévotion. On dit des Bektâchîs que ce sont des drôles de musulmans avec leur mode de vie ouvert, très éloigné du fondamentalisme.

2) Les éléments constitutifs d’une identité préservée

– Il paraît d’emblée pertinent d’évoquer ici deux grandes figures albanaises, parce que la première a synthétisé au 19ème siècle, lors de l’éveil national sous la domination turque, la figure historique de référence et la seconde parce ce qu’elle est de portée universelle :

  • Le fameux Scanderbeg, mort en 1468 était né seigneur chrétien sous le nom de Georges Kastriot. Très jeune, il dût quitter sa famille comme otage auprès des Turcs et, élevé auprès du sultan à Edirne, se distingua par ses qualités morales et guerrières. Il fut ainsi gratifié du nom honorifique d’Iskander Bey (Seigneur Alexandre). Mais après avoir rendu tant de services à ses maîtres, une prise de conscience s’opéra dans son cœur, lui rappelant qu’il était né avant tout albanais et chrétien. Il s’arracha du confort de sa position et entreprit de repousser le Turc au loin. Son entreprise, vite couronnée de succès, s’essouffla après sa mort de maladie. Les Turcs profaneront son tombeau et feront de ses os des amulettes. Serge Métais[2] n’hésite pas à rapprocher le changement de comportement de G.Kastriot avec la transfiguration spirituelle de Jeanne d’Arc, par le caractère incompréhensible du geste. Les témoignages écrits sont inexistants pour appuyer cela. On notera ici malicieusement qu’il existe depuis 1992 à Tirana un boulevard Jeanne d’Arc, ex boulevard Marcel Cachin…
  • Mère Térésa, née à Skopjé (ex Üsküb en Macédoine) en 1910 et canonisée en 2016. Elle consacra sa vie à soulager les souffrances des damnés de la Terre, surtout en Inde, et déplora le matérialisme aveugle de l’Occident. En Albanie, les statues de Nënë Tereza, honorée par les musulmans et les chrétiens, sont partout et l’aéroport de Tirana porte son nom.

Il n’y a pas de place ici pour mentionner d’autres personnalités méritantes de l’univers albanais (ex : les frères Frashëri, Stefan Noli ou Ismaël Kadaré etc.) mais le lecteur curieux gagnera à les découvrir.

– Un long combat a été nécessaire pour préserver la langue albanaise :

Actuellement, seuls deux dialectes, avec des variantes locales, subsistent : le Guègue au nord (avec le Monténégro et le Kosovo) et le Tosque au sud (avec la Macédoine, le nord de la Grèce où il disparaît lentement). Cependant, la richesse linguistique a subi des déperditions depuis l’antiquité (contaminations par le Grec, le latin, le Slave, le Turc, etc.). Un autre facteur de dispersion a été l’usage, d’abord par les clergés, les lettrés, puis les gens instruits, de trois alphabets: latin, cyrillique et arabe. Par ailleurs, dans l’empire ottoman, pour les dhimmis, seule la religion dotée d’une église officielle  était reconnue à travers le millet et non pas la langue. Les Albanais étaient uniquement divisés en musulmans, catholiques et orthodoxes. Encouragés par les grandes puissances, après le traité de San Stefano (1878), des patriotes albanais participèrent au congrès de Prizren (Kosovo) avec l’autorisation du Sultan. Le premier souci de ces patriotes a été de réclamer un statut d’autonomie[3] et la reconnaissance de l’existence d’une langue albanaise, sa morphologie restant à définir. Le refus de ces demandes entraîna des insurrections. En 1908, dans le contexte de réforme du mouvement (jacobin et franc-maçon) des Jeunes turcs, un congrès  fut autorisé à Manastir (Bitola en Macédoine). Il s’agissait de fixer l’alphabet unique pour écrire cette langue. Le latin l’emporta, au mécontentement des oulémas albanais conservateurs, des Turcs et des Grecs. Il faudra attendre 1972, avec Enver Hoxha, le congrès de l’orthographe à Tirana pour éliminer les variantes, fixer les mots définitivement. Les variantes tosques l’emportèrent dans l’ensemble à cause du poids politique du sud. Pour rappel, en France c’est en 1835 que l’écriture de la langue française fut régularisée.

– Le sentiment d’être resté albanais et d’en être fier :

  • Continuer de parler sa langue est le premier point de satisfaction. Mais aussi sentir que l’on a conservé les traditions des ancêtres, avec bien sûr les changements nécessaires, en est le second point. Les comportements sociaux, les habitus des Albanais sont fortement spécifiques et présentant de fortes constantes depuis les millénaires. Comme on l’a dit, leur pays, à part la côte dalmate, est constitué de vallées encaissées entre de hautes montagnes favorisant les autarcies de communautés vivant en clans jaloux de leurs prérogatives et de leurs indépendances. Il faut bien comprendre que les mentalités ont peu évolué depuis la préhistoire à cause de l’isolement humain, la quasi absence d’autorités locales autres que l’encadrement des chefs de clans, le pouvoir administratif demeurant toujours lointain. Ce pays n’a été indépendant qu’en 1913 avec un roi étranger (Guillaume de Wied), a subi l’occupation durant la Première guerre[4], connu une première République en 1925, un roi en 1928 (Zog 1er), l’occupation italienne puis allemande durant la Seconde guerre, et enfin le communisme stalinien jusqu’en 1991. On comprend ainsi qu’en mentalité politique, le passage à une véritable démocratie n’est pas aisé et que des pratiques peu respectueuses, comme la corruption, subsistent. Sur le plan des mœurs (ce mot a gardé du sens en Albanie), ce contexte historique conjugué à une géographie quasi insulaire a favorisé la persistance d’honorables archaïsmes qui peuvent dérouter l’Occidental sensible.
  • En dehors de toutes injonctions imposées par les religions officielles, existe depuis la nuit des temps, un code de conduite qui régit tous les rapports sociaux et personnels dans le cadre de la communauté relevant d’un clan. Longtemps oral, ce code appelé Kanun (le mot d’origine arabe signifie loi) depuis l’époque turque, a été transcrit à l’époque de Scanderbeg. L’application du Kanum a été une revendication constante à partir du 19ème siècle avant l’application routinière du droit des tribunaux. Le régime communiste a tenté bien sûr de l’étouffer. Il est basé sur 4 piliers : l’honneur, l’hospitalité, la rectitude et la loyauté. Tout est dit, et manquer à l’un de ces piliers atteint la dignité du défaillant. Ce cadre coutumier règlemente soigneusement “la vendetta” qu’une grande susceptibilité ou une attitude incorrecte peut provoquer à tout moment. Elle s’appelle gjakmarrja, littéralement “reprise de sang” que certains anthropologues assimilent à une survivance du potlatch. Dans les périodes de crises nationales, des pardons aux offenses peuvent être massivement pratiqués (ainsi durant la guerre du Kosovo).
  • Si la société demeure profondément patriarcale et dominée par la figure masculine, a contrario il faut signaler l’existence d’une contre société féminine animée par des femmes jouant un rôle d’homme. Ce sont les” vierges sous serment” ou “vierges jurées”. Cette transgression de genres, autorisée par le Kanun, répond à des situations exceptionnelles : femmes ne pouvant se marier, disparition des parents masculins (décès ou immigration)… Habillées en homme, portant le plis, bonnet de feutre blanc des hommes, elles ont fait, théoriquement, vœu de chasteté et mènent les affaires des chefs de famille. Ce phénomène unique en Europe est peut-être à l’origine de la légende des Amazones puisque les Grecs eurent des contacts avec les Illyriens.
  • La religion, dans ses trois composantes, n’est pas un facteur d’unité nationale comme elle a pu l’être en d’autres pays (ex Pologne). Mais, malgré les diversités de culte, elle n’a jamais entravé la marche vers l’unité. 70% des Albanais sont musulmans, mais le visiteur ne s’en aperçoit jamais. On a du mal à voir dans cette foule, surtout l’été favorable à la légèreté vestimentaire, des pratiquants assidus comme au Maghreb ou en Orient, malgré les appels des muezzins. Les mosquées sont pratiquement désertes les matins ou après-midi à l’exception de quelques hommes assoupis. La tolérance mutuelle est générale et j’ai pu assister dans la ville de Fier à une cérémonie de conversion d’une musulmane mariée à un orthodoxe, chose difficilement pensable ailleurs. Certes, des femmes sortent voilées, j’en ai même vues quelques-unes avec le voile intégral à Pogradec (lac d’Ohrid). Toutefois, la fragilité de l’économie suscite des aides intéressés de la Turquie et des pays du Golfe. Toutes les réfections de mosquées bénéficient de ce canal. Et j’ai pu voir, le soir à la vieille mosquée de Korça un prédicateur en tenue salafiste parler en arabe à une assemblée de fidèles, un Albanais traduisant. Sil ne faut pas préjuger de l’avenir, les Albanais paraissent actuellement hermétiques au fondamentalisme. D’ailleurs, ceux que j’ai interrogés me rappellent la devise de l’Albanie « La religion des Albanais est l’Albanie ». Un Albanais est avant tout un Albanais. Seules les circonstances historiques expliquent la présence de musulmans dans cette partie de l’Europe. Ce sont des Albanais convertis, ils ne viennent pas d’ailleurs, et les morts les plus nombreux dans les insurrections et les guerres pour l’indépendance étaient musulmans.
  • Le communisme a été une incidence dramatique dans l’identité albanaise. En 1945, l’Albanie va se trouver dans la zone réservée à Staline. Cependant, le PC albanais reste depuis la guerre subordonné au PC yougoslave. Tito militait pour une vaste fédération socialiste balkanique englobant l’Albanie dont le caractère non slave était à peine toléré. La rupture de Tito avec Staline en 1948 permit à Enver Hoxha d’échapper à cette emprise par fidélité à Staline. La mort de ce dernier en 1953 a permis également à l’habile dictateur de soi-disant lui rester fidèle en prenant ses distances avec l’URSS. Une alliance politique avec la lointaine Chine maoïste en 1960 fournit à ce petit pays enclavé les moyens de survivre. La rupture viendra plus tard… Le totalitarisme d’Enver Hoxha a été un des plus dur de l’Europe de l’est, avec un culte de la personnalité aigu. C’est ainsi qu’une statue gigantesque du tyran fut érigée sur la place principale de Tirana (remplacée par celle de Scanderbeg plus tard) et que son nom a été gravé sur une montagne. Se targuant de compléter la pensée de Marx-Engels-Lénine-Staline, cet ancien professeur de Français, a écrit plus d’une quarantaine de volumes que les citoyens devaient ingurgiter. Quand on constate le côté bon vivant et nonchalant des Albanais, on imagine la pénibilité qu’ont connue leurs parents de devoir s’approprier ces textes indigestes et d’assister régulièrement aux réunions de travail idéologique. De plus, pour protéger la construction du socialisme, un travail gigantesque et paranoïaque a fait ériger des centaines de milliers de bunkers dans tout le pays. De petit format, ils hébergeaient 2 ou 3 soldats pourvus d’un téléphone et d’une mitrailleuse pour un improbable combat retardateur à l’avancée des forces titistes ou des impérialistes occidentaux et de leurs suppôts grecs ou italiens. Pour introduire une note humoristique quand même, on rappellera que dans le film Le Magnifique, l’agent secret Belmondo affronte le redoutable colonel Karpov chef de la Sigurimi, les services secrets d’Enver Hoxha. Cependant, selon l’Association albanaise des anciens prisonniers politiques, 5.577 hommes et 450 femmes ont été exécutés par le régime et des dizaines de milliers ont été condamnés aux travaux forcés ou à la prison pour un pays de moins de 3 millions d’habitants à l’époque (la population demeure stable depuis cette date à cause de l’émigration).

3) Les incertitudes de l’avenir forment un point d’interrogation

Dans la perspective de l’intégration à l’Union européennes, ces incertitudes sont nombreuses, économique, politique et internationale, mais aussi sociétale.

  • Une économie loin d’être stable et équilibrée :

Selon la direction générale du Trésor du ministère de l’économie et des finances français, en mai 2018, «L’économie albanaise est engagée dans un processus de convergence économique rapide vers l’Union européenne et connaît une croissance dynamique, essentiellement tirée par la consommation des ménages, elle-même alimentée par les remises de la diaspora, et les grands projets d’infrastructure énergétique. Les efforts de consolidation budgétaire ont permis de corriger la courbe de la trajectoire de la dette publique, mais doivent être poursuivis. Le secteur financier reste handicapé par un taux élevé de créances douteuses, en réduction. La poursuite des réformes structurelles est indispensable et la réforme de la justice doit être achevée». Cette note relativement optimiste fait l’impasse sur bien des points.  Ce pays est resté à l’écart du reste du monde depuis 1991. Avec une population en stagnation depuis cette date, car les Albanais ont largement profité de l’ouverture des frontières pour vivre dans les pays d’Europe occidentale, le PIB nominal s’établit à 11,6 Milliards d’Euros en 2017 soit un PIB par habitant de l’ordre de 4 000 Euros, avec un salaire moyen de 408 Euros. Les transferts venus de l’étranger, où vivent près de 1 million d’Albanais enrichissent cette économie dominée essentiellement par l’agriculture et les services. Des réformes importantes sont en cours pour que l’économie albanaise présente un visage acceptable pour sa candidature à l’UE. Des lois pour la moralisation de la vie économique ont été votées. On se souvient en 1997, du scandale des pyramides financières, avec les émeutes qui s’en suivirent. Les profiteurs de l’époque communiste s’étaient rapidement convertis à l’économie de marché. Mais les mentalités ne changent pas si facilement et tout le monde parle ici de corruption.

  • Des influences étrangères contradictoires :

Pour les pays musulmans, l’Albanie reste un pays musulman comme un autre, mais qui fait semblant de ne pas l’être avec son système d’État laïc ouvert largement aux valeurs occidentales. Cependant, un des pays le plus acharné à enserrer l’Albanie dans son réseau religieux d’influences est l’ancienne puissance occupante. La masse des investissements turcs dans le pays soulève la question de la finalité. La plupart des restaurations de mosquées sont financées par la Turquie mais pas seulement. Une large gamme d’investissements structurants est généreusement déployée avec le consentement des plus hautes autorités du pays, Président de la République et Premier ministre en tête. Ces efforts entrent manifestement dans le projet géopolitique de résurrection d’un empire néo-ottoman que le Président Recep Tayyip Erdogan poursuit acharnement, et dont les Balkans constituent un volet précieux pour les transformer en arrière cour de l’ambitieuse Turquie. «Erdogan est en train de droguer l’Albanie en lui fournissant de petites doses de développement économique jusqu’à ce qu’elle succombe à sa manipulation et à sa tromperie». Cette phrase véhémente a été écrite par Alon Ben-Meir, directeur exécutif du Center for Global Affairs de l’Université de New York dans le Huffpost du 10 mai 2018.

Comment les bureaucrates de Bruxelles perçoivent-ils ce genre d’influences ? Manifestement, peu d’éclats de voix parviennent jusqu’à l’opinion publique. Un autre pays exerce cependant  une grande influence sur le pays, surtout la jeunesse. L’américanisation du mode de vie des jeunes, ici comme ailleurs, est très prononcé et le kebab se mange d’une main, le portable dans l’autre. Mais les visées des États-unis sont très géopolitiques : contrer l’influence de la Russie et de son allié local la serbie. Les Albanais y réagissent très favorablement et invitent les USA à construire une base militaire sur leur sol, comme ils l’ont déjà fait au Kosovo. Dans cette perspective, que certains dénomment comme un projet contre le monde orthodoxe, les USA sont soupçonnés d’apporter leur soutien à l’idée de Grande Albanie qui réunirait, outre l’Albanie et le Kosovo, des territoires du Monténégro et de la Macédoine peuplés d’Albanophones. Cette idée a toujours hanté l’esprits des responsables albanais, ce que n’a pas été capable de percevoir une mission du Sénat français en mars 2007 car à l’époque, il fallait montrer patte blanche idéologique pour annoncer sa candidature à l’UE[5]. Comme on le voit, le nationalisme si décrié pour son caractère belligène reste bien un instrument pour les grandes puissances qui avancent leurs pions. L’UE, se refusant d’en être une, ne s’est cependant pas fermement prononcée sur cette situation. Il faut rappeler aussi que le Kosovo, après 11 ans d’indépendance, est dans une grande léthargie économique avec un chômage très élevé chez les jeunes. Les enclaves serbes au sud se vident lentement de leur population et des trafics fleurissent en lien avec la mafia de la grande sœur albanaise. Le tout sur un fond d’islamisation grandissante (départs pour la Syrie) et d’aide généreuse de l’oncle turc.

  • La très vielle institution de la mafia prospère sans entrave :

Dans certaines zones très enclavées d’Europe, la persistance des structures sociales traditionnelles, la pauvreté, la solidarité clanique et l’absence ou la non immixtion d’un pouvoir régulateur contraignant ont permis à un banditisme d’honneur de se maintenir jusqu’à nos jours. C’est le cas bien connu de l’Italie et de certains pays d’Europe de l’est. L’Albanie qui possède toutes ces caractéristiques connaît le phénomène depuis toujours. La puissance protectrice des clans conduit certains éléments, ne pouvant s’insérer dans une activité économique normale,  à se conduire en prédateurs au détriment des membres d’autres clans ou pire, des étrangers. Cette criminalité est étroitement réglementée par le Kanun, la loi commune à tous. On comprend qu’elle engendre facilement la gjakmarrja. La mafia albanaise a traversé toutes les péripéties de l’histoire. Même le communisme n’a pu entamer les fondements solides de ces comportements archaïques qui subliment la communauté étroite dont on relève et qui rejette les autres dans la catégorie de gibiers. De nos jours, les activités de la mafia albanaise (drogue, esclavage, prostitution, armes, migrants, trafics d’organes…) ont pris de l’ampleur depuis la guerre du Kosovo qui serait devenu un peu la plaque tournante pour ces organisations criminelles. Elles génèrent des sommes si importantes que toute l’économie de l’Albanie en est irriguée. Étant de vieille tradition, les hommes d’affaires et les politiciens n’hésitent pas à demander service, et à rendre service avec précaution, à une association qui travaille sans s’embarrasser de procédures légales compliquées tout en respectant un code d’honneur. Bien sûr avec l’ouverture des frontières, les pays proches dont l’Europe occidentale subissent l’impact de la maffia albanaise  (Xavier Raufer a particulièrement étudié son influence en Belgique). Dans le processus d’admission de l’Albanie à l’UE, le traitement de ce phénomène devrait  donc tenir une place importante, du moins dans le discours officiel.

  • L’explosion de la demande d’asile des Albanais en France :

L’Albanie est le premier pays d’origine des demandeurs d’asile en 2017, avec 7630 demandes répertoriées en France, soit une hausse de 66%, selon l’OFPRA. Ces Albanais n’ont plus simplement le courage d’attendre l’intégration dans l’UE, tant prometteuses de subventions et peut-être d’un peu de développement. A la différence de leurs aînés qui ont su partir tout de suite en 1990 et qui occupent maintenant des emplois dans l’économie française, ceux-là sont jeunes et arrivent trop tard. Ils excipent d’une soi-disant persécution politique dans leur pays pour se justifier,  mais un petit séjour à Tirana, où règne un ton de liberté dans la rue et dans la presse dément vite leurs allégations. Ce phénomène est facilité depuis peu par la suppression du visa de court séjour pour les Albanais. Il leur suffit de venir en France, contacter une officine spécialisée pour monter le dossier décrivant les persécutions, voire de s’adresser à un avocat. Ce phénomène est évidemment dramatique pour l’Albanie qui voit ses forces vives s’échapper ou, par dépit se tourner vers l’économie illicite.

En conclusion, le touriste constatera un pays contrasté, avec un patrimoine relativement saccagé dans les grandes villes (les constructions hideuses de Tirana fracassent tous les codes de notre esthétique), mais une campagne farouche et attachante où on peut trouver des sites archéologiques grandioses (Apollonie d’Illyrie, Butrint). La population est sympathique et s’intéresse à l’étranger. Cependant, la faiblesse de son économie, l’incertitude de son adhésion à l’UE (comment respecter les critères de Maastricht) et ses visées géopolitiques (Grande Albanie) entretiennent des incertitudes quant à son avenir.

Albert Tureveux
31/07/2019

[1] Le sous-groupe linguistique albanien constitue un isolat dans le groupe des langues indoeuropéennes.

[2] Histoire des Albanais, éd. Fayard 2006, ouvrage de référence, avec toutefois une prise de position antiserbe très affirmée.

[3] Il est à noter qu’à cette époque, aucune délimitation d’un territoire albanais proprement dit n’existait. Les albanophones étaient dispersés dans les Balkans ottomans.

[4] L’armée française a occupé Korça et la région d’Ohrid jusqu’en 1920. Il existe un cimetière militaire français à Korça, malheureusement tout le temps fermé.

[5] Voir sur le site du Sénat, ce compte rendu lénifiant du déplacement d’une délégation du groupe interparlementaire France-Albanie en Albanie du 11 au 18 mars 2007

Source : Correspondance Polémia

Crédit photo : Domaine public

Cet article vous a plu ?

Je fais un don

Soutenez Polémia, faites un don ! Chaque don vous ouvre le droit à une déduction fiscale de 66% du montant de votre don, profitez-en ! Pour les dons par chèque ou par virement, cliquez ici.

Voir aussi