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La descente aux enfers de la France à l’aube de la 2nde Guerre Mondiale

La descente aux enfers de la France à l’aube de la 2nde Guerre Mondiale

Par Frédéric Eparvier, cadre dirigeant d’un grande entreprise française à caractère stratégique ♦ Je devais vous parler de la consternante « Boussole stratégique européenne », mais les ambassadeurs de France, s’étant visiblement passé le mot pour sortir à peu près tous en même temps des livres tous passionnants, j’ai pris un peu de retard dans ma critique de ce document aussi long (84 pages) que désolant. Mais ne perdez pas patience, je ne lâche rien. En effet, en quelques mois, Xavier Driencourt avec L’Énigme algérienne, Jean de Gliniasty avec La Diplomatie au péril des « valeurs », Jérôme Bonnafont avec Diplomate, pour quoi faire ?, Maurice Gourdault-Montagne avec Les autres ne pensent pas comme nous, Claude Martin avec Quand je pense à l’Allemagne, la nuit[1], ou encore Gérard Araud avec Nous étions seuls, ont signé quelques livres qui démontrent qu’il reste beaucoup d’intelligence dans ce pays, malheureusement mise au service d’une absence totale de vision et de volonté. Le livre de Gérard Araud, ancien ambassadeur en Israël, aux Nations unies et à Washington, est sur ce sujet particulièrement éloquent. Je pense d’ailleurs que la seconde partie du titre de ce livre aurait pu être : « Et nous n’avions pas de chefs ».

Une longue descente aux enfers

C’est une longue descente aux enfers de vingt ans, entre 1919 et 1939, que Gérard Araud narre dans ce livre, en soulignant avec nuance les causes de chaque étape. Cette longue glissade se terminant par le désastre de 40, dont la France ne s’est finalement jamais remise.

Car, sans vision, sans chefs[2], la politique de la France ne pouvait être qu’une longue errance, ballottée d’une crise à l’autre, dont profiteront nos ennemis et nos partenaires.

On ne peut pas faire que la politique de sa démographie.

Gérard Araud commence son livre de manière assez classique en soulignant la vraie fausse défaite de l’Allemagne : « Il s’agit en ses débuts non d’une révolution politique […] mais d’un soulèvement spontané de soldats démoralisés dont l’objectif essentiel est de mettre un terme aux massacres. Comme dira plus tard Rathenau, “nous appelons révolution la grève générale d’une armée vaincue”[3]. »

Une armée vaincue, mais un pays qui garde un potentiel économique intact.

Puis, l’auteur enchaîne par la victoire éclatante de la France, mais qui laisse un pays brisé humainement, économiquement et moralement :

« Chaque 11 novembre, la France ne célèbre pas une victoire, mais se rappelle ses morts[4]. »

Le déroulement des vingt années qui suivront est écrit dès la victoire.

« [La France] a gagné la guerre, mais […] ruinée [elle] sait que la paix la laissera face à une Allemagne dont le territoire a été préservé des ravages de la guerre et dont les ressources démographiques et industrielles dépassent largement les siennes. […] Elle voit que l’allié russe n’est plus et que l’effondrement de l’Autriche-Hongrie fait de l’Allemagne le maître potentiel de la Mitteleuropa. Elle comprend que le vaincu a les moyens de devenir tôt ou tard la puissance hégémonique du continent. Elle connaît trop les fatalités de l’Histoire pour ne pas savoir qu’il cherchera sa revanche s’il pense qu’elle est à sa portée. C’est ce qu’Américains et Britanniques refuseront de voir[5]. » La tragédie est en marche.

Araud s’attaque ensuite à démythifier la mauvaise réputation que Keynes fit du traité de Versailles, s’appuyant en partie sur l’analyse de Bainville :

« En réalité ce texte si décrié était susceptible d’interprétations différentes, y compris dans un esprit de conciliation. Encore fallait-il d’abord établir la confiance entre les anciens ennemis. L’Allemagne s’y refusa. Il est impossible de désigner la disposition du traité dont la modification aurait entraîné l’acceptation de celui-ci par le vaincu. En effet, tous les Allemands, quelle que soit leur orientation politique, ne virent en Versailles qu’humiliation et injustice, parce que ne reconnaissant pas leur défaite, ils ne pouvaient accepter d’en payer le prix quel qu’il soit[6]. »

Avant de montrer que « c’est dès le début que se noue le désaccord conceptuel qui sépare Français et Britanniques et qui subsistera jusqu’au printemps 1939 [la cause vraie, comme aurait dit Thucydide]. Les premiers, obsédés par la nécessité d’assurer leur sécurité, s’accrochent aux garanties, notamment l’occupation pendant quinze ans de la Rhénanie et le désarmement de l’Allemagne que leur octroie le traité de Versailles. Les seconds, à l’abri de leur géographie, estiment que la meilleure manière de répondre aux inquiétudes de la France est, au contraire, de faire disparaître les causes de mécontentement de l’Allemagne[7]. »

Et c’est bien autour du paiement des réparations (vitales pour l’économie française lourdement endettée) que se cristallisera ce désaccord. Les Américains faisant tout pour que la France allège sans cesse ses demandes, tout en maintenant l’exigence du remboursement de sa dette. Cette double pression contribuera à l’effondrement économique de la France qu’achèvera la crise de 1934 (même si tardive en France), le Front populaire de 1936, et partant à son effondrement diplomatique.

Incapable de se défendre seule, le sachant, la France se raccroche toujours plus à une « garantie » anglaise qui ne viendra que trop tard.

Araud décortique chaque étape chronologique : négociation de Versailles, occupation de la Ruhr, remilitarisation de la rive gauche, guerre d’Espagne, crise des Sudètes et Munich, le positionnement du Foreign Office britannique, où domine clairement un mépris de classe pour les Français : brouillons, braillards, républicains. Fort peu gentlemen en somme.

Pour finir, Araud ne peut que constater que la France est devenue une puissance de second ordre[8]. Dont l’absence de vision politique, de vrais chefs – « Il aurait fallu à Paris un caractère bien trempé pour s’y risquer. Il n’y en avait pas[9]. » –, la rendit incapable de sortir de la situation où l’avait plongée sa démographie…

Il est vrai que la longue série de portraits des dirigeants, ministres ou hauts fonctionnaires, bien formés, souvent intelligents, mais généralement irrésolus et sans aucune culture internationale, quand ce n’était pas qu’une culture du marché aux bestiaux, reste édifiante, seul Barthou trouvant grâce à ses yeux.

« Nous étions seuls » : l’analyse ou l’annonce d’un désastre stratégique français, par Gérard Araud

Des parallèles évidents avec la France d’aujourd’hui

Les parallèles que l’on pourrait établir avec la situation d’aujourd’hui sont assez édifiants et inquiétants.

Pas de culture internationale chez nos élites dirigeantes.

Pas de vision de ce qu’est l’intérêt national.

Pas de continuité dans la mise en œuvre d’une politique (qui n’existe pas). Au moins, la constitution de la Ve République a changé les choses sur ce plan-là. Pas étonnant que beaucoup se soient évertués à en détruire les points forts.

Une idéalisation de la sécurité collective (ou de l’Europe d’aujourd’hui).

Une inconséquence totale à adapter les moyens aux menaces.

Un livre à lire et à méditer.

Frédéric Eparvier
02/05/2023

[1] D’après les vers de Heinrich Heine : « Denk ich an Deutschland in der Nacht », que les jeunes Allemands n’apprennent plus à l’école…
[2] Je mets un s, car il nous a manqué plusieurs chefs.
[3] P. 25.
[4] P. 34.
[5] P. 33.
[6] P. 73.
[7] P. 78-79.
[8] P. 218.
[9] P. 214.

Frédéric Eparvier

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