On recommandera la lecture du livre de Gérard Araud, diplomate au parcours atypique, Nous étions seuls[1], consacré à l’histoire diplomatique de la France de 1919 à 1939. Car cette étude synthétique de la politique étrangère de la France de la victoire de 1918 à la déclaration de guerre de 1939 éclaire en réalité la situation calamiteuse dans laquelle se trouve de nouveau notre pays en 2023. L’histoire de l’entre-deux-guerres européen ne serait-elle pas en train de recommencer à nos dépens ?
À rebours de la doxa officielle
À rebours de la doxa accusatoire quasi officielle faisant de « l’intransigeance » française sur un traité de Versailles « trop dur pour ce qu’il a de mou et trop mou pour ce qu’il a de dur », comme écrivait Jacques Bainville, la cause principale de la montée de l’hitlérisme en Allemagne et finalement du déclenchement de la Seconde Guerre mondiale, Gérard Araud nous met en garde contre « nos jugements historiques […] surdéterminés par notre connaissance de ce qui s’est passé[2] ».
Non, le traité de Versailles n’était pas si injuste qu’on l’a dit. Non, le tracé des nouvelles frontières à l’Est n’a pas été aveugle et en tout cas nettement moins brutal qu’après 1945. Non, les réparations que l’Allemagne devait payer – et qu’elle n’a pas payées de toute façon – n’ont pas provoqué la catastrophe économique et financière que Keynes prévoyait. Non, le traité de Versailles n’a pas créé Hitler : c’est la crise de 1929, née aux États-Unis, qui est responsable de son ascension victorieuse.
Gérard Araud remet en perspective ce qui s’est vraiment passé dans l’entre-deux-guerres. En mettant en avant « les responsabilités écrasantes de la diplomatie britannique de 1919 à 1939, en particulier de 1933 à 1939, dans le désastre final[3] ».
En d’autres termes, ce n’est pas la France qui est coupable, sinon d’avoir trop suivi la sinueuse Grande-Bretagne.
Une victoire trop chèrement acquise
Gérard Araud explique que le traité de Versailles n’a pas garanti la sécurité de la France après la victoire de 1918 très chèrement acquise par notre pays, non pas tant à cause de ses vices intrinsèques, mais parce que la Grande-Bretagne et les États-Unis se sont immédiatement désolidarisés de notre pays au profit de l’Allemagne, en particulier sur la question des réparations. Et parce qu’aussi l’Allemagne n’a jamais eu l’intention d’appliquer ce traité.
Les réparations que devait payer l’Allemagne étaient pourtant vitales pour notre pays qui sortait exsangue de la guerre et devait assumer un coût de reconstruction[4] égal à sept fois son budget de 1913, sans parler bien sûr des pertes humaines gigantesques : 1,4 million de morts, 1,2 million d’invalides de guerre…
Car la France a certes gagné la guerre en 1918 mais elle en sort ruinée et déprimée, alors que l’Allemagne n’a pas vu son territoire ravagé et que ses ressources démographiques et industrielles, sinon morales, dépassent les siennes, malgré une révolution bolchevique qui tournera court.
Toute la politique étrangère de la France de l’entre-deux-guerres est donc dominée par la crainte, justifiée, d’un nouveau face-à-face avec une Allemagne plus puissante qu’elle et par la recherche désespérée d’alliances lui permettant de garantir sa sécurité, malgré sa faiblesse.
L’incroyable cécité britannique
Mais Gérard Araud montre que les Anglo-Saxons resteront sourds à cette inquiétude française : d’abord les États-Unis qui ne ratifieront pas le traité de Versailles, après avoir imposé une paix idéologique à l’Europe sans en supporter les conséquences. Ensuite la Grande-Bretagne qui n’accordera du bout des lèvres sa garantie militaire qu’en… 1936, c’est-à-dire quand l’Allemagne, avec la remilitarisation de la Rhénanie, aura de fait aboli l’essentiel du traité de Versailles !
L’auteur apporte la preuve que les Anglo-Saxons n’ont eu de cesse de torpiller le mécanisme des réparations[5] et les demandes françaises, parce qu’ils voulaient une Allemagne prospère avec qui faire des affaires. Parce qu’ils croyaient que le « doux commerce » apporterait naturellement la paix en Europe. Et parce que la Grande-Bretagne ne voulait pas d’une France dominant l’Europe.
Dans cette optique, c’est la France qui leur apparaît comme le vrai fauteur de troubles et l’Allemagne comme la victime d’un traité injuste, qu’il faut aider à reprendre toute sa place en Europe.
Cette disposition d’esprit expliquera l’incroyable cécité britannique vis-à-vis de l’agressivité croissante de l’Allemagne national-socialiste, cécité qui ne prendra fin qu’en 1938, avec l’entrée des troupes allemandes à Prague, donc trop tard pour empêcher quoi que ce soit désormais.
La descente aux enfers
L’essai de Gérard Araud nous décrit une lente descente aux enfers : l’étranglement d’une France affaiblie, qui ne parvient pas à garantir sa sécurité, malgré tous ses efforts, face à une Allemagne qui regagne au contraire toute sa puissance avec l’appui ostensible des Anglo-Saxons.
Une France qui se cramponne à l’entente avec un gouvernement britannique, pourtant indifférent, et le plus souvent hostile. Et qui n’arrive pas à bâtir une alliance avec l’URSS, avant tout à cause de la réticence de ses élites.
Pour Gérard Araud, les hommes politiques français de l’époque ne méritent cependant pas toutes les critiques qu’on leur adresse aujourd’hui. Car ils devaient composer avec une instabilité politique permanente, des difficultés financières et budgétaires incessantes et une opinion pacifiste : « la France des monuments aux morts, des gueules cassées et des voiles de veuve qui ne se sent plus la force d’assurer la stabilité de l’Europe par ses propres moyens[6] ».
Une réflexion salutaire sur notre temps
On n’est bien sûr pas obligé de partager toutes les analyses, parfois rapides, de Gérard Araud.
Mais l’intérêt de son essai réside dans le fait qu’il nous invite à méditer la situation actuelle de notre pays, dans un monde de plus en plus divisé et risqué : « […] il n’y a pas de politique étrangère sans un horizon de recours à la force », écrit-il en conclusion[7]. C’est bien à ses yeux la leçon de l’entre-deux-guerres : la France n’avait pas les moyens d’un recours à la force autonome pour garantir sa sécurité durablement. Mais qu’en est-il aujourd’hui ?
En effet, la France est aujourd’hui, de nouveau, l’homme malade de l’Europe : elle a perdu les principaux leviers de sa puissance et de son indépendance stratégique, et elle traverse une crise politique d’envergure. C’est la double peine française : être malade au sein d’une Europe elle-même vassalisée et en passe de sortir de l’histoire.
Hier la France se cramponnait à une Grande Bretagne indifférente, aujourd’hui elle se cramponne à une Allemagne qui se soucie d’abord de ses propres intérêts et qui semble vouloir prendre sa revanche historique.
Hier la France croyait en la SDN pour garantir la paix ; aujourd’hui elle croit en l’Union européenne (la fameuse « souveraineté européenne » que vante Macron) qui nous embarque, à la remorque des États-Unis, dans une confrontation avec la Russie et les États civilisationnels tout à fait étrangère à nos intérêts vitaux.
Hier les élites politiques, économiques et militaires françaises, sclérosées, ne parvenaient pas à garantir notre sécurité. Aujourd’hui elles président à notre affaissement et ne comprennent plus le monde polycentrique qui s’annonce.
Hier la France se trouvait isolée. Aujourd’hui la France qui macrone est devenue la risée du monde.
L’affaissement diplomatique français de l’entre-deux-guerres se termine par le désastre de 1940 et l’effondrement de la Troisième République.
Vers quel nouveau désastre les élites corrompues d’aujourd’hui nous conduisent-elles ?
C’est la question que l’on se pose en refermant l’essai dérangeant de Gérard Araud Nous étions seuls.
Michel Geoffroy
04/04/2023
Notes
[1] Gérard Araud, Nous étions seuls – Une histoire diplomatique de la France 1919-1939, Tallandier, 2023, 22,90 €.
[2] Ibid., p. 313.
[3] Ibid., p. 308.
[4] Notamment imputable aux destructions systématiques opérées par l’armée allemande lors de sa retraite.
[5] Mais, dans le même temps, les États Unis exigeront que la France rembourse sans accommodements ses dettes de guerre…
[6] Gérard Araud, op.cit., p. 312.
[7] Ibid., p. 315.
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