Dans son dernier livre, Les uns contre les autres – Sarcelles, du vivre-ensemble au vivre-séparé (Éditions du Cerf, 205 pages), Noémie Halioua, essayiste et rédactrice en chef de la chaîne i24news, déplore la séparation croissante des communautés dans sa ville d’origine.
Des champs à la cité-dortoir
« Bâtie sur des champs de légumes dans les années 1950, cette “ville nouvelle” a été le port d’attache de milliers d’individus d’horizons divers, arrivés au fil des vagues migratoires successives, de la décolonisation et des tragédies de l’histoire. »
Mais aujourd’hui, « la cité-dortoir, qui s’était si longtemps voulue rebelle à la malédiction de la banlieue, n’est plus ce qu’elle était. Juifs, chrétiens et musulmans qui la peuplaient et rêvaient d’une société nouvelle, brassant les cultes et les cultures, dépassant les barrières des langues et des coutumes, sont rattrapés par la guerre des identités. Ainsi débute le règne de l’hostilité ».
Sa jeunesse dans une « bulle » sarcelloise
Noémie Halioua, qui est née en 1990, se souvient avec émotion de sa jeunesse à Sarcelles. Sa mère, divorcée avec quatre enfants à charge, a choisi de s’installer près de « la petite Jérusalem », le « quartier juif » où résident de nombreux Séfarades de niveau social modeste arrivés dans les années 1960.
Durant son enfance puis son adolescence, elle est scolarisée en école privée juive Ozar Hatorah. Les règles de pudeur, dans des classes non-mixtes, sont très strictes, car les surveillantes leur expliquent que « la fille juive est comme une pierre précieuse qui détermine sa valeur par son comportement ».
La vie parisienne lui paraît très lointaine et la France lui semble une « idée abstraite, théorique, associée le plus souvent à des maux qu’elle avait infligés à nos ancêtres ». « Nous ressassions les épisodes de policiers français venus suspendre les cours dans les écoles pour en faire sortir les enfants juifs. » Quant à la Shoah, c’était « un châtiment divin qui venait rappeler à l’ordre un peuple en perdition, touché par le fléau de l’assimilation ».
Une fois majeure, elle quitte Sarcelles pour entreprendre des études de sciences humaines dans la capitale, éprouvant alors « un choc culturel digne d’un changement de continent ».
Une ville cosmopolite
Il existe à Sarcelles une identité locale forte, renforcée par la mauvaise réputation due à l’insécurité réelle dont souffre cette ville pauvre. C’est « la capitale du hip-hop et de l’orthodoxie juive, des loyers pas chers et des synagogues de toutes les obédiences, des sacs Chanel à 50 francs et des épiceries rares ».
Adolescente, l’auteur n’a pas vécu de conflits ouverts entre les différentes communautés, ce qui ne signifiait pas que le racisme et les préjugés réciproques étaient inexistants. « Les quartiers étaient déjà sectorisés, séparés par une frontière invisible qui était décidée et intégrée par la population locale, accompagnée par les pouvoirs publics. »
Des relations cordiales et même chaleureuses pouvaient naître entre voisins de différentes origines, mais chacun « appartenait d’abord et avant tout à sa communauté ethnique et religieuse, qui offrait une protection et une aide d’urgence alors que les pouvoirs publics étaient débordés ».
« Il n’y avait pas de cohabitation, mais une habitation côte à côte, (…) pas de “vivre-ensemble” comme on l’entend aujourd’hui, plutôt des communautés qui vivaient de façon mitoyenne, chacune selon son mode de vie calqué sur celui de là où elle avait été déracinée et qui empêchait par principe l’établissement d’un socle commun. »
Sarcelles 2018
Noémie Halioua revient sur les lieux dix ans plus tard pour effectuer un reportage sur l’antisémitisme croissant dans une ville éprouvée par deux faits majeurs, un attentat djihadiste ayant visé une épicerie juive en 2012 et une violente manifestation pro-palestinienne survenue dans le « quartier juif » en 2014.
D’emblée, elle constate une dégradation du cadre de vie : « Manifestement, la gentrification perceptible à Belleville ou Montreuil n’est pas parvenue jusqu’ici. (…) Au pied des immeubles jaunis par le temps, des canapés éclatés, des caddies retournés, des tas de poubelles éventrées, des carcasses de voitures aux vitres brisées sur les parkings ».
Des habitants lui confient que la ville est envahie par les rats, tandis que le centre commercial historique des Flanades est rongé par la prostitution, le trafic de drogue et les marchands de sommeil.
La ville connaît pourtant de très belles réussites socioprofessionnelles et des cas d’ascension sociale, « mais ces talents ne restent pas ».
Dans le « quartier juif », où patrouillent des militaires de l’opération Sentinelle, beaucoup de Juifs ont quitté les lieux, comme l’ont d’ailleurs fait ses copines d’école souvent parties en Israël. Même si un noyau communautaire perdure, « la “petite Jérusalem” est devenue la minuscule Jérusalem ».
Un communautarisme avéré
Ce délitement manifeste des liens collectifs signe « la fin d’une utopie ». Désormais, chaque communauté renforce son sentiment d’appartenance et s’oriente vers un séparatisme de fait. Les mieux structurées comprennent très bien « l’intérêt de marchander avec les élus pour obtenir des passe-droits ».
« Une certaine gauche » porte une grande responsabilité dans cette situation, tant celle-ci, à rebours des édiles communistes d’antan qui prônaient l’émancipation populaire par la culture, a participé activement à la promotion du « séparatisme culturel pour se défaire de son complexe colonial ».
Par ailleurs, la loi DALO (Droit au logement), votée en 2007 [sous le gouvernement Dominique de Villepin] pour permettre aux plus mal-logés d’obtenir un logement en rendant possible un recours devant un tribunal administratif, constitue une « sinistre “machine à fabriquer des ghettos” ». Des villes pauvres comme Sarcelles assument ainsi une double charge quand des municipalités plus riches choisissent de payer des amendes plutôt que de construire des logements sociaux.
Last but not least, « le thème de l’immigration, ou plutôt de la concentration des populations immigrées sur un même territoire, ne peut être éludé ». En trente ans, ces dernières ont doublé dans le Val-d’Oise.
Sarcelles continue pourtant d’être « désignée comme capitale refuge » en accueillant aussi bien des migrants évacués de la capitale que des chrétiens d’Orient ayant fui l’Irak (et dont l’intégration connaît davantage de difficultés que celle de la nombreuse communauté assyro-chaldéenne précédemment arrivée dans la ville).
De fait, la « banlieue nouvelle » que les pouvoirs publics voulaient emblématique du « vivre-ensemble » est devenue un symbole du communautarisme ethno-culturel…
Johan Hardoy
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