Dans son dernier essai, court et dense, Défendre l’Europe civilisationnelle. Petit traité d’hespérialisme[1], l’historien belge David Engels reprend, en les synthétisant, nombre de thèmes de ses précédents travaux, notamment Renovatio Europæ, paru en 2020, et Le Déclin, paru en 2016. Une initiative des plus heureuses au moment où le divorce entre une partie de l’opinion européenne et les institutions et les décideurs de Bruxelles n’a jamais été aussi profond, en particulier dans les pays fondateurs de l’Union : France, Allemagne, Pays-Bas et Italie.
No Frexit
Disons-le tout de suite, la thèse de David Engels ne satisfera pas les bruyants partisans du Frexit.
Il ne propose pas en effet de quitter l’Union européenne – projet qui, de toute façon, ne rencontre manifestement pas l’adhésion majoritaire des électeurs.
Car il se garde bien de confondre « le criticisme (bien mérité) de l’Union européenne avec le rejet de l’idée européenne elle-même[2] ».
Certes l’UE « semble surtout intéressée par la destruction de notre identité et brade nos intérêts au lieu de les protéger[3] » en imposant une folle politique écolo-gauchiste, libre-échangiste, et la soumission atlantiste.
Mais au XIIe siècle et face à des États civilisationnels de plus en plus puissants[4], il est totalement illusoire d’une part de penser qu’une nation seule puisse relever les multiples défis que crée le monde polycentrique, et d’autre part de croire qu’une fois l’UE dissoute « on puisse trouver un accord rapide entre les nombreuses nations européennes pour en reconstruire une nouvelle variante en partant de zéro[5] ».
Rénover l’Europe
Pour l’auteur la seule alternative sérieuse consiste donc en « un combat résolu pour la transformation, non pas la dissolution de l’Union [6]».
Mais transformer l’UE pour en faire quoi ? Car, après tout, nos oligarques promettent eux aussi de transformer l’Europe, mais pour en faire un pseudo-État centraliste et intrusif, une prison des peuples européens, qu’ils présentent faussement comme une aimable fédération.
La voie que propose David Engels est tout autre : c’est celle de l’hespérialisme, concept qui lui est propre et qu’il a déjà développé dans ses précédents essais.
L’hespérialisme, c’est « une unification européenne qui ne se baserait pas sur la lutte contre les identités et les traditions, mais plutôt sur leur défense et leur continuation[7] ». Donc un renversement total de perspective par rapport à l’orientation gauchisante, woke et de la cancel culture que nous impose aujourd’hui l’oligarchie européiste. Mais qui implique aussi une rénovation du patriotisme qui doit s’enrichir de la défense de notre civilisation et de son unité.
Une unité transcendante
David Engels rappelle en effet que, avant de se diviser en États, l’Europe « fut déjà une unité politique, culturelle et surtout spirituelle[8] » qui s’incarnait, après la fin de la pax romana, dans la chrétienté et le Saint Empire.
Une unité qu’il faut justement essayer de retrouver, mais non pas en partant du bas – ce fut l’erreur des pères fondateurs de l’UE de croire que l’on pouvait fonder quelque chose de durable sur les seuls liens économiques, juridiques ou idéologiques –, mais en repartant d’en haut : à partir des vraies valeurs, c’est-à-dire à partir de la spiritualité, de la partie la plus noble de l’existence. Car l’homme « a un besoin ontologique de vivre dans le vrai[9]».
La grande confusion
L’auteur consacre d’ailleurs une part importante de son essai à analyser les conséquences néfastes du « rejet de la transcendance au profit de la glorification de l’omnipotence humaine[10] » – la composante essentielle du progressisme – qu’il voit comme la cause principale de notre crise civilisationnelle actuelle.
Ce qu’il nomme « la grande confusion » européenne qui nous fait basculer « du relativisme vers le nihilisme et du nihilisme vers le totalitarisme[11] ».
Il analyse notamment de façon originale l’écologisme moderne, comme un panthéisme matérialiste qui prône « une nature sans hommes et un homme sans nature[12]». Donc le projet utopique et fatalement terroriste de retrouver un état de nature d’avant l’expansion humaine…
Identité et retour raisonné à la tradition
Pour David Engels, le renouveau européen nécessite donc de retrouver le fil de notre identité et de notre tradition. Car « sans identité commune il n’y a pas de solidarité et sans solidarité un ensemble politique […] ne peut exister […] en temps de crise[13] ». Ce qui explique aussi pourquoi le multiculturalisme détruit la concorde dans la cité.
L’auteur affirme ainsi que notre identité ne se résume pas à des valeurs abstraites et passe-partout comme le prétend l’oligarchie, mais résulte de la combinaison du legs de l’Antiquité et du christianisme, un christianisme adapté à l’esprit faustien de l’homme européen, « réalité propre et unique[14]» de notre civilisation.
Mais l’auteur admet que nous avons aussi été façonnés par la modernité occidentale et qu’il serait vain de le nier ; il faut seulement transcender ces différentes composantes historiques de notre identité et c’est l’objet du recours raisonné à la tradition qu’il préconise dans sa perspective hespérialiste. Une tradition comme recours et non pas comme retour.
Force et fierté
Une Europe de la transcendance, de la fierté et de la force, voilà le programme que propose David Engels !
Une Europe unie sous de doubles auspices : « le retour idéologique à la transcendance, à la tradition et à la fierté civilisationnelle, puis une restructuration institutionnelle de l’Union pour l’adapter à sa nouvelle tâche et pour en faire non plus un outil de répression interne et d’impuissance externe, mais le contraire, un outil de survie civilisationnelle et de liberté interne[15]».
C’est assurément un vaste programme, diront les sceptiques ; mais l’auteur ne fait pas preuve de naïveté pour autant. Il consacre ainsi la fin de son essai à l’examen des possibles à la lumière du monde en 2024.
Et pour lui le chaos et la servitude précéderont fatalement la possibilité d’un renouveau européen. Mais le choc de l’histoire peut justement nous réveiller.
David Engels estime aussi que les questions relatives à la diversité ethnique des nations européennes, conséquence des déséquilibres démographiques actuels et de l’immigration, vont nous occuper pendant longtemps. Et que la grande confusion est allée trop loin pour pouvoir être inversée « en une ou deux générations seulement[16] ».
Espoir et réalisme
Dans son essai Défendre l’Europe civilisationnelle – Petit traité d’hespérialisme, David Engels nous invite, on le voit, à la fois à l’espoir et au réalisme.
Il nous donne à réfléchir mais il nous invite aussi à l’action. Et c’est pourquoi il faut lire et méditer son petit traité en ces temps de doute.
Hespérialisme : un néologisme qui suggère l’espérance de rejoindre le mythique jardin des Hespérides que nos ancêtres situaient à l’extrémité de notre continent, pour y cueillir à notre tour des pommes dorées…
Michel Geoffroy
10/10/2024
Notes
[1] Engels (David), Défendre l’Europe civilisationnelle – Petit traité d’hespérialisme, Salvator, 2024, 18,50 euros.
[2] Engels (D.), op. cit., p. 129.
[3] Ibid., p. 128.
[4] Qui se regroupent eux-mêmes au sein des BRICS.
[5] Engels (D.), op.cit., p. 129.
[6] Loc. cit.
[7] Ibid., p. 11.
[8] Ibid., p. 12.
[9] Ibid., p. 49.
[10] Ibid., p. 18.
[11] Ibid., p. 26.
[12] Ibid., p. 45.
[13] Ibid., p. 51.
[14] Ibid., p. 65.
[15] Ibid., p. 98.
[16] Ibid., p. 136.
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