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Retour du tragique et fracture sociale face au choc du coronavirus

Retour du tragique et fracture sociale face au choc du coronavirus

Par Didier Beauregard, journaliste et essayiste Et si la modération politique, incarnée dans le refus pavlovien des « extrêmes », avait creusé la tombe de la droite française ? Une réflexion passionnante menée par Didier Beauregard à l’heure d’une crise qui pourrait bien bouleverser la donne.
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Le drame de Giscard, disait Raymond Aron, est « qu’il ne sait pas que l’histoire est tragique ». Cette sentence, frappée au coin du bon sens historique, résume à elle seule la faillite des élites occidentales contemporaines et leur abyssale déficience politique face aux défis du monde contemporain. L’Europe est démunie face à un retour du tragique, la grande peur primitive de l’épidémie, qu’elle ne pouvait envisager et donc anticiper !

La séquence giscardienne, en son temps, annonçait bien l’ère triomphante de la politique gestion qui nie, par principe, le tragique du politique, en tant que fondement de l’histoire, et refuse en conséquence de l’assumer. Giscard, l’homme qui voulait gouverner au centre, et dont l’arrogante modération ouvrit les portes du pouvoir à une gauche archaïque et sectaire. Refuser le combat idéologique avec une gauche manichéenne par nature a conduit la droite à une défaite prévisible. Giscard partait de l’idée qu’à un centre sociologique (« 2 Français sur 3 », selon sa célèbre formule) devait nécessairement correspondre un centre idéologique qu’il prétendait incarner, niant du même coup la séparation binaire droite/gauche qui fondait la sociologie politique de la France des années 70.

La tragédie du conflit

On ne gagne pas en politique en niant la nature du conflit auquel on est confronté. Le centre, depuis la fin du pouvoir gaullien, incarne cette tentation lancinante de la droite de gouvernement de refuser la confrontation idéologique, et la force des engagements qu’elle exige, au nom d’une raison pacifiée au regard d’une histoire débarrassée de sa charge émotionnelle tragique. Cette modération gestionnaire s’est, au long des décennies, incarnée dans le projet européen pour en faire cet espace fantasmé de rationalité technocratique, au-delà des conflits de l’histoire.

« L’Union européenne, le marché unique, et la politique de la concurrence ont été conçus pour un monde sans tragédie », déclarait récemment dans les colonnes du Figaro, l’ancien ministre des Affaires étrangères Hubert Védrine (1). Ce jugement lucide sur l’illusion européiste, n’empêchait pourtant pas l’ancien ministre, dans une récente confrontation télévisée avec Éric Zemmour, de s’opposer aux jugements lucides du journaliste sur l’échec historique de l’Europe de Bruxelles. Élément par élément, Védrine concédait les failles de l’Union européenne, tout en refusant vigoureusement les conclusions sévères de Zemmour. Une volonté de modération dans l’analyse difficile à comprendre quand on évoque le tragique de l’histoire auquel l’Europe est incapable de se confronter.

Modérés vs « populistes »

La modération formatée dans un contexte historique qui se dramatise ne relève-t-elle pas alors d’une forme de posture qui, de fait, s’inscrit dans une logique de différenciation sociale qui rejette mécaniquement la radicalité d’une position dans les eaux troubles du « populisme », face « au cercle de la raison » des élites dirigeantes, selon les mots d’Alain Minc ? Le consensus de la raison, donc de la modération, est devenu un puissant marqueur de classe qui différencie le vote bourgeois du vote populiste, c’est-à-dire populaire. Dans cette logique, Il est frappant de constater, au fil des scrutins, la volonté de l’électorat bourgeois conservateur de ne pas être assimilé à un vote plébéien, quelle que soit, par ailleurs, la radicalité de ses convictions sur l’immigration, la sécurité ou les questions sociétales, par exemple (2)

La modération pour l’électorat bourgeois est finalement plus une question de style, qu’une question d’idée ; et sa contestation, quand elle existe, ne peut intégrer la violence du tragique qui fait fi des bonnes manières et des propos convenus. Au fond, cet électorat est resté, au long des décennies, intrinsèquement giscardien, obstiné dans un refus du drame historique qui bouscule le confort des positions bien établies. A contrario, la radicalité de l’électorat populaire, qui s’exprime aussi dans l’abstention, traduit l’angoisse d’une confrontation avec un réel marqué par une violence sociale du quotidien.

Une séparation de classe

Cette séparation politico-culturelle des classes sociales forme désormais le substrat indépassable de la vie politique nationale. Un récent sondage du JDD (3) sur la perception des Français de l’action du gouvernement dans la crise du coronavirus soulignait bien cette réalité : les catégories aisées se disaient les plus confiantes à l’égard du gouvernement, à un niveau très élevé de 72 %, quand 51 % des employés et 56 % des ouvriers déclaraient ne pas faire confiance à l’exécutif. L’âge est aussi un facteur important de différenciation, les plus de 65 ans soutenaient très largement le pouvoir en place. Les classes populaires, visiblement, tendent à rejeter un pouvoir politique qu’elles ne perçoivent plus comme protecteur.

La droite française, comme la gauche, s’est délestée au fil des décennies de son électorat populaire qui s’est largement replié dans l’abstentionnisme ou dans des votes marginalisés par le système. Aucune force politique, en l’état, ne se montre apte à rassembler une majorité de Français au-delà de sa base sociologique étroite. Les dernières municipales – certes marquées par une situation exceptionnelle – ont montré la réalité d’un électorat « archipélisé » qui permet à des forces politiques à bout de souffle de maintenir tant bien que mal leurs bastions traditionnels. Il sera intéressant de voir si la crise sanitaire que nous subissons est susceptible ou non de bousculer la fragmentation sociale de l’échiquier politique actuel, avec un virus qui ne fait pas la différence entre dirigeants et dirigés, prolétaires et bourgeois.

Didier Beauregard
02/04/2020

(1) Le Figaro du 22 mars 2020.

(2) Cf. notre article « Mais où est donc passé l’électorat catholique », Polémia, 20 janvier 2020.

(3) Sondage JDD-Ifop du 22 mars 2020.

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