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Qui sont les « Loups gris » turcs qui veulent conquérir l’Europe ?

Qui sont les « Loups gris » turcs qui veulent conquérir l’Europe ?

par | 1 décembre 2022 | Europe, Société

Qui sont les « Loups gris » turcs qui veulent conquérir l’Europe ?

Par Johan Hardoy ♦ Laure Marchand connaît bien la Turquie où elle a exercé pendant une dizaine d’années. Son confrère Guillaume Perrier a travaillé au service international du Point et a publié Dans la tête de Recep Tayyip Erdogan (2018). Ces deux journalistes ont également coécrit La Turquie et le fantôme arménien (2013) et Le fantôme arménien (2015). Leur dernier livre – Les loups aiment la brume – Enquête sur les opérations clandestines de la Turquie en Europe – s’intéresse aux opérations clandestines et aux relais d’influence de la Turquie en Europe. À ce titre, cet ouvrage aborde le cas des fameux Loups Gris, ce mouvement ultranationaliste turc dont les activités réelles demeurent méconnues du grand public.

Un mythe venu du fond des steppes

Cette organisation d’extrême droite xénophobe, anti-occidentale et militariste a été fondée dans les années 1960 par un ancien colonel putschiste de l’armée turque, admirateur de Mussolini. Elle est affiliée au MHP (Parti d’action nationaliste), qui est devenu le principal allié de Recep Tayyip Erdogan dans la coalition islamo-nationaliste qui s’est emparée du pouvoir en Turquie après 2015.

Depuis 1997, leur « guide suprême » est Devlet Bahçeli, le leader du MHP. Celui-ci dirige un ensemble formé de chefs de meute, de centurions et de légionnaires unis sous le drapeau ottoman aux trois croissants de lune.

Leur symbolisme animalier provient d’une tradition mythique selon laquelle des loups auraient guidé les tribus nomades turques à travers les steppes et les vallées d’Asie centrale. Les Loups gris rêvent ainsi d’un empire qui s’étendrait des Balkans jusqu’à la Sibérie et réunirait tous les peuples turcophones autour d’une identité fondée sur le sang, la race et la langue.

L’appartenance au « mouvement idéaliste », comme le dénomment ses partisans, se manifeste par le « signe du loup », un geste de la main où les doigts sont joints pour former une tête de loup.

Les Loups sont entrés en Europe

Depuis 1978, son siège européen, la « Confédération turque d’Europe », est installé à Francfort, de même que l’édition européenne de son journal (« Türkiye ») et sa maison d’édition. En pleine guerre froide, cette organisation, viscéralement anticommuniste, était perçue par les partis conservateurs allemands comme un allié acceptable.

Aujourd’hui, plus de 170 associations sont réparties outre-Rhin. Selon le service de renseignement intérieur allemand, ces ultranationalistes sont au moins 18 500, soit davantage que les néo-nazis.

À partir de l’Allemagne, les « Fédérations turques », implantées au niveau national, et les « foyers idéalistes », qui constituent les cellules militantes, ont essaimé dans la plupart des villes d’Europe occidentale pour quadriller la diaspora, maintenir un lien étroit avec la mère patrie, servir de réseaux d’influence voire même de relais opérationnels pour les opérations des services de renseignement turcs sur le sol européen.

En Belgique, le Parti socialiste, soucieux de conquérir les arrondissements bruxellois où se concentrent les immigrés turcs, s’est souvent montré peu regardant à leur sujet. Un élu d’origine turque est ainsi devenu secrétaire d’État de la région de Bruxelles, bourgmestre de Saint-Josse-ten-Noode puis député fédéral de 2014 à 2019, suite à des campagnes électorales souvent musclées, avant d’être finalement exclu du parti en 2020 en raison de sa proximité évidente avec des membres de l’extrême droite turque et de ses prises de position contre la reconnaissance du génocide des Arméniens. Il a néanmoins été réélu à Saint-Josse-ten-Noode, la commune de Belgique qui est à la fois la plus pauvre du pays et celle qui compte le pourcentage le plus élevé de musulmans.

En France, un soir de l’été 2020, dans le contexte du conflit entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan, une meute d’une centaine de Loups gris, porteurs de couteaux et de barres de fer, a investi les rues de Décines, une ville de la banlieue lyonnaise où vivent de nombreux Arméniens, en hurlant des slogans tels que « Ici, c’est la Turquie ! » et « Je suis un commando turc ! ». Trois mois plus tard, l’organisateur de cette opération, un Franco-Turc de vingt-trois ans qui s’était mis en scène sur les réseaux sociaux avec des attitudes inspirées de mauvais films de gangsters, a été condamné à quatre mois de prison avec sursis pour « incitation à la violence ou à la haine raciale » et à mille euros d’amende.

Fin 2020, après des années d’indifférence des autorités et dans un contexte de vives tensions entre les deux pays (notamment à cause d’intérêts divergents en Libye), le ministre de l’Intérieur français a prononcé par décret la dissolution du « groupement de fait dénommé Loups gris », qualifié de « paramilitaire et ultranationaliste ». Le texte reste cependant très flou sur les structures associatives et les « foyers » qui propagent leur idéologie. La Turquie a aussitôt dénoncé « une décision provocatrice », « prise à la hâte » et enfreignant « la liberté d’expression », arguant même de l’inexistence des Loups gris. Par la suite, conformément au mot d’ordre de l’ambassade de Turquie, les militants nationalistes sont restés discrets.

La Fédération turque de France (FTF), dont le siège est situé dans une tour de verre de Pantin (93), est dirigée par un entrepreneur en maçonnerie qui affirme agir « en harmonie avec les lois françaises ». Pourtant, selon un écrivain nationaliste turc fin connaisseur de ces réseaux, les statuts de ce type d’organisation stipulent que les intérêts de la Turquie prévalent sur ceux du pays hôte…

Des liens avérés avec les services turcs

En 1983 et 1984, un certain Abdullah Çatli, figure marquante des Loups gris et parrain de la mafia recherché par les polices du monde entier, a participé à une vague d’attentats à Paris contre des militants arméniens. Dix-huit attaques en Europe, dont onze sur le sol français, lui ont été imputées pour le compte de l’État turc, comme l’a révélé en 1997 une commission parlementaire turque dans un rapport décrivant les liens, dans un effort de transparence impensable de nos jours, entre l’« Organisation nationale de renseignement » (le Millî Istihbarat Teskilati – MIT), le crime organisé et les Loups gris. Depuis sa mort dans un accident en 1996, ces derniers commémorent leur « martyr » en venant s’incliner sur sa tombe où son nom est gravé en lettres d’or.

En septembre 2020, la justice autrichienne a placé en détention préventive un Italo-Turc, Feyyaz Öztürk, qui était venu spontanément dénoncer une opération visant à assassiner une ex-députée écologiste d’origine kurde. L’intéressé, qui était censé commettre lui-même ce crime, s’est présenté comme un ancien agent du MIT, lequel l’aurait recruté pour commettre cet assassinat en s’appuyant sur le directeur d’un « foyer idéaliste » situé près de Linz.

Ce dernier a été interrogé puis relâché tandis que Feyyaz Öztürk a recouvré la liberté après dix semaines de détention puis expulsé vers l’Italie avant de disparaître dans la nature. En son absence, son procès a été ajourné. L’année suivante, un non-lieu a été prononcé et le dossier a été refermé.

Les auteurs du livre, qui se demandent si Vienne n’aurait pas négocié secrètement avec Ankara pour ne pas compromettre le MIT, un pilier majeur du régime de Recep Tayyip Erdogan, ont quant à eux réussi à rencontrer Feyyaz Öztürk à Palerme.

Selon lui, une sous-division du MIT est constituée d’un « groupe de Tcherkesses », un peuple originaire du Nord-Caucase réfugié dans l’Empire ottoman au XIXe siècle. Cette cellule, impliquée dans plusieurs assassinats, est dirigée par des figures de la mouvance ultranationaliste liées au MHP et aux Loups gris. Désignés comme des « Loups de tête » de la meute, ses dirigeants ont combattu aux côtés de l’armée azerbaïdjanaise pendant la première guerre du Karabagh (1988-1994), l’un d’eux étant ensuite devenu président des « foyers idéalistes ».

Par ailleurs, Feyyaz Öztürk a évoqué l’assassinat de trois militantes kurdes du PKK (Parti des Travailleurs du Kurdistan), le 9 janvier 2013 au 147, rue La Fayette à Paris 10e : « Paris, c’est l’opération [du MIT] la plus réussie ». Il a également précisé : « Si les services de renseignement français travaillent correctement, ils doivent savoir ce qu’il s’est passé. Güney [l’auteur des crimes, partisan des Loups gris, mort en détention] a été mis à l’isolement en prison, il est resté tout seul avec sa tumeur, je suis sûr qu’il a parlé ». Il estime que les pays européens sont prêts à fermer les yeux sur les activités clandestines du MIT afin de préserver leurs relations avec la Turquie.

De fait, près de dix ans après cette tuerie, le juge d’instruction chargé de l’affaire rencontre encore de multiples difficultés pour se faire communiquer des informations couvertes par le « secret Défense »…

Johan Hardoy
01/12/2022

Johan Hardoy
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