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Onze mythes sur la situation en Ukraine

Onze mythes sur la situation en Ukraine

par | 28 janvier 2014 | Géopolitique

« L’idée des manifestants est finalement la même que celle des oligarques proches de Ianoukovitch que les premiers critiquent pourtant : il sera plus facile de manipuler Bruxelles que Moscou ».

La situation en Ukraine donne souvent lieu à de nombreuses interprétations fantaisistes lorsqu’elles ne sont pas mensongères ou propagandistes, par omission ou méconnaissance bien souvent. L’idée de cet article est de tenter de mettre un cadre clair à ces événements, loin de l’impartialité du mainstream médiatique occidental.

1) Les Ukrainiens qui manifestent se battent pour lutter contre un président illégitime

Malheureusement ce n’est pas totalement vrai. Si la précédente révolution en Ukraine de l’hiver 2004-2005 s’était déclenchée dans les jours qui ont suivi les résultats d’une élection serrée et peut-être contestable, ce n’est pas le cas aujourd’hui. Le président Viktor Ianoukovitch a été élu le 7 février 2010, soit il y a 4 ans, et le scrutin a été déclaré par l’OSCE « transparent et honnête ». Lors de ces mêmes élections, le précédent président, issu de la révolution de couleur, a, lui, obtenu 5,5% des voix. Viktor Ianoukovitch est donc tout aussi légitime à ce titre que Vladimir Poutine, Barack Obama ou Angela Merkel.

2) Les Ukrainiens qui manifestent se battent pour l’Europe

Ils seraient même « prêts à mourir pour l’Europe, ce qui devrait nous faire réfléchir », nous affirmait récemment Serge July. Malheureusement ce n’est pas réellement le cas.

La lutte ne concerne pas l’Europe mais des conditions de vie difficiles, une corruption endémique et systémique (datant de bien avant l’arrivée au pouvoir de Ianoukovitch) et dont les médias étrangers ne parlent que trop peu. On peut du reste constater les réelles motivations qui peuvent pousser une citoyenne lambda à aller manifester à EuroMaïdan et, sans surprise, les raisons sont principalement économiques et non politiques.

Quant aux nombreux nationalistes qui s’offrent une révolution, certains ont pendu des portraits du plus célèbre collaborateur nazi ukrainien dans les bâtiments administratifs publics qu’ils occupent pendant que d’autres se battent en pensant que le combat pour l’Europe est celui de la « fraternité blanche et européenne ». Que dire, sinon que l’on peut sincèrement douter que Bruxelles souhaite les accueillir à bras ouverts ?

3) Les Ukrainiens qui manifestent cherchent à sortir d’une domination russe qui perdure

À qui la faute ?

En réalité, la Russie a neutralisé l’Ukraine du jeu géostratégique régional (principalement énergétique) après la révolution précédente de 2005. Cette révolution de couleur avait vu l’accès au pouvoir de l’élite politique dirigée par Viktor Iouchtchenko. Seulement un an après son élection, le nouveau pouvoir ukrainien a déclenché une guerre énergétique en obstruant le transfert du gaz russe vers l’Europe. La construction de South Stream et North Stream était à ce titre destinée à réduire à néant le pouvoir de nuisance de l’Ukraine en tant qu’État de transit et permettre un approvisionnement stable de l’Europe par la Russie, comme elle le fait en Turquie via Blue Stream.

Ce faisant, les pertes économiques pour l’Ukraine ont été énormes et la responsabilité incombe au pouvoir politique en place à ce moment. L’Ukraine est aujourd’hui un pays en très mauvaise santé économique et morale, dont une grande partie des jeunes émigrent ou souhaitent émigrer pendant que le pays fait face a une crise démographique absolument terrible dont, là encore, les médias étrangers ne parlent que trop peu.

4) Les Ukrainiens qui manifestent cherchent à sortir d’une gouvernance qui ruine le pays en le mettant à la merci de la Russie

Aujourd’hui, l’Ukraine est terriblement dépendante de la Russie du point de vue économique. En effet, 23,7% de ses exportations vont vers la Russie et 20% vers l’UE (soit 27 pays), qui ne compte, elle, que pour 26% des exportations et 31% de ses importations.

Quant à la mainmise de la Russie sur l’économie ukrainienne, elle ne date pas d’hier et de la période Ianoukovitch mais de la période 2002-2004 et a continué de façon importante ces dernières années. Ces investissements lourds russes ont par ailleurs largement contribué à éviter un effondrement économique total de l’Ukraine durant la crise de 2009, année où la croissance a été de -15% et est depuis deux ans inférieure à 1%. L’accord avec la Russie (permettant à l’Ukraine d’obtenir 15 milliards de dollars) s’apparente donc plus à une nécessité pour éviter la banqueroute qu’à un choix politique. En outre, il ne faut pas oublier que la dette à court terme du pays équivaut à plus de 150% de ses réserves de change et que l’Ukraine doit rembourser six milliards d’euros au Fonds monétaire international d’ici à la fin 2014.

L’accord d’association avec l’UE, lui, ne prévoyait une aide que de 800 millions d’euros et des conditions d’austérité à la grecque. Les Ukrainiens peuvent en réalité dire merci sur ce point à leur président.

5) Les Ukrainiens qui manifestent représentent la majorité du peuple

Cela semble vraiment peu plausible. L’Ukraine est un grand pays qui comprend 45 millions d’habitants mais ce sont seulement quelques centaines de milliers de personnes qui manifestent.

Des calculs sérieux ont été faits démontrant que de toute façon la Place Maïdan à Kiev ne peut pas contenir plus de 300.000 personnes, comme démontré ici et . Si, en novembre et décembre, la place était pleine régulièrement, ce n’est plus le cas actuellement. Le mouvement s’essoufflerait-il ? En outre, parmi les milliers d‘activistes qui choisissent la confrontation avec l’État se trouvent de nombreux nationalistes et autres radicaux qui ne représentent évidemment pas du tout la majorité des Ukrainiens.

Dans son ensemble si la population ukrainienne semble toujours plus décidée à rejoindre l’Union européenne que l’Union douanière (41% contre 35%), il n’y a donc pas 50% de la population qui souhaite que le pays devienne le énième membre de l’Union de Bruxelles.

6) L’ingérence russe dans cette affaire est honteuse

De quelle ingérence russe parle-t-on ? A-t-on vu des Russes intervenir en Ukraine durant les 10 dernières années ?

Ce sont les Occidentaux qui s’ingèrent dans la crise en Ukraine et ce à divers niveaux. L’un des visages de l’opposition est le boxeur Klitchko dont le parti UDAR est soutenu officiellement par la CDU allemande. Ce sont des députés européens qui se sont montrés à Kiev au milieu des manifestants contre le pouvoir ukrainien. Le sénateur américain John McCain est, lui aussi, intervenu à Kiev en affirmant que l’Europe rendrait l’Ukraine meilleure. De la même façon, des étrangers (polonais) font partie des blessés et un militant d’extrême droite biélorusse a été tué. Que faisaient-ils là ?

Que n’aurions-nous pas entendu s’il s’était agi de responsables russes proches de Russie unie ou si la Russie soutenait ouvertement un parti politique comme l’Allemagne le fait en soutenant directement le parti du boxeur Klitchko ?

7) Les manifestants se défendent contre des policiers agressifs et violents

Des violences ont eu lieu des deux côtés, c’est indéniable, regrettable et condamnable et il faut souhaiter (rêvons un peu) que lumière soit faite sur ces événements.

Pourtant les manifestations ont commencé fin novembre et ont longtemps été pacifiques. Pourquoi ont-elles finalement dégénéré comme c’est systématiquement le cas lors des longues semaines de manifestations qui précèdent les révolutions de couleur ? Lorsque des incidents ont éclaté et/ou que des bâtiments ont été occupés par la force, l’État a réagi. Comment aurait-il pu en être autrement ? Dans quel État de droit les choses se seraient passées différemment ? Tolérerait-on en France que 10.000 casseurs saccagent puis occupent le ministère de la Justice ?

Les blogueurs russes donnent une vision des deux côtés de la barricade ; il est intéressant de lire les commentaires et de regarder les images pour se faire une idée. Ce que l’on sait, c’est que les manifestants sont également extrêmement violents, sur le modèle des hooligans et supporters de foot. Que l’on en juge sur ces images impressionnantes des bagarres de rue (ici, ou ) où l’on peut voir que les policiers sont brûlés vifs à coups de cocktails Molotov ou se font même tirer dessus et tuer ou aussi séquestrer. Est-ce bien l’âme de l’Europe qui transparaît dans le comportement des manifestants ?

8) L’État ukrainien doit cesser sa répression contre les manifestants

Partout dans le monde, des manifestations dégénèrent et partout dans le monde l’État rétablit l’ordre et très souvent par la force.

Lorsque, dimanche dernier, quelques centaines de manifestants ont attaqué les forces de l’ordre en France suite à la manifestation du « Jour de colère », il y a eu 250 interpellations et les autorités françaises n’ont pas hésité à immédiatement « condamner avec la plus grande fermeté les violences contre les forces de l’ordre commises par des individus, des groupes hétéroclites, de l’extrême et de l’ultra droite, dont le but n’est que de créer du désordre en n’hésitant pas à s’en prendre avec violence aux représentants des forces de l’ordre » tout en « saluant le sang-froid des policiers et des gendarmes et leur maîtrise devant des comportements totalement irresponsables ».

Pourquoi, dès lors, n’est-ce pas le cas en Ukraine, alors que depuis quelques jours 270 policiers ont été blessés, un tué et deux séquestrés ?

On peut se demander ce qui justifie ce double standard et il faut regarder ces images venues des pays occidentaux qui montrent comment les polices des démocraties répriment fortement les manifestants parfois alors que ceux-ci sont bien plus pacifiques que les ultras ukrainiens.

D’anciens policiers occidentaux aujourd’hui à la retraite ont du reste expliqué que dans de telles situations les policiers ukrainiens n’avaient sans doute pas eu d’autre choix que de répondre comme ils l’ont fait.

Imagine-t-on en France, lors de la Manif’ Pour Tous, que des milliers de manifestants assiègent Paris et détruisent le centre ville en occupant des bâtiments ? Non, bien évidemment.

9) Le pouvoir ukrainien est un pouvoir aux mains d’oligarques qui refusent l’entrée dans l’Europe souhaitée par le peuple

Non, en réalité les choses ne sont pas aussi simples.

Les oligarques ukrainiens dont on parle souvent sont proches du président actuel car, comme lui, originaires de l’est du pays, de la partie industrielle du pays. Ce sont ces hommes d’affaires qui poussent le président Ianoukovitch à ne pas prendre trop clairement position entre la Russie et l’Europe car leur plus grande crainte est une entrée dans l’Union douanière qui les mettrait à la merci des gigantesques corporations russes.

10) La seule solution est l’entrée dans l’Europe ou la scission de l’Ukraine en deux

C’est toute l’ambiguïté du grand jeu qui se déroule en Ukraine.

La plupart des Ukrainiens comme des manifestants ne veulent pas l’intégration de l’Ukraine à l’Europe mais rêvent d’une indépendance nationale plus affirmée. L’Europe n’est pour eux qu’un prétexte (un rêve) pour tenter d’exprimer ce souhait d’indépendance nationale plus affirmée. L’idée des manifestants est finalement la même que celle des oligarques proches de Ianoukovitch que les premiers critiquent pourtant : il sera plus facile de manipuler Bruxelles que Moscou.

L’EuroMaïdan est aussi l’expression du désarroi de nombre d’habitants face à la catastrophique situation économique que le pays connaît et qui ne date pas de 2010 et de l’élection de Ianoukovitch qui a récupéré les rênes du pays en pleine crise mondiale. On trouve les mêmes schémas de pensée en France chez ceux qui accusent Hollande de tous les maux alors que celui-ci est surtout arrivé en poste au plus mauvais des moments politico-historiques récents en France, le pays étant en réalité dans une situation catastrophique après 30 ans de gestion calamiteuse.

Il est certain que l’Ukraine n’intégrera jamais l’UE dans un avenir proche pour des raisons tant économiques que politiques. Personne ne dit le contraire aujourd’hui. Quant à la scission du pays en deux, elle pourrait résulter non de la volonté des puissances voisines mais surtout d’initiatives citoyennes de régions de l’Ouest et de l’Est, ou du Sud (Crimée) qui proclameraient de micro-autonomies locales. Cette solution ne semble pas (encore ?) à l’ordre du jour à moins d’imaginer une Ukraine sans Crimée ?

Sur la tendance longue on constate à l’inverse que la partie est (pro russe) et centrale/nord du pays (plus pondérée) se dépeuple plus rapidement que la partie ouest, pro-européenne électoralement parlant. Cette tendance est plus accentuée au sein des classes d’âge les plus jeunes pendant que les plus de 50 ans sont plus enclins à souhaiter une intégration à l’Union douanière, comme on peut le constater ici.

11) Il ne s’agit pas d’une révolution de couleur, les gens sont volontairement dans la rue

C’est justement l’équation essentielle de fonctionnement d’une révolution de couleur : une masse sincère doit être amenée à descendre dans la rue pour défendre des intérêts soit qui sont légitimes, soit dont on l’a convaincue qu’ils l’étaient.

La désinformation en cela aide énormément à préparer ces masses qui sont, cela dit, drivées par des activistes ou des leaders politiques. Ceux qui ont des doutes à ce sujet peuvent lire l’entretien donné à ce sujet par l’un des maîtres à penser et activiste de la révolution de couleur en Serbie.

En toile de fond, les leaders occidentaux utilisent cette situation pour tenter d’extraire une nouvelle fois l’Ukraine de la sphère d’influence russe sur le plan stratégique, politique et militaire, en étant prêts à créer un précédent historique et politico-juridique extrêmement dangereux : renverser un pouvoir légitime par le biais de groupes radicaux d’extrême droite. On voit bien les nombreuses ingérences extérieures dans ces événements (voir point 6) masqués, du reste, par une intense propagande sur la prétendue ingérence russe.

Les manifestants ukrainiens, eux, ne se rendent pas compte, bien entendu, que leur révolution est destinée à servir des intérêts supérieurs, non nationaux, car ils sont sincères dans leur souhait de simplement vivre mieux.

Alexandre Latsa
Source : La Voix de la Russie
27/01/2014

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