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Les yeux grands ouverts sur la modernité

Les yeux grands ouverts sur la modernité

par | 29 novembre 2012 | Médiathèque

Architecte, essayiste et philosophe, Pierre Le Vigan vient de publier Écrire contre la modernité. Il livre ici ses réflexions pour Polémia.

La modernité nécessite d’abord d‘être définie. Moderne vient du latin modo : maintenant. C’est une définition qui renvoie à un moment, à une actualité, plus qu’à un contenu. C’est pourquoi il y a nombre d’équivoques sur la modernité, et donc sur ce que serait ou pourrait être la postmodernité, l’hypermodernité, la néomodernité, etc. Christian Ruby, notamment, a étudié ces notions et particulièrement les impasses de la néomodernité (Le Champ de bataille postmoderne-néomoderne, L’Harmattan, 1990).

Pour résumer le point de vue qui est le nôtre, on ne peut asseoir la définition de la modernité sur la seule croyance en la raison. Il faut défendre l’outil de la raison, à la différence, par exemple, des fascistes adeptes de la pulsion vitale, ou à la différence des ultra-religieux pour qui tout repose sur la foi, dans les actuelles religions sans culture.

La croyance au progrès général et sans limite : l’homogénéisation du monde

Nous définissons donc la modernité non pas comme la croyance en la raison mais comme la croyance au progrès général et sans limite de l’humanité. La modernité est ainsi avant tout, du point de vue philosophique et anthropologique, un mode d’homogénéisation du monde. C’est un mode de suppression de la pluralité et un mode de négation des conflits. L’un et l’autre de ces aspects sont bien sûr liés : pourquoi y aurait-il conflit entre des hommes ou des peuples au fond identiques ? Tel est le postulat de la modernité. Bien entendu, la modernité concrète est belligène. C’est un faux paradoxe car il ne suffit pas de nier les conflits pour les supprimer, bien au contraire.

La modernité est ainsi fondamentalement antidialectique, elle veut la fin de l’histoire : par la paix universelle, par le règne de l’empire du Bien, par le grand marché mondial ; les moyens changent mais la logique de la modernité reste identique.

L’antimodernité : une lucidité sur la modernité

Face à cela, qui sont les antimodernes ? Antoine Compagnon dresse la généalogie d’antimodernes qui iraient de Joseph de Maistre à Roland Barthes (Les Antimodernes, Gallimard, 2005). Il y a du vrai dans cette thèse car elle réunit des hommes refusant une certaine naïveté historique à la Victor Hugo. Mais la thèse de Compagnon a ses limites. Cette vision de l’antimodernité la ramène plus à un style qu’à une analyse. L’antimoderne est, selon Antoine Compagnon, « le réactionnaire, le vitupérant, l’arrière-garde de l’avant-garde, le contre-révolutionnaire. » Mais l’antimoderne, s’il n’est que cela, n’est pas grand-chose.

Porte-t-il une autre vision du monde ? On peut le penser pour beaucoup d’entre eux. Alors, au-delà du style, au-delà du « tempérament », il faut convenir qu’il y a une pensée. Nombre d’antimodernes sont donc beaucoup plus, et mieux, que de simples « anti ». Exemples : Léon Bloy ou Nicolas Berdiaev sont porteurs d’une vision du monde pleine d’inquiétude, en rupture avec l’optimisme des Lumières. L’antimodernité, avec eux et bien d’autres, n’est pas seulement « le creux du moderne », comme dit Paul-François Paoli. L’antimodernité est une lucidité sur la modernité et une autre vision de l’homme. Avec beaucoup d’antimodernes nous ne sommes pas seulement en compagnie de « modernes non dupes de la modernité » – ce qui ne serait déjà pas si mal. Mais c’est bien plus que cela. Barrès, Bernanos, Péguy, pour ne citer qu’eux, ne sont pas seulement un écho ricanant de la modernité, sachant que tout ricanement est au fond déjà moderne. Ils relèvent plutôt, chacun dans son registre, de la contre-modernité, c’est-à-dire d’une compréhension critique, interne de la modernité, qui en refuse l’optimisme, qui ne croit ni n’aspire en la fin de l’histoire, qui recherche les grands équilibres humains et refuse les monothéismes idéologiques.

Contremodernité et objection de modernité

Le concept de contremodernité indique la notion de proximité d’avec la modernité. Il s’agit non pas de revenir avant la modernité, il s’agit de faire un pas de côté. De là le concept d’objecteur de la modernité, construit sur le même mode que celui d’objecteur de croissance. De même que l’objecteur de croissance n’est pas nécessairement un décroissant, remplaçant un dogmatisme par un autre, inversant simplement le culte de la croissance plutôt que se libérant de ce culte, l’objecteur de modernité n’est pas exactement un antimoderne. Il faut manifester une objection sélective à la modernité. Il faut même retrouver ce qu’il y avait de plus positif à la naissance de la modernité : la notion d’ouverture du destin humain, hors des téléologies.

Le principe fondamental de l’objection de modernité est de refuser la néophilie. Le nouveau n’est pas toujours mieux que l’ancien. Il faut aussi refuser l’idée qu’il y ait un sens linéaire de l’histoire. Car alors on pense inévitablement que demain sera toujours mieux qu’aujourd’hui. C’est l’impasse du progressisme que dénonce Jean-Claude Michéa et qu’il attribue à juste titre à la fois à la pensée libérale et à la gauche actuelle, qui ne fait que radicaliser la pensée libérale.

L’objection de modernité c’est aussi penser que l’on ne peut pas tout faire avec l’homme, selon la juste expression de Chantal Delsol. On ne doit pas « tout essayer ». On ne doit pas tout faire dans le domaine expérimental tout comme dans le domaine symbolique.

Refus du transhumanisme ou du posthumanisme : héritage chrétien et gréco-romain

Le refus du transhumanisme ou du posthumanisme ne concerne pas seulement les chrétiens mais aussi tous ceux qui sont attachés au sens gréco-romain de la mesure et du tragique du destin humain. L’homme est un « être jeté », dit Martin Heidegger. Jeté dans le monde. Cela ne veut pas dire qu’il doit se jeter ou être jeté dans le monde n’importe comment. D’où la nécessité d’écouter les contremodernes. C’est Richard Millet analysant la fatigue du sens. C’est le Meilleur des mondesd’Aldous Huxley et le thème du clonage comme réaction à la perte de l’identité par l’immigration de masse, thème très présent chez Michel Houellebecq.

Le processus de la modernité a renversé tous les concepts. L’extension de la démocratie à l’humanité a tué toute vraie démocratie, forcément localisée, territorialisée. La volonté d’étendre le modèle occidental de civilisation à toute l’humanité a amené à ce que Renaud Camus a appelé une « décivilisation ». L’inversion des concepts a atteint tous les domaines. L’ironie généralisée et superficielle a tué à la fois la gravité de l’homme face au monde et la grande ironie critique, à la Voltaire ou à la Philippe Muray.

Comment en sommes-nous arrivés là ? Y a-t-il des penseurs qui ont toujours pris leur distance avec la néophilie, avec le culte du progrès, avec l’obsession d’un monde homogène ? Des réponses dans Écrire contre la modernité.

Pierre Le Vigan 
15/11/2012

Pierre Le Vigan, Écrire contre la modernité, précédé de Une étude sur la philosophie des Lumières, édition La Barque d’or, juin 2012, 160 pages, 15 euros (plus frais de port 3,50 euros).

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