Qu'est-ce que la Modernité ?

lundi 13 octobre 2003
La modernité désigne le mouvement politique et philosophique des trois derniers siècles de l'histoire occidentale. Elle se caractérise principalement par cinq processus convergents : l'individualisation par destruction des anciennes communautés d'appartenance, la massification par adoption de comportements et de modes de vie standardisés, la désacralisation par reflux des grands récits religieux au profit d'une interprétation scientifique du monde, la rationalisation par domination de la raison instrumentale à travers l'échange marchand et l'efficacité technique, l'universalisation par extension planétaire d'un modèle de société implicitement posé comme seul possible rationnellement, et donc comme supérieur.

Ce mouvement a des racines anciennes. A bien des égards, il représente une sécularisation de notions et de perspectives empruntées à la métaphysique chrétienne, qui ont été rabattues sur la vie profane après évacuation de toute dimension de transcendance. On trouve en effet en germe dans le christianisme les grandes mutations qui ont irrigué les idéologies laoques de l'ère post-révolutionnaire. L'individualisme était déjà présent dans la notion de salut individuel et de rapport intime privilégié que le croyant entretient avec Dieu, rapport primant tout enracinement ici-bas. L'égalitarisme trouve sa source dans l'idée que les hommes sont tous également appelés à la rédemption, car tous également dotés d'une âme individuelle dont la valeur absolue est partagée par toute l'humanité. Le progressisme naît de l'idée que l'histoire possède un début absolu et une fin nécessaire, son déroulement étant globalement assimilé au plan divin. L'universalisme, enfin, est l'expression naturelle d'une religion qui affirme détenir une vérité révélée, valable pour tous les hommes et justifiant que l'on exige leur conversion. La vie politique elle-même se fonde sur des concepts théologiques sécularisés. Le christianisme, réduit aujourd'hui au statut d'une opinion parmi d'autres, a lui-même été victime de ce mouvement qu'il a mis en oeuvre à son corps défendant : dans l'histoire de l'Occident, il aura été la religion de la sortie de la religion.

Les différentes écoles philosophiques de la modernité, concurrentes et parfois contradictoires dans leurs fondements, se retrouvent néanmoins sur l'essentiel : l'idée qu'il existe une solution unique et universalisable à tous les phénomènes sociaux, moraux et politiques. L'humanité y est perçue comme une somme d'individus rationnels qui, par intérêt, par conviction morale, par sympathie ou encore par crainte, sont appelés à réaliser leur unité dans l'histoire. Dans cette perspective, la diversité du monde devient un obstacle et tout ce qui différencie les hommes est perçu comme accessoire ou contingent, dépassé ou dangereux. Dans la mesure où la modernité ne fut pas seulement un corpus d'idées, mais aussi un mode d'action, elle a tenté par tous les moyens d'arracher les individus à leurs appartenances singulières afin de les soumettre à un mode universel d'association. Le plus efficace, à l'usage, s'est révélé être le marché.

La crise de la modernité

L'imaginaire de la modernité fut dominé par les désirs de liberté et d'égalité. Ces deux valeurs cardinales ont été trahies. Coupés des communautés qui les protégeaient tout en donnant sens et forme à leur existence, les individus subissent désormais la férule d'immenses mécanismes de domination et de décision vis à vis desquels leur liberté reste purement formelle. Ils endurent le pouvoir mondialisé du marché, de la technoscience ou de la communication sans jamais pouvoir en décider le cours. La promesse d'égalité a elle aussi doublement échoué : le communisme l'a trahie en instaurant les régimes totalitaires les plus meurtriers de l'histoire ; le capitalisme s'en est joué en légitimant par une égalité de principe les inégalités économiques et sociales les plus odieuses. La modernité a proclamé des "droits" sans pour autant donner les moyens de les exercer. Elle a exacerbé tous les besoins et en crée sans cesse de nouveaux, mais en réservant leur accès à une petite minorité, ce qui alimente la frustration et la colère de tous les autres. Quant à l'idéologie du progrès, qui avait répondu à l'attente des hommes en entretenant la promesse d'un monde toujours meilleur, elle connaît aujourd'hui une crise radicale : l'avenir, qui s'avère imprévisible, n'est plus porteur d'espoir, mais fait peur au plus grand nombre. Chaque génération affronte désormais un monde différent de celui de ses pères : cette nouveauté perpétuelle fondée sur la disqualification de la filiation et des anciennes expériences, jointe à la transformation toujours accélérée des modes de vie et des milieux d'existence, ne produit pas le bonheur, mais l'angoisse.

La "fin des idéologies" désigne l'épuisement historique des grands récits mobilisateurs qui s'incarnèrent dans le libéralisme, le socialisme, le communisme, le nationalisme, le fascisme ou encore le nazisme. Le XXe siècle a sonné le glas de la plupart de ces doctrines, dont les effets concrets furent les génocides, ethnocides et massacres de masse, les guerres totales entre les nations et la concurrence permanente entre les individus, les désastres écologiques, le chaos social, la perte de tous les repères signifiants. En détruisant le monde vécu au profit de la raison instrumentale, la croissance et le développement matériels se sont traduits par un appauvrissement sans précédent de l'esprit. Ils ont généralisé le souci, l'inquiétude de vivre dans un présent toujours incertain, dans un monde privé de passé comme d'avenir. La modernité a ainsi accouché de la civilisation la plus vide que l'humanité ait jamais connue : le langage publicitaire est devenu le paradigme de tous les langages sociaux, le règne de l'argent impose l'omniprésence de la marchandise, l'homme se transforme en objet d'échange dans une atmosphère d'hédonisme pauvre, la technique enserre le monde vécu dans le réseau pacifié et rationalisé du quant à soi, la délinquance, la violence et l'incivilité se propagent dans une guerre de tous contre tous et de chacun contre soi-même, l'individu incertain flotte dans les mondes déréalisés de la drogue, du virtuel et du médiatique, les campagnes se désertent vers des banlieues invivables et des mégapoles monstrueuses, l'individu solitaire se fond dans une foule anonyme et hostile, tandis que les anciennes médiations sociales, politiques, culturelles ou religieuses, deviennent de plus en plus incertaines et indifférenciées.

Cette crise diffuse que nous traversons signale que la modernité touche à sa fin, au moment même où l'utopie universaliste qui la fondait est en passe de devenir une réalité sous l'égide de la mondialisation libérale. La fin du XXe siècle marque, en même temps que la fin des temps modernes, l'entrée dans une postmodernité caractérisée par une série de thématiques nouvelles : émergence de la préoccupation écologique, recherche de la qualité de vie, rôle des "tribus" et des "réseaux", regain d'importance des communautés, politique de reconnaissance des groupes, multiplication des conflits infra- ou supra-étatiques, retour des violences sociales, déclin des religions instituées, opposition croissante des peuples à leurs élites, etc.. N'ayant plus rien à dire et constatant le malaise grandissant des sociétés contemporaines, les tenants de l'idéologie dominante en sont réduits à un discours incantatoire matraqué par les médias dans un univers en péril d'implosion. Implosion et non plus explosion : le dépassement de la modernité ne prendra pas la forme d'un "grand soir" (version profane de la parousie), mais se manifestera par l'apparition de milliers d'aurores, c'est-à-dire par l'éclosion d'espaces souverains libérés de la domination moderne. La modernité ne sera pas dépassée par un retour en arrière, mais par un recours à certaines valeurs prémodernes dans une optique résolument postmoderne.
C'est au prix d'une telle refondation radicale que seront conjurés l'anomie sociale et le nihilisme contemporain.

Manifeste pour une renaissance européenne (extrait)
GRECE
http://www.grece-fr.net/manifeste/_manifeste.htm
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