À l’occasion du premier numéro de son Cahier d’études pour une pensée européenne, l’Institut Iliade propose un ensemble de réflexions passionnantes et très fouillées portant sur l’héritage de la civilisation européenne (Éditions La Nouvelle Librairie, 274 pages, 25 euros). Au-delà de la seule dimension historique, les contributeurs entendent promouvoir un ensemble de visions culturelles et politiques liées à des « enjeux existentiels dont dépendent l’avenir et l’identité spécifique des Européens dans un monde en pleine mutation ». Les quelques esquisses qui suivent donneront une idée du haut niveau des auteurs (la seconde partie du livre contient un recueil de textes variés portant sur le Quattrocento à Florence, le Japon, la philosophie et le romantisme allemands, ainsi que de nombreuses recensions d’ouvrages importants).
Origine et langage de l’Europe
Henri Levavasseur s’intéresse aux « sources de la longue mémoire de nos peuples » à travers ceux qui constituent le creuset de notre civilisation : les Indo-Européens. À partir du IVe millénaire avant notre ère, ces locuteurs de la « langue-mère » ont essaimé progressivement sur une bonne partie du continent eurasiatique, « en partant d’un dernier habitat commun situé probablement dans les steppes pontiques ». Les structures de la religion et de la société de ces lointains ancêtres peuvent être retracées par le biais de données provenant de la linguistique, de l’histoire ancienne, de l’archéologie, de l’anthropologie physique et de la génétique des populations.
Armand Berger aborde la question de la diversité des langues parlées par les peuples européens. Au sein même des trois grands blocs formés par les langues germaniques, romanes et slaves, les locuteurs sont le plus souvent dans l’incapacité de se comprendre, ce qui amène à considérer que « la langue de l’Europe, c’est la traduction », selon une formule apocryphe prêtée à Umberto Eco.
Le latin et le français médiéval ont contribué à l’émergence d’une littérature commune à travers l’Europe, tout en demeurant des langues d’influence au moins jusqu’à la fin du XIXe siècle. Depuis l’avènement de l’anglais comme nouvelle lingua franca, la question de la communication interculturelle en Europe constitue un défi lancé aux nouvelles générations, « à l’heure où un anglais appauvri s’est imposé en langue commune universelle ».
Frontières de l’Europe
Olivier Eichenlaub traite du sujet des frontières internes et externes de l’Europe.
En raison de l’Histoire, les premières constituent un problème complexe qui « le devient plus encore dès lors que l’on se penche sur la dimension géographique des identités qui sont susceptibles de générer des appartenances communes ». L’auteur cite ainsi l’essayiste belge Robert Steuckers dont les identités s’agencent à la manière des poupées russes : natif de la ville de Bruxelles et du Duché de Brabant, et ressortissant d’un État « fragile et mal aimé » qu’il juge possible de « sublimer aujourd’hui dans l’idée européenne » [ndlr : l’intéressé ne confond évidemment pas cette dernière avec l’Euroland !].
Les frontières naturelles de l’Europe sont quant à elles incertaines, hormis sur les bords de l’Atlantique et de l’Arctique. Du point de vue géologique, l’Europe n’est pas à proprement parler un continent, mais la partie occidentale de l’Eurasie, voire même d’une masse continentale constituée par l’Europe, l’Asie et l’Afrique.
Du point de vue civilisationnel, il convient de rappeler que la Russie, dont le territoire s’étend jusqu’à la mer du Japon, a largement contribué au patrimoine européen. La Turquie peut être qualifiée « d’“État-tampon” capable de maintenir les équilibres entre l’Europe et l’Asie ou l’Afrique », tandis que la Méditerranée se révèle historiquement « un espace de “réglage” des puissances », « la puissance afro-musulmane découlant certainement plus aujourd’hui de son poids démographique que de sa volonté d’expansion ».
Organisation et civilisation
Fabien Niezgoda propose une réflexion sur le principe de subsidiarité, « état de fait des rapports de pouvoir structurant le Saint-Empire médiéval, motif sous-jacent déjà chez Aristote ». Si ce principe (selon lequel une autorité centrale ne peut effectuer que les tâches qui ne peuvent être réalisées à l’échelon inférieur) a été consacré par le traité de Maastricht en 1992, l’interprétation qui en a été faite par la bureaucratie bruxelloise l’a transformé dans la pratique en « formule incantatoire ». En effet, l’Union européenne s’appuie volontiers sur une supposée compétence supérieure des instances supranationales pour restreindre les souverainetés nationales et les autonomies locales.
Walter Aubrig revient sur la guerre de Trente ans et sur l’avènement d’une « nouvelle conception du droit international, communément qualifié de système westphalien (…), orientée par un idéal d’équilibre des puissances ». Pour ce lecteur de Carl Schmitt, « si la prise de conscience de la société européenne devait se traduire dans le langage de la puissance », c’est dans le souvenir de cet Ordre westphalien « qu’elle trouverait sa grammaire, plus que dans la geste héroïque des conquérants prémodernes ».
Partant du constat que « le fonds ethnique, l’héritage culturel et linguistique ne suffisent évidemment pas à définir et “animer” une communauté », Benjamin Demeslay pose une question majeure : « Le mythe peut-il constituer la clef de voûte d’une théorie politique ? ». Sa réponse est positive, car « c’est par le mythe qu’il est possible de dépasser le rationalisme politique et l’apologie de l’irrationalisme », à l’image de la France moderne qui a cherché à surpasser Rome et la Grèce en actualisant l’adage médiéval : « Nous sommes des nains sur des épaules de géants. »
Rémi Soulié emprunte des chemins poétiques qui l’amène à s’interroger, sans méconnaître la légitime distinction politique entre l’Europe et l’Occident, sur la possibilité d’une « entente heureuse et traditionnelle de l’“Occident” » : « Entre chien et loup, entre crépuscule vespéral et auroral, entre Europe et Occident, ne faut-il pas accepter d’habiter ce clair-obscur ? »
À l’instar des Somnambules d’Hermann Broch, il fait le constat d’une « dégradation des valeurs ». Cependant, « les bénéficiaires de la mondialisation heureuse, naufrageurs de l’Occident et de l’Europe, faux-monnayeurs qui ont démonétisé ces noms au point qu’ils ne veulent plus rien dire » n’ont par bonheur « pas profané l’Hespérie » dont ils ignoreront toujours « l‘existence secrète et invisible ».
Occident et géopolitique de l’Europe
Walter Aubrig et Olivier Eichenlaub s’intéressent aux Européens hors d’Europe, sans réduire leurs identités à une appartenance simplificatrice au « monde chrétien », au « monde blanc » ou « à l’hégémonie américaine [qui] prétend s’imposer comme un universalisme qui gomme la réalité et la diversité du monde ».
« En quittant l’Europe, les émigrés n’ont pas eu d’autre choix que de suivre un nouveau destin, de refonder leur identité dans d’autres espaces, avec des rapports de force et des aspirations différentes. » Ainsi, l’authenticité européenne des communautés italiennes, irlandaises, allemandes, etc., « s’est effacée au bout de peu de générations » en Amérique.
Les auteurs rappellent que « les États-Unis n’ont jamais cessé de revendiquer une “destinée manifeste” qui s’enracine dès l’origine dans une profonde rupture avec la tradition européenne, même si les élites américaines et anglaises ont continué de tisser depuis deux siècles des liens personnels et familiaux étroits ».
En réponse aux questions de Walter Aubrig, Max-Erwann Gastineau invite les Européens, dans un contexte de mutations multipolaires du monde et de reflux de l’emprise occidentale sur les relations internationales, à se libérer de la vieille idée selon laquelle « l’Histoire avancerait tel un processus neutralisant (…) la diversité des peuples et des régimes ».
Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, les Européens ont renoncé à la puissance collective, faute notamment « de cultiver les ressorts d’un grand récit fédérateur, source de fierté et d’élan patriotique ». L’invocation constante des « valeurs » – la démocratie, les droits de l’homme, le « monde libre », l’humanitaire, etc. – ne suffit pas à fonder un sentiment national tel qu’il existe en Russie ou aux États-Unis, d’autant que lesdites valeurs encouragent une dynamique qui « transforme le citoyen en un individu vindicatif (et) centré sur son pré carré ».
Le discours « occidentaliste » et l’allégeance aux États-Unis, qui ont remplacé le messianisme colonisateur issu de la philosophie des Lumières, sont révélateurs « d’un prisme ethnocentré, largement responsable de l’infirmité géostratégique de l’Europe ».
Il est désormais vital pour les Européens de veiller à la cohésion de leurs nations, de redécouvrir leur longue histoire en apprenant « à dire “nous” sans passer systématiquement par la case “Occident” », de faire advenir un réel « principe de subsidiarité » dans leurs institutions et de s’ouvrir au reste du monde pour le penser tel qu’il est réellement.
Au moment où, comme l’observe Marcel Gauchet, nos démocraties libérales sont « devenues très libérales et très peu démocratiques », il serait également souhaitable de se contenter d’un rôle de « démocrates modestes ».
Enfin, « la question du pouvoir des juges suprêmes mériterait une attention plus marquée ». L’ancien ministre de la Justice hongrois László Trócsányi soulignait très justement que si les juges constitutionnels doivent contrôler la conformité des lois à la Constitution, ils ne doivent pas « faire la loi » !
Johan Hardoy
18/04/2024
Crédit photo : Domaine public
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