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La Russie de Poutine possède-t-elle des armes nucléaires futuristes ?

La Russie de Poutine possède-t-elle des armes nucléaires futuristes ?

par | 20 mars 2018 | Géopolitique

La Russie de Poutine possède-t-elle des armes nucléaires futuristes ?

Par Alexis Toulet, diplômé de Polytechnique, ingénieur et analyste des systèmes. Webmestre du site communautaire d’investigations sur les crises Noeud Gordien ♦ L’annonce par le président russe de la mise en service d’armes nucléaires extraordinaires et irrésistibles, longuement détaillées sur un ton triomphaliste, ne peut ni être prise au pied de la lettre, ni encore moins négligée. Pourquoi Vladimir Poutine a-t-il publié de telles informations, et quelle est d’ailleurs leur crédibilité ?


Le 1er mars, le président russe Vladimir Poutine, s’exprimant devant l’Assemblée Fédérale, le grand rassemblement des hauts responsables de la Fédération de Russie, a consacré un bon tiers de son discours sur l’état du pays à la description dithyrambique de nouvelles armes nucléaires avancées, annonçant au monde que la Russie dispose désormais d’armes extraordinaires, sans équivalent dans aucun autre pays, et appuyant ses propos de nombreuses vidéos et d’adjectifs enthousiastes.

Même si la proximité de l’élection présidentielle russe doit être notée – Vladimir Poutine est évidemment en campagne pour sa réélection – il est impossible de négliger ces annonces, car ce n’est pas seulement de marketing électoral qu’il s’agit. Pourquoi le gouvernement et le haut-commandement russe ont-ils estimé nécessaire d’investir dans des versions totalement nouvelles d’armes nucléaires, rappelant les concepts les plus démesurés de la Guerre froide des années 1950-1960, caricaturés dans le célèbre film de Stanley Kubrick « Docteur Folamour » ? Pourquoi le président russe estime-t-il nécessaire, ici et maintenant, de les annoncer et les dévoiler à la Russie et au monde ?

Et d’abord, quelle est la crédibilité de son discours ? Ces armes futuristes ont été représentées par des simulations informatiques datant d’une décennie, ce qui cadre assez mal avec l’avance écrasante qu’aurait atteint la technologie russe. Surtout, l’idée que la Russie a fait de tels progrès est trop agréable à trop de gens pour être au-dessus de tout soupçon : non seulement public russe qui voudrait sans doute que son pays se retrouve en tête de la course aux armements mais encore gouvernement et complexe militaro-industriel américains trop heureux que leur soient servi sur un plateau un prétexte à encore davantage de dépenses militaires (1). La Russie a plusieurs fois réalisé dans le passé des percées remarquables – premier satellite Spoutnik, premier homme dans l’espace Youri Gagarine, sous-marin nucléaire à coque en titane, torpille à super-cavitation etc. Mais « village Potemkine » est aussi une expression d’origine russe, et Moscou s’est plusieurs fois avéré maître de la maskirovka, la dissimulation et l’illusion utilisées comme ruse de guerre.

Il faut décidément aller y regarder de plus près.

Pourquoi toutes ces armes et concepts futuristes type Folamour ?

Ce qui est le plus remarquable en effet, le fait fondamental qui doit servir de base à toute discussion du discours de Vladimir Poutine, c’est que l’objectif déclaré, c’est-à-dire communiquer très clairement aux Américains que leurs rêves de bouclier antimissile efficace et autres guerres des étoiles ne sont que du vent, était déjà très largement atteint avec le renouvellement « normal » des forces nucléaires russes dans la lignée de l’existant, les nouveaux SNLE type Boreï notamment, les nouveaux missiles sol-sol Topol en version mobile, le remplacement des sol-sol en silos Voevoda par des Sarmat à la rigueur. Les choses étaient déjà parfaitement claires et la crédibilité technique de la dissuasion russe incontestable, sans qu’aucun agitateur de tendance néoconservatrice ou partisan illuminé d’une théorie de suprématie mondiale du type PNAC (Project for a New American Century) puisse s’y tromper.

Alors, pourquoi donc tous ces programmes d’armement nucléaire supplémentaires ? Voici quelques pistes d’explication, qui ne s’excluent d’ailleurs pas l’une l’autre et ont toutes pu contribuer :

  1. Vu les efforts américains continus depuis trois décennies en faveur de l’antimissile stratégique, avec très gros crédits de R&D à la clé, Moscou a souhaité s’assurer contre une potentielle percée technique américaine – qui n’est pas arrivée, mais les Russes ne pouvaient en être sûrs à l’avance – en mode « ceinture ET bretelles ». Non seulement on modernise dans des directions relativement classiques type SNLE plus furtifs, intercontinentaux sol-sol mobiles, têtes manœuvrantes ou trajectoires par le pôle Sud, mais on lance aussi plusieurs projets « exotiques » type torpille nucléaire lourde à très longue portée, missile de croisière à propulsion nucléaire ou missile hypersonique aéroporté
  2. Un autre élément de contexte : pendant peut-être deux décennies, du début des années 1990 au début des années 2010, la Russie n’a pas maintenu de patrouille permanente de SNLE (2) tandis qu’un pays comme la France l’a maintenue sans interruption depuis 1974, et les Etats-Unis depuis plus longtemps. D’autre part, les nouveaux SNLE russes type Boreï, quoique plus furtifs que les anciens Delfin, sont généralement estimés moins furtifs que leurs équivalents occidentaux Ohio américain, Triomphant français et Vanguard britannique, de manière analogue aux SNA russes. En d’autres termes, la Russie avait plus de raisons dans les années 1990 / 2000 de rechercher des moyens originaux de sécuriser sa frappe en second que des pays comme Etats-Unis ou France, et cela reste peut-être vrai dans une certaine – quoique petite – mesure
  3. Pourquoi continuer ces projets une fois qu’il est devenu clair que les antimissiles américains restaient toujours aussi peu convaincants tandis que la modernisation ordinaire des forces nucléaires russes commençait à se concrétiser – premier SNLE Borei, missiles sol-sol Topol mobiles en nombre – disons vers 2012 au plus tard ? Peut-être la vitesse acquise dans une logique bureaucratique par des programmes de R&D déjà en cours, peut-être la volonté de faire « ceinture ET bretelles PLUS bretelles en acier renforcé tungstène » bref d’empiler sécurité sur sécurité sur sécurité pour – enfin – se sentir protégé. Et encore peut-être un tantinet d’emportement prométhéen, qui n’est pas l’apanage exclusif des Américains
  4. Sur un autre plan, Moscou peut chercher à équilibrer au moins symboliquement le « partenariat stratégique » avec la Chine qu’il a cherché à développer largement à partir de 2014 suite à la guerre civile ukrainienne, partenariat inconfortable pour la Russie car à peu près aussi équilibré que le serait un « partenariat stratégique » entre France et Etats-Unis, réalité que Pékin ne se fait pas faute de mettre à profit – contrats gaziers avec prix favorables pour la Chine, récupération de la technologie des meilleurs chasseurs russes opérationnels à vil prix – et que les sourires de Xin Jinping ne peuvent dissimuler indéfiniment. De ce point de vue, lorsque Vladimir Poutine affirme que « La puissance militaire croissante de la Russie est une garantie solide de la paix mondiale, parce que cette puissance préserve et préservera la parité stratégique et l’équilibre des forces dans le monde », le message est que la Russie jouerait un rôle indispensable et unique pour équilibrer la puissance américaine, rôle que la Chine ne prendrait pas à son compte
  5. Citons encore le message clair de Poutine suite à la récente NPR la revue de posture nucléaire américaine prévoyant un abaissement du « seuil » nucléaire c’est-à-dire des conditions dans lesquelles Washington envisagerait d’utiliser des armes nucléaires, éventuellement de plus petite puissance, en réponse à des attaques de plus petite dimension, voire même à une simple cyberattaque ! Le président russe a dit nettement que toute arme nucléaire serait considérée comme telle, quelle que soit sa taille, ce qui revient à mettre en garde les Etats-Unis s’ils étaient tentés de passer au nucléaire d’un cœur trop léger (4)
  6. Pourquoi annoncer l’existence de ces armes justement maintenant ? Une explication évidente : les élections approchent ! Annoncer quinze jours avant de demander sa réélection à une population russe abreuvée depuis 2014 par une propagande catastrophiste télévisuelle continue que la menace américaine est définitivement écartée et que – enfin – la Russie est hors de danger a une dimension évidente de propagande électorale. Surtout lorsque la situation matérielle de la majorité de la population russe reste très dégradée comparée aux ressources du pays, notamment du fait que les oligarques continuent à capter une partie disproportionnée des richesses issues de la vente de gaz et de pétrole (3) sans oublier de la faire sortir du pays

 

En dehors du « pourquoi », la question de la réalité et de l’avancement de ces programmes d’armes nucléaires est aussi posée. Poutine a-t-il montré le bout de l’oreille sans le vouloir en insistant lourdement, et peut-être un peu trop lourdement

Nous devons être conscients de cette réalité et être sûrs que tout ce que j’ai dit aujourd’hui n’est pas un bluff – et ce n’est pas un bluff, croyez-moi

« Etre sûrs que tout ce que j’ai dit aujourd’hui n’est pas un bluff – et ce n’est pas un bluff, croyez-moi »

Et la question de l’intérêt opérationnel de ces programmes se pose encore – à supposer qu’ils existent, qu’apportent-ils à la défense de la Russie ?

Crédibilité et intérêt opérationnel des armes annoncées par Poutine

Voici la liste détaillée des six types d’armes décrits par le président russe, la combinaison de leur crédibilité et de leur intérêt opérationnel est traduite par une couleur : Vert, Orange ou Rouge, du meilleur au moins bon. Elles sont encore classées en armes destinées à la frappe nucléaire en second (quatre types) c’est-à-dire à l’équilibre de la dissuasion et autres armes (deux types)

Armes de frappe nucléaire en second

  1. Balistique intercontinental super-lourd Sarmat – Vert

Remplacement d’un système existant
Crédibilité – Très élevée
Quand – Court / moyen terme
Utilité opérationnelle – Modérée

Il s’agit d’un remplacement des missiles lourds RS-36M2 Voevoda existants, planifié pour dans quelques années et dont l’existence était déjà connue. La capacité de la Russie à le mettre au point et le déployer ne fait aucun doute – c’est de la modernisation dans la droite ligne de l’existant. Son intérêt opérationnel est d’une part sa puissance qui permet des trajectoires passant par le pôle Sud – donc contournant les antimissiles américains – tout en conservant une forte charge utile, d’autre part les « aides à la pénétration » c’est-à-dire les leurres qu’une telle charge utile permet d’emporter. Cet intérêt est cependant modéré du fait que ces armes en silo fixe sont vulnérables à une première frappe surprise pourvu qu’elle utilise des têtes puissantes et de grande précision, dont les Etats-Unis disposent. En d’autres termes, une attaque préventive américaine risquerait de tous les détruire, ce qui limite leur intérêt pour la dissuasion

  1. Torpille nucléaire lourde à portée intercontinental Status-6 – Orange

Nouveau système
Crédibilité – Modérée
Quand – Moyen / long terme
Utilité opérationnelle – Modérée

Des « fuites » avaient déjà été organisées au sujet de ce nouveau système. Il serait très innovant, surtout du fait de son réacteur nucléaire très petit doté d’un rapport puissance / poids très élevé – les chiffres cités par Vladimir Poutine « cent fois plus » qu’un sous-marin nucléaire sont assez extraordinaires – quant à la haute vitesse la Russie a déjà une expérience avec les torpilles rapides à super cavitation Shkval. Le président russe lui-même parle seulement d’être en état de « commencer » le développement d’un système opérationnel sur la base des tests effectués jusqu’ici. Il faut noter que passer d’un démonstrateur à une arme pleinement opérationnelle suppose temps, coût et risques techniques… qui seront surmontés ou pas, ce qui renforce la nécessité de lui attribuer une crédibilité modérée, au mieux. L’intérêt opérationnel, c’est bien sûr d’être un moyen alternatif de riposte très difficile à parer. Cet intérêt est modéré cependant du fait que de telles armes seraient vulnérables à une première frappe surprise si elles sont basées dans un port, ou encore dans un site sous-marin quelconque que l’espionnage adverse pourrait découvrir. Les embarquer sur un nouveau type de SNLE pourquoi pas, mais cela supposerait des coûts supplémentaires élevés et probablement des bâtiments spécialisés – alors, pourquoi ne pas construire trois ou quatre SNLE Boreï supplémentaires à la place, pour un coût probablement inférieur s’agissant de navires déjà opérationnels et un effet dissuasif au moins aussi grand ?

  1. Missile de croisière à propulsion nucléaire – Orange

Nouveau système
Crédibilité – Faible
Quand – Long terme
Utilité opérationnelle – Forte

Il serait basé sur des tests effectués à la fin de l’année dernière. Là encore, Poutine parle de « commencer » le développement, une arme opérationnelle n’est pas pour demain. Ce système est moins crédible que le précédent parce que les contraintes sur le réacteur nucléaire, notamment sur sa masse, seraient plus lourdes pour un missile que pour une torpille et parce que les essais aussi seraient plus délicats – nous parlons d’un missile qui risquerait d’émettre de la pollution radioactive en continu tout le long de sa trajectoire ! Le territoire russe est très grand c’est entendu, mais tout de même… A noter que l’inspiration pour ce système semble être le projet américain SLAM / Pluto de la fin des années 1950, l’époque des recherches tous azimuts sans tabou ni retenue dans le domaine des armes nucléaires, l’époque d’Edward Teller qui servit d’inspiration au personnage du Docteur Folamour. Les Etats-Unis abandonnèrent ce projet à cause d’une part de difficultés techniques sur les matériaux, d’autre part parce que le test opérationnel en vraie grandeur d’un tel missile aurait posé quelques soucis !

Une telle arme aurait une forte utilité opérationnelle : ce moyen alternatif de frappe en second pourrait être basé discrètement n’importe où, donc serait invulnérable à une première frappe de désarmement.

  1. Missile hypersonique à portée intercontinentale Avangard – Rouge

Nouveau système
Crédibilité – Très faible
Quand – Long terme
Utilité opérationnelle – Forte

Le système serait extrêmement innovant, avec une portée intercontinentale et une vitesse de Mach 20. Il rappelle le projet américain des années 1980  NASP (X-30) d’une navette spatiale mono-étage, qui n’aboutit à rien. Des objectifs si ambitieux nécessiteraient de nombreuses percées notamment en termes de matériaux, qui n’ont pas eu lieu en plus de trente ans de recherche sur l’hypersonique dans différentes nations, alimentées dans le cas des Etats-Unis par d’énormes crédits. L’idée que la Russie aurait tout à coup réussi tout cela est franchement très peu crédible.

Autres armes

  1. Armes laser – Orange

Nouveau système
Crédibilité – Modérée
Quand – Présent ?
Utilité opérationnelle – Modérée

Les annonces de Poutine étaient remarquablement imprécises : « Depuis l’année dernière, nos troupes sont équipées d’armes laser »… oui, mais lesquelles ? L’existence d’armes laser aveuglantes opérationnelles dans différentes armées technologiquement avancées est un secret de Polichinelle. Si le président russe parlait de cela, alors ce ne serait pratiquement pas une nouvelle.

D’autres usages de lasers de plus grande puissance, par exemple pour la lutte antimissile ou le combat aérien, sont théoriquement possibles. Cependant, une combinaison de soucis sur l’énergie à embarquer, les performances nécessaires notamment celles des optiques, la fiabilité de l’ensemble, son train logistique enfin la portée limitée par la dispersion atmosphérique ont fait que les essais réalisés depuis au plus tard les années 1980 n’ont jamais débouché sur un système déployé opérationnellement. Le projet américain de laser antimissile aéroporté YAL-1 ABL, qui a peut-être été l’objet des tests les plus poussés avec des crédits très importants, n’a jamais abouti à mise en service. On ne peut évidemment exclure que les chercheurs russes aient réalisé une percée, d’où une crédibilité modérée plutôt que faible – même s’il est possible de soutenir que c’est un peu généreux.

L’utilité opérationnelle aussi serait modérée. Bien sûr, dans les films de science-fiction un tir de laser est représenté par un grand ZAP ! et une cible descendue en flammes, mais un laser réel n’aurait rien de magique, son effet tactique dépendrait des contre-mesures protégeant la cible – revêtement, rotation sur lui-même si c’est un missile – et sa portée resterait courte sauf dans la haute atmosphère raréfiée, tandis que son effet opérationnel serait de toute façon limité par le train logistique de la station de tir qui serait probablement lourd.

  1. Missile hypersonique aéroporté Kinzhal – Vert

Nouveau système
Crédibilité – Modérée
Quand – Présent ?
Utilité opérationnelle – Forte

Il s’agit là de l’annonce la plus intéressante du discours de Poutine, et potentiellement une nouvelle très importante – si elle n’est pas exagérée, naturellement. Les missiles Sarmat (N°1) c’est du sérieux, et ça sera mis en service, mais ce n’est pas vraiment neuf, et ça ne causera guère de bouleversement – la Russie est déjà protégée par une dissuasion efficace à base de SNLE Boreï et de sol-sol mobiles Topol M sans avoir besoin d’un tel système, quoi que le président russe fasse semblant de croire. Le reste (N°2 à 5) c’est de la R&D plus ou moins avancée plus ou moins échevelée pour ne pas dire légèrement fol-dingue, il est difficile d’imaginer que ça entre en service à terme prévisible, avec une petite chance à la limite pour les torpilles nucléaires lourdes Status-6. Mais les Kinzhal ça semble sérieux, l’annonce comme quoi ils ont commencé en décembre 2017 leurs tests préalables à mise en service est relativement crédible et l’impact opérationnel pourrait être bien réel – si, encore une fois, Vladimir Poutine a bien décrit une réalité.

Précisions d’abord que lorsque l’on parle de missiles hypersoniques il y a une ambiguïté, « hypersonique » ne signifie rien d’autre qu’une vitesse supérieure à Mach 5 cinq fois la vitesse du son. Si l’on s’en tient au sens direct, alors rien de neuf la plupart des missiles balistiques sont hypersoniques, et les V-2 allemands de la seconde guerre mondiale l’étaient déjà ! Mais en réalité, on parle de missiles hypersoniques aérobies, c’est-à-dire capable d’absorber l’air ambiant pour faire fonctionner leur moteur même à ces vitesses très élevées. Là est la grande difficulté technique, là serait aussi le grand intérêt opérationnel car un missile hypersonique aérobie serait capable de manœuvrer librement à vitesse très supérieure à Mach 5, ce qui le rendrait excessivement difficile à intercepter.

Il est clair que c’est d’une telle arme hypersonique (Mach 10) aérobie donc très manœuvrante que parlait Vladimir Poutine. Est-ce crédible ? Quelques éléments de réponse :

  1. Les recherches sur de tels systèmes sont actives aux Etats-Unis, en France, en Chine et en Russie. Que Moscou ait pris une longueur d’avance est possible sur le principe – les percées font partie de la vie des programmes de R&D, et la Russie en a évidemment réalisé dans le passé comme déjà rappelé
  2. Il s’agirait d’un véritable exploit. La France, qui a une forte expertise dans le haut supersonique avec le missile des forces aériennes stratégiques ASMP-A, vise à remplacer ce missile par un système hypersonique à Mach 8 l’ASN4G… mais en visant 2035 pour un système opérationnel. L’ONERA français précise dans son plan stratégique scientifique 2016-2025 que « La stratégie de pénétration des défenses adverses par des missiles à vitesses hypersoniques reste un défi scientifique et technologique majeur. Un très grand nombre de disciplines sont mises en jeu, telles que l’aérodynamique, la propulsion, l’architecture du vecteur, son contrôle et son pilotage. Les enjeux sur les matériaux sont aussi très importants » et que répondre à ce défi supposera de développer « toutes les connaissances en aérodynamique et aéroacoustique, sciences des matériaux, énergétique, ingénierie systèmes et recourir massivement à la simulation numérique pour produire les ruptures nécessaires ». Bref, du point de vue des spécialistes du pays qui dispose du missile aérobie supersonique le plus rapide à Mach 3/4, il y a encore énormément de travail. Si la Russie a bien démarré en décembre 2017 les tests d’un missile aérobie hypersonique à Mach 10, c’est qu’elle a pris 15 ans d’avance sur la France, comme sur les Etats-Unis qui en sont probablement à peu près au même point dans ce domaine
  3. La fiabilité de la parole du président russe peut certes être remise en cause, étant donné les annonces dithyrambiques et peu crédibles sur d’autres catégories d’armement dans le même discours. Il faut encore noter que sur les images qu’il a montrées à l’Assemblée Fédérale de Russie, le missile Kinzhal ressemblait furieusement à un missile balistique bien connu l’Iskander, simplement adapté pour être lancé depuis un avion… donc précisément à un missile tout sauf aérobie !

Il reste possible que le Kinzhal soit réellement aérobie et réellement proche de sa mise en service effective, l’expérience russe dans les missiles supersoniques étant très large, ce qui rend possible qu’une percée technologique ait vraiment eu lieu qui aurait donné à Moscou une telle avance.

Les caractéristiques annoncées vitesse jusqu’à Mach 10, portée 2 000 km et capacité manoeuvrante pourraient conduire à une rupture stratégique : la capacité à neutraliser un porte-avions ennemi à grande distance uniquement avec des ogives conventionnelles, sans passer au nucléaire. Poutine a souligné à raison qu’aucun système de défense antimissile embarqué existant – RIM-66 Standard américains, Aster-30 franco-italiens – ne pourrait parer ce genre d’attaque.

Si le président russe n’a pas exagéré – certes, c’est un « si » – alors la Russie disposera bientôt de la capacité de neutraliser tout porte-avions évoluant dans l’est de la Méditerranée ou dans le Golfe Persique depuis des avions volant au-dessus de la Mer Noire ou de la Caspienne. De même pour des porte-avions situés en mer du Japon ou en mer Jaune, depuis les environs de Vladivostok voire Sakhaline. Si d’autre part le Kinzhal n’est jamais qu’un missile balistique classique Iskander monté à l’horizontale sur un chasseur MiG-31 – comme il en a l’air – il reste un moyen d’attaque possible contre un porte-avions, même s’il serait potentiellement beaucoup plus facile à intercepter par les systèmes américains existants ou de moyen terme – Aster 30 Block 1 NT pour la France.

Il faut noter que même si la Russie ne dispose pas en réalité de missiles aérobies hypersoniques opérationnels, il peut être dans son intérêt de le faire croire, surtout pour augmenter son influence sur des pays tiers qui pourraient craindre d’être attaqués par des groupes de porte-avions américains, tels Corée du Nord et, encore plus, l’Iran.

Et la suite ? Que fera Washington ?

S’agissant des puissances disposant d’une dissuasion nucléaire indépendante de portée mondiale, qui à part la Russie sont au nombre de trois (5), il n’y a guère de réaction à attendre de la Chine ni de la France, qui toutes deux s’en tiennent à une dissuasion de format minimal, centrée exclusivement sur la garantie des intérêts vitaux du pays. Que la Russie se dote ou non d’armes nucléaires plus nombreuses ou différentes n’a pas d’impact sur la stratégie de ces pays, qui décident de leur dissuasion en fonction des besoins de leur défense, non d’une exigence de « parité » avec qui que ce soit. Très raisonnablement et honnêtement, ni Chine ni France n’ont d’ailleurs donné aucune « garantie nucléaire » à quelque pays étranger que ce soit, à l’inverse des Etats-Unis prétendant contre toute vraisemblance qu’ils mettraient en danger New York et Los Angeles – qui leur sont vitales – en utilisant des armes nucléaires pour défendre Berlin ou Tokyo – qui ne sont pas vitales pour les Etats-Unis – ou de la Russie dont Vladimir Poutine a affirmé de manière tout aussi peu crédible que sa dissuasion serait mise en œuvre aussi pour le bénéfice de ses « alliés ».

Mais les Etats-Unis vivent bien comme la Russie dans l’illusion que la parité dans le nombre et les caractéristiques techniques des armes nucléaires aurait un sens en soi. Washington et Moscou maintiennent bien à eux deux un stock d’armes nucléaires représentant plus de 90% du total mondial, sans autre raison que de prestige, d’habitude et de bureaucratie militaire attachée à survivre voire croître quels que soient les véritables besoins du pays. Dans ces conditions, les Etats-Unis déjà en train d’ouvrir les vannes du financement pourtant déjà très copieux de leur armée resteront-ils sans réagir ?

S’il est raisonnable de s’attendre à ce que Paris et Pékin soient encouragés à poursuivre leurs recherches déjà en cours sur l’hypersonique aérobie, si l’existence du Kinzhal aérobie ou non devrait inciter à renforcer la protection antimissile du groupe naval français au-delà de la modernisation déjà en cours, selon les lignes mises en avant dans le rapport du Sénat sur le sujet en 2011, c’est bien les Etats-Unis qui pourraient potentiellement réagir très fortement à un discours de Poutine qui ressemble, plus qu’un défi, à une véritable provocation destinée à provoquer réponse, et peut-être rage.

Sans doute, le porte-parole du Kremlin a insisté sur le fait que la Russie ne cherchait aucunement à relancer une course aux armements – contredisant au passage son président qui affirmait dans son discours que course aux armements il y avait bien eu, et qu’elle était terminée avec victoire russe par KO – mais il est difficile d’imaginer Washington se contenter de cette déclaration

« Il ne s’agit que d’une réponse de la Russie au retrait des Etats-Unis de l’accord sur le système de défense antimissile et au processus très actif de développement d’un système antimissile global qui est à même de violer la parité stratégique et nucléaire et de neutraliser de fait les forces stratégiques russes », a indiqué M. Peskov vendredi.

Les Etats-Unis, par ailleurs candidat sérieux pour les Darwin Awards puisque leur retrait du traité ABM en 2002 pour développer à coups de dizaines de milliards des défenses antimissile peu fiables au point d’être ridicules n’a abouti qu’à la modernisation à marche forcée des forces nucléaires russes et la relance de la R&D militaire certes en grande partie Potemkine pour ce qui est du récent discours de Poutine mais pas entièrement, vont probablement faire leur possible – et multiplier encore les dépenses pour « rattraper » leur « retard ».

Faut-il d’ailleurs rajouter aux raisons du discours de Vladimir Poutine discutées plus haut l’espoir d’inciter Washington précisément à cela, et de stériliser une bonne part des dépenses de R&D militaire américaine en l’engageant sur des voies sans issue, à tenter de reproduire des exploits technologiques bidon ?

Alexis Toulet
20/03/2018

 

1 – Gueorgy Arbatov, accompagnant Mikhaïl Gorbatchev lors de sa première visite à Washington, avait prévenu « Nous allons vous faire quelque chose de terrible : nous allons vous priver d’ennemi ». Vladimir Poutine est certes bien meilleur pour le CMI américain que ne l’était le diplomate Arbatov…

2 – Sous-marin nucléaire lanceur d’engins, c’est-à-dire les bâtiments embarquant des missiles balistiques nucléaires invulnérables à une première frappe car indétectables pour peu que le sous-marin soit suffisamment furtif

3 – L’étude par Crédit Suisse de la richesse mondiale et de sa répartition montre que l’inégalité maximale de la distribution de richesses – coefficient de Gini supérieur à 90, sur une échelle allant jusqu’à 100 – n’est atteinte parmi les pays développés qu’en Russie et en Ukraine, nettement pires même que les Etats-Unis sur ce critère (source, pages 106 et suivantes)

4 – L’expression est issue d’Emile Ollivier, annonçant en 1870 à l’Assemblée la déclaration de guerre à la Prusse par ces mots : « Cette guerre, nous la déclarons d’un cœur léger »

5 – Le Royaume-Uni a des armes nucléaires de portée mondiale, mais elles ne sont pas indépendantes des Etats-Unis, il ne s’agit dans les faits que de balistiques mer-sol américains issus du même lot opérationnel que les SNLE américains utilisent – autant dire que la capacité même de Londres à ordonner une frappe nucléaire sans obtenir d’abord l’autorisation de Washington peut être mise en doute. Les autres pays nucléaires Israël, Inde, Pakistan et Corée du Nord ne disposent pas d’armes nucléaires opérationnelles indépendantes de portée mondiale… même si Pyongyang s’en rapproche à très grande vitesse

Source : Le Nœud Gordien

Crédit photo : Vladimir Poutine lors de son discours fédéral du 1er mars 2018 – Site officiel du Kremlin, Creative Commons Attribution 4.0 International

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