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Guerre nucléaire, la menace inexistante

Guerre nucléaire, la menace inexistante
Guerre nucléaire, la menace inexistante

L’article vise à démontrer que le risque de guerre nucléaire États-Unis – Russie, qui inquiète de nombreux responsables et commentateurs, est en fait inexistant – cependant les discours sur le risque de guerre sont loin d’être inoffensifs, car ils détournent l’attention de menaces bien plus réelles, en même temps bien sûr qu’ils sont utilisés à avancer des pions politiques et à manipuler.

Opposition entre Bloc atlantique et Russie au sujet de la crise ukrainienne, manœuvres de pays de l’OTAN en Pologne, projets de déploiement d’unités blindées OTAN dans les Pays Baltes et de défenses antimissile en Roumanie et en Pologne, survols agressifs de navires américains par des chasseurs russes, non seulement les relations OTAN – Russie prennent progressivement la forme d’une Guerre Froide 2.0, mais de nombreux responsables et commentateurs s’inquiètent du risque d’affrontements escaladés jusqu’à l’emploi d’armes nucléaires.

Et en Russie comme en OTAN, on lance des déclarations ambiguës voire affirmatives et menaçantes – oui si «ceux d’en face» continuent comme ça, on finira par en venir aux mains, puis au nucléaire ! Risque réel, ou hystérie ?

Le président russe Vladimir Poutine l’a affirmé, lorsque des soldats russes ont pris le contrôle du parlement de Crimée à Simferopol et forcé l’organisation d’un référendum d’autodétermination, en cas d’intervention armée OTAN en Crimée la Russie se tenait prête à riposter, y compris « en mettant en alerte le dispositif nucléaire ».

Face aux déploiements prévus d’éléments de défense antimissile dans plusieurs pays d’Europe centrale et du nord, la Russie a explicitement averti Danemark, Norvège et Pologne qu’en cas de guerre, ces éléments présents sur leurs territoires pourraient devenir des cibles de frappes nucléaires.

L’ancien chef suprême adjoint de l’OTAN en Europe, le général britannique Sir Richard Shirreff, avertit que sauf à déployer des troupes dans les Pays Baltes, l’OTAN risquerait la guerre avec la Russie « d’ici un an », et que « ce serait une guerre nucléaire ».

Les médias ne sont pas en reste, notamment en Russie où le présentateur vedette Dmitri Kisselev rappelait en mars 2014 sur la chaîne Rossiya 1 que la Russie pouvait réduire les États-Unis « en cendres radioactives ». Qu’il se soit trompé de photo et ait proféré sa menace devant l’image d’un essai nucléaire… français à Mururoa rajoute à la bouffonnerie, mais ne diminue pas d’un iota l’agressivité du propos.

Ajoutons ce fait moins médiatisé mais qui attira beaucoup d’attention dans les milieux spécialisés, et n’a certainement pas été oublié en Russie, la parution en 2006 de l’étude des chercheurs américains Keir A. Lieber and Daryl G. Press «The End of MAD? The Nuclear Dimension of US Primacy» (PDF en anglais) c’est-à-dire «La fin de l’équilibre de la terreur? La dimension nucléaire de la primauté américaine». La thèse des deux auteurs étant que la dégradation des capacités nucléaires russes et surtout l’augmentation de la précision des missiles américains donnaient la possibilité aux États-Unis de détruire tout l’arsenal russe en une seule frappe surprise, laissant Moscou à leur merci, privé de tout moyen de riposte.

Avec tous ces bruits belliqueux, l’inquiétude est bien compréhensible. C’est ainsi qu’un groupe de blogueurs d’origine russe vivant aux États-Unis, notamment Dmitry Orlov et Andrei Raevsky, publiaient au début de juin Un avertissement russe, exprimant leur vive inquiétude :

Nous, soussignés, sommes des Russes vivant et travaillant aux États-Unis. Nous avons suivi avec une inquiétude croissante les politiques actuelles des États-Unis et de l’OTAN qui nous ont placés sur une trajectoire de collision extrêmement dangereuse avec la Fédération de Russie, ainsi qu’avec la Chine.

Et continuant par de sévères mises en garde :

En cas d’attaque, la Russie ne reculera pas ; elle se vengera, et anéantira complètement les États-Unis. (…) les Russes n’ont plus de place laissée à la retraite. Ils ne vont pas attaquer ni, non plus, reculer ou se rendre. (…) si la Russie est attaquée, ou simplement menacée d’attaque, elle ne reculera pas, et (les dirigeants russes) lâcheront un barrage nucléaire duquel les États-Unis ne se remettront jamais.

Va-t-on en venir aux mains ? Les dirigeants américains ont-ils, comme le craignent Orlov et Raevsky, des tendances suicidaires ? Le président russe prépare-t-il une guerre d’agression dans les Pays Baltes et en Pologne ?

En réalité, le risque de guerre nucléaire entre États-Unis et Russie est aussi bas aujourd’hui qu’il y a cinq, dix ou vingt ans, ceci pour des raisons très concrètes, dont voici les principales :

  1. La défense antimissile américaine ne peut annuler la dissuasion russe
  2. La thèse de la « primauté nucléaire » américaine ne tient pas
  3. Le risque d’invasion russe dans les Pays Baltes est inexistant
  4. Le peuple américain refuserait un projet d’attaque américaine sur le territoire russe
  5. Un éventuel affrontement armé américano-russe en Syrie ou ailleurs n’aurait aucune chance d’être nucléaire

Ce qui doit déboucher sur la Conclusion – Du danger des distractions…

1. La défense antimissile américaine ne peut annuler la dissuasion russe

Point liminaire mais essentiel : le déploiement de missiles antimissiles en Europe centrale ne menace en rien la dissuasion nucléaire stratégique russe.

Il y a à cela plusieurs raisons, citons seulement la principale : la Terre est ronde.

L’essentiel des missiles balistiques sol-sol russes sont basés au-delà de l’Oural. Une riposte nucléaire russe sur les États-Unis prendrait le plus court chemin, le seul que des missiles balistiques peuvent emprunter, et ce chemin passe par-dessus les pôles. Il ne s’approche pas de l’Europe centrale, et les missiles antimissiles que l’Amérique se prépare à baser là n’y pourraient strictement rien.

Quant aux rares antimissiles longue portée que l’Amérique a basé sur son territoire, non seulement leurs performances contre des missiles dotés de leurres sont fortement sujettes à caution, mais étant si peu nombreux ils ne pourraient dans le meilleur des cas intercepter que quelques-unes des centaines d’ogives nucléaires que compterait une riposte massive.

Le même raisonnement s’applique aux missiles balistiques mer-sol, les SNLE russes étant basés dans l’Arctique, voire pour certains dans le Pacifique.

Pourquoi le gouvernement russe accorde-t-il alors une telle importance en paroles aux futurs antimissiles d’Europe centrale ? Il faudrait leur poser la question. Voici trois hypothèses – qui ne s’excluent nullement – à prendre en considération :

  • Ces défenses pourraient compliquer l’attaque par les Russes du second échelon d’une éventuelle invasion terrestre OTAN de la Russie
  • L’objectif est d’affirmer le principe comme quoi l’OTAN devrait respecter les traités et ne pas déployer d’unités militaires permanentes dans les pays de l’ancien Pacte de Varsovie
  • Il s’agit d’un discours à visée politique interne, visant à renforcer le soutien de la population russe à son gouvernement

2. La thèse de la « primauté nucléaire » américaine ne tient pas

L’étude de 2006 comme quoi l’équilibre de la terreur serait dépassé et les États-Unis auraient la possibilité de désarmer la Russie par une frappe nucléaire massive surprise appelle les remarques suivantes :

  • Elle a été réalisée par deux personnages dont aucun n’était militaire et aucun n’était ingénieur – à la fois Keir A. Lieber et Daryl G. Press sont diplômés de sciences politiques. Pour prendre une comparaison dans un contexte français, il faut imaginer que le Ministère des Affaires Étrangères essaie d’apprendre leur métier à l’État-Major des Armées ainsi qu’à la Direction Générale de l’Armement. Disons-le tout net : ils n’avaient pas les compétences nécessaires, et déjà à l’époque plusieurs avaient émis de forts doutes sur leur thèse
  • Même ces auteurs avaient remarqué que leurs conclusions seraient ruinées si deux hypothèses fortes n’étaient pas vérifiées, soit l’absence de patrouille permanente par un SNLE russe, et l’absence de déploiement sur le terrain de missiles sol-sol mobiles russes

Or la Russie a retrouvé au plus tard en 2014 avec l’entrée en service du 3ème bâtiment de type Boreï la capacité à effectuer des patrouilles permanentes de SNLE qu’elle avait perdue depuis plus d’une décennie, et elle a depuis 2006 multiplié les balistiques sol-sol mobiles, dont elle possédait 81 en janvier 2016, et dont une partie sont très certainement déployés sur le terrain.

Bref, s’il s’agissait de mettre à jour l’étude de 2006, même ses auteurs devraient s’apercevoir que leurs élucubrations de l’époque ne tiennent pas.

3. Le risque d’invasion russe dans les Pays Baltes est inexistant

On cite la menace russe d’invasion des Pays Baltes, point de départ d’une éventuelle guerre à grande échelle entre Russie et pays de l’OTAN, guerre dont il est ensuite fortement suggéré qu’elle déboucherait sur des tirs nucléaires.

On cite cette menace surtout, soit dit en passant, si l’on est analyste à la RAND Corporation le fameux think tank américain, et que l’on a un contrat à remplir…

C’est ainsi que la RAND publiait en début d’année les conclusions d’un wargame – une simulation – montrant que la Russie pourrait prendre Estonie et Lettonie en moins de trois jours, sans que leurs alliés de l’OTAN ne puissent s’y opposer, et conseillant d’installer dans la région jusqu’à « sept brigades, dont trois lourdes blindées, avec tout leur support aérien et autre » pour parer ce risque. Voir Reinforcing deterrence on NATO’s eastern flank (PDF, en anglais)

Or cette menace est inexistante, pour des raisons politiques évidentes :

  • La Russie n’y a aucun intérêt – pas de base navale russe dont les droits pourraient être mis en question par un gouvernement hostile comme Sébastopol en Crimée en 2014, non plus que de réserves de pétrole à placer sous contrôle comme en Irak en 2003. Rien que des populations fort méfiantes envers elle, et des minorités russophones dispersées, majoritaires nulle part, et d’ailleurs préférant l’accès à l’Union Européenne dont elles bénéficient aux bénéfices hypothétiques d’une inclusion dans la Fédération de Russie
  • Quand bien même les Russes éliraient comme successeur de Vladimir Poutine un pensionnaire d’asile d’aliénés qui imaginerait d’occuper les Baltes, il ne pourrait qu’être arrêté par la garantie de sécurité que l’ensemble des pays de l’OTAN leur ont accordée

Il faut ici éviter le piège tendu par les analystes de la RAND prétendant qu’il serait « impossible » de défendre ces pays. C’est bien entendu parfaitement possible, simplement cette défense ne pouvant arrêter une offensive initiale russe car réagissant trop lentement pour raison géographique se concentrerait sur la reconquête et la libération de ces pays.

Opération qui serait certes sanglante, mais que la Russie n’aurait aucune chance de parvenir à empêcher. La puissance militaire russe a été sous-estimée dans le passé, ce n’est pas une raison pour la surestimer maintenant.

Rappelons tout de même, pour prendre un exemple de comparaison, que suite à une interruption presque totale des achats de nouveaux avions de combat entre 1992 et 2008, l’armée de l’air russe dispose de moins de chasseurs modernes de moins de 25 ans d’âge que la seule armée de l’air française – soit une centaine de Su-30 et Su-35 ainsi qu’environ 70 Su-34 à fin 2015 pour laVoïenno-vozdouchnye sily Rossiï, à comparer avec une centaine de Rafale et une centaine de Mirage 2000 produits dans les années 1990 pour l’Armée de l’Air. Certes, la VVS compte aussi de nombreux appareils beaucoup plus vieux, qui peuvent encore être utiles contre des djihadistes par exemple en Syrie, mais ils seraient rapidement abattus par un adversaire doté d’une défense aérienne moderne. Certes on modernise à tour de bras en Russie, mais même le résultat final de cette modernisation une fois achevée sera fort loin d’être suffisant pour arrêter une offensive européenne décidée visant à libérer les Pays Baltes – sans même parler de l’armée américaine.

4. Le peuple américain refuserait un projet d’attaque américaine sur le territoire russe

Faut-il alors imaginer que ce soit l’OTAN, ou les États-Unis, qui lance une offensive sur les terres russes, ou bien qui du moins attaque les forces russes déployées à l’étranger ? La chose n’est théoriquement pas impossible, et quels que soient leurs déboires lorsqu’ils essaient d’occuper dans la durée un pays récalcitrant comme l’Irak ou l’Afghanistan, les États-Unis restent de fort loin la première puissance militaire mondiale.

Il faut quand même se rendre compte des difficultés politiques.

Rappelons qu’en 2002-2003, le souvenir des attentats du 11 septembre 2001 étant frais dans la conscience de la population américaine, et une propagande massive tentant de convaincre que Saddam Hussein avait eu quelque chose à y voir, ou encore qu’il avait des armes de destruction massives, il a fallu des mois et des mois au gouvernement américain pour finir par emporter l’assentiment de la majorité des Américains pour attaquer une puissance militaire de troisième ou quatrième ordre – l’Irak.

Aujourd’hui que « 9/11 » est beaucoup plus lointain, alors que même la pire propagande ne parviendrait pas à établir un lien entre Russie et djihadisme, alors que les États-Unis ont connu bien des déconvenues militaires écœurant à l’avance une bonne partie de la population à l’idée de nouvelles aventures militaires, l’appareil de propagande américain parviendrait à obtenir l’assentiment de la population pour attaquer une puissance militaire de premier ordre – la Russie ?

Il faut quand même être sérieux : même pour les « communicateurs » les mieux doués, c’est « Mission impossible ».

5. Un éventuel affrontement armé américano-russe en Syrie ou ailleurs n’aurait aucune chance d’être nucléaire

Enfin, même dans ce cas qui reste improbable – même si le faucon Hillary Clinton était élue présidente – d’une guerre américano-russe dans un pays tiers loin de l’une comme de l’autre, par exemple en Syrie autour de zones d’interdiction de survol que les États-Unis imposeraient à l’allié syrien de Moscou au risque bien compris de déclencher une guerre avec la Russie, idée que certains défendent aux États-Unis, cette guerre pour grave qu’elle soit n’aurait aucune chance de dériver vers un emploi du nucléaire.

Cela ne signifie pas bien entendu qu’une telle guerre ne serait pas sanglante – elle le serait – ni qu’elle n’aurait pas de conséquences – au contraire, son impact de long terme pourrait être profond. Simplement, cette guerre ne serait en aucun cas nucléaire.

Rappelons que la doctrine militaire russe – version de décembre 2014 – affirme que le nucléaire sera utilisé si la survie de la nation est en jeu – et seulement dans ce cas (PDF, en russe)

La Russie se réserve le droit de se servir de son arme nucléaire en riposte à une attaque à l’arme nucléaire ou à une autre arme de destruction massive, réalisée contre elle et/ou ses alliés, ainsi qu’en cas d’une agression massive à l’arme conventionnelle mettant en danger l’existence même de l’État

Passer au nucléaire juste parce qu’une intervention extérieure a échoué, ce n’est tout simplement pas la politique russe. Et les États-Unis non plus n’envisagent pas d’utiliser le nucléaire pour des raisons aussi futiles, surtout pas contre un pays qui en disposerait. Suite à leurs échecs en Irak, en Afghanistan et avant cela au Vietnam, nul à Washington n’a d’ailleurs ne serait-ce qu’évoqué la possibilité d’une « vengeance » nucléaire.

Il faut se souvenir que des guerres directes entre puissances nucléaires ont déjà eu lieu, en 1969 à la frontière soviéto-chinoise notamment, ainsi qu’en 1999 à la frontière indo-pakistanaise. Dans chaque cas, le protagoniste vaincu et humilié – Chine et Pakistan respectivement – s’est bien gardé d’ « escalader » la guerre, surtout pas en utilisant des armes nucléaires. C’est justement que leur effet de terreur réprimait les envies les plus vives de continuer à en découdre.

On pourrait encore rappeler la guerre du Kippour en 1973, où certes seul l’un des protagonistes disposait d’armes nucléaires – Israël – mais où ce sont tous les autres qui l’ont attaqué et par surprise. Et Israël s’est bien défendu sans utiliser l’arme atomique.

Conclusion : du danger des distractions…

Les fausses alertes d’un risque dérive vers une guerre nucléaire sont-elles alors inoffensives ? Peut-on les négliger ?

Non, elles sont dangereuses indirectement – parce qu’elles sont de puissantes distractions.

Or la vérité est que l’humanité court des dangers bien réels et beaucoup plus sérieux ceux-là, liés au risque d’effondrement financier entraînant un effondrement industriel, au plafonnement des extractions d’énergie fossile en attendant leur décroissance, au réchauffement séculaire en cours et aux autres détériorations écologiques qui risquent de finir par réduire la population humaine de force. Et tout ce qui détourne l’attention de ces risques-là, et de ce qu’il faudrait faire pour y parer, ou du moins limiter conséquences et dégâts autant que faire se peut, est perte de temps.

Il est d’autant plus important de dégonfler les baudruches des risques qui ne se posent pas, et une guerre nucléaire est de ceux-là.

Alexis Toulet
Source : noeud-gordien.fr
17/06/2016

Alexis Toulet est ingénieur et analyste des systèmes, webmestre du site communautaire d’investigations sur les crises, Le Nœud Gordien.

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