Par l’Observatoire du Journalisme ♦ En Pologne, un petit coup d’État médiatique a eu lieu. Des forces de police ont encerclé le bâtiment de la télévision nationale et une purge politique a eu lieu. Mais tout cela n’émeut pas les gardiens de l’État de droit et les défenseurs de la liberté de la presse. Et pour cause, cette purge politique est tournée contre les journalistes polonais conservateurs ! C’est donc sans trop de remarques de la part des démocraties d’Europe de l’ouest, pourtant si promptes à donner des leçons de morale, que cette dérive a pu avoir lieu. Nous partageons avec vous cette analyse fournie de la situation par l’Observatoire du Journalisme.
Polémia
Que n’avait-on entendu de critiques dans les médias français et européens, en 2016 quand la nouvelle majorité parlementaire du PiS avait pris le contrôle des médias publics polonais ! Même la Commission européenne s’en était mêlée au nom de la défense du pluralisme des médias, de l’indépendance des médias publics et de l’État de droit.
La télévision publique polonaise encerclée par la police
Le contraste est saisissant, pour ceux qui s’en souviennent, avec le silence de la Commission aujourd’hui, quand c’est le gouvernement de Donald Tusk qui reprend le contrôle de ces médias avec des méthodes que même France Télévisions, sur son site Internet, qualifie de “biélorusses”. Forcément, la vue d’un siège de la télévision publique, à quelques jours des fêtes de Noël, encerclé par d’imposantes forces de police, avec à l’intérieur des nouveaux directeurs nommés directement par le ministre de la Culture venant prendre possession des bureaux par la force, en se faisant assister de types à l’allure d’hommes de main de la mafia post-communiste des années 1990. Des hommes de main dépêchés par des agences de sécurité privées recrutées pour l’occasion.
« Le nouveau gouvernement mène une purge drastique pour restaurer l’indépendance des médias publics », pouvait-on lire en titre sur francetvinfo.fr le 22 décembre. L’indépendance ? Sans blague !
Les directeurs des télévisions publiques limogés séance tenante
Le ministre de la Culture Bartłomiej Sienkiewicz a annoncé le 21 décembre la révocation de la direction de la télévision publique TVP et la nomination d’une nouvelle direction. Une semaine après, la ligne éditoriale du journal du soir a déjà complètement changé. Il est fait l’éloge des décisions du ministre concernant les médias publics et le PiS, désormais dans l’opposition, est présenté comme cherchant à s’accrocher pour défendre des intérêts politiques mesquins. On met en avant les salaires mirobolants de ceux qui viennent de se faire éjecter manu militari, et on ne dit mot des salaires de l’époque où les amis de Donald Tusk contrôlaient déjà la télévision publique, non moins mirobolants.
Un miroir inversé sur les JT
Quel que soit le sujet, le narratif est du côté du gouvernement, et l’on compare déjà les actions et décisions du nouveau gouvernement de Tusk à celle du gouvernement précédent, qui sont systématiquement présentées sous un angle négatif. L’annonce du Premier ministre concernant un projet de loi visant à introduire en Pologne des unions civiles pour les homosexuels est vantée, TVP faisant même désormais campagne en faveur du mariage homosexuel et de l’adoption pour les couples de même sexe, comme les chaînes privées concurrentes. Fécondation in vitro, rapports avec l’Église, énergies renouvelables, défense, prix de l’immobilier… Sur tous les sujets, après seulement quelques jours d’écoute de ces nouvelles nouvelles, l’on apprend tout le mal que faisait le gouvernement de Morawiecki et tout le bien que fait déjà celui de Donald Tusk. La ligne éditoriale est à 100 % celle de la nouvelle coalition des libéraux et de la gauche. Le principal journal télévisé de la journée, rebaptisé « 19.30 » (il est émis à 19h30) est en somme le reflet en miroir de l’ancien, « Wiadomości » (Nouvelles), tant critiqué jusqu’à récemment, non sans raison, par ceux qui sont aujourd’hui au pouvoir.
Il faut le reconnaître, le changement de ligne éditoriale est aussi brutal qu’en janvier 2016, quand c’est le ministre du Trésor public du PiS qui avait remplacé les directeurs des médias publics.
Oui, mais…
Brigandage en absence de loi
En janvier 2016, cela s’était fait sur la base d’une loi votée en bonne et due forme par le Parlement, la « petite loi sur les médias » (voir notre article publié le 15 février 2016 sous le titre : « Télévision publique polonaise, ce qui a changé avec l’arrivée du PiS au pouvoir »). Certes, cette loi avait été portée devant le Tribunal constitutionnel par le médiateur des citoyens, et ce tribunal l’avait en partie invalidée en décembre 2016. Entretemps, toutefois, le parlement polonais avait voté une nouvelle loi instituant un Conseil des médias nationaux (RMN) dont les membres sont nommés pour 6 ans et sont irrévocables pendant cette durée (voir notre article publié le 1er novembre 2016 sous le titre : « Le nouveau mode de nomination des dirigeants des médias publics en Pologne devrait faire taire les critiques européennes »). Cette loi n’a pas été portée devant le Tribunal constitutionnel et est toujours en vigueur aujourd’hui. En vertu de la loi en vigueur, c’est donc normalement ce Conseil des médias nationaux et lui seul qui est chargé de nommer les dirigeants des médias publics polonais.
Même manœuvre de Donald Tusk en 2010
Si ce Conseil des médias nationaux a été créé avec des membres irrévocables pendant six ans, c’était peut-être pour empêcher Donald Tusk de répéter sa manœuvre de 2010 pour prendre le contrôle des médias publics. À l’époque, il avait changé avant terme tous les membres du Conseil national de la radiophonie et de la télévision (KRRiT), un organe prévu par la Constitution et qui était alors chargé de nommer les dirigeants des médias publics. Il lui avait suffi pour cela de faire rejeter leur rapport annuel par sa majorité à la Diète. C’est ainsi que sa coalition gouvernementale avait agi en 2010 pour prendre le contrôle des médias nationaux en toute légalité et c’est ce qui avait marqué la fin du pluralisme à la télévision publique polonaise. Après cette prise de contrôle du KRRiT par le gouvernement de Donald Tusk, la quasi-totalité des journalistes et chroniqueurs conservateurs avaient disparu de la télévision publique, et plus de 400 journalistes salariés de la télévision publique TVP (plus des deux tiers !) avaient été transférés vers des entreprises externes pour être ensuite rémunérés sur la base de contrats d’entreprise et contrats de mandat, avec un travail garanti pour seulement un an. Quoi de mieux pour s’assurer de leur docilité ?
Arrivé au pouvoir à l’automne 2015, le PiS de Jarosław Kaczyński, malheureusement, n’a pas fait mieux. Le nouveau Conseil des médias nationaux étant dominé numériquement par les personnes que sa majorité parlementaire a nommées, les dirigeants des médias publics, et notamment de la télévision, ont conservé la ligne outrageusement pro-gouvernementale et anti-opposition des services d’information et des émissions à caractères politiques. La différence positive de la période 2016–2023 étant cependant que les deux grands groupes privés de télévision ayant une ligne européiste et progressiste, ils sont tout naturellement hostiles au PiS et à ses idées, et le pluralisme était donc assuré pendant huit ans dans l’audiovisuel polonais. Il ne l’était plus de 2010 à 2015 et il ne l’est à nouveau plus depuis Noël de cette année, depuis que la télévision publique est retombée sous le contrôle de Donald Tusk et de ses amis. Le putsch de décembre a aussi concerné la radio publique, pourtant nettement moins engagée dans la propagande gouvernementale de ces huit dernières années, ainsi que l’agence de presse polonaise (la PAP).
Écran noir pendant une semaine
Pour la première fois depuis la loi martiale décrétée par le général communiste Jaruzelski le 13 décembre 1981, la télévision publique a cessé d’émettre pendant plusieurs jours à l’approche de Noël 2023. Donald Tusk et ses ministres ayant pris leurs fonctions le 13 décembre, les critiques de la coalition gouvernementale parlent donc désormais de Coalition du 13 décembre, en référence à ce 13 décembre 1981, tandis que le camp gouvernemental préfère l’appellation de Coalition du 15 octobre, date des dernières élections.
Quoi qu’il en soit, ce qui est arrivé juste avant Noël était bien un putsch sur les médias publics, car contrairement au PiS en 2016, le gouvernement de Donald Tusk et son ministère de la Culture Bartłomiej Sienkiewicz, un ancien lieutenant-colonel des services de renseignement, se sont passé de faire voter une loi par le nouveau parlement dominé par leur coalition gaucho-libérale. Ont-ils estimé que le président Andrzej Duda, issu du PiS, allait de toute façon opposer son veto à cette loi ? Pourtant, le président Duda avait exprimé à plusieurs reprises ces dernières années des critiques à l’égard de la ligne éditoriale trop engagée de la télévision publique et notamment de sa chaîne d’information TVP Info. Celle-ci a été le plus durement frappée par ce putsch, puisqu’elle n’a repris ses émissions que le 29 décembre, après une semaine d’écran noir.
Élections polonaises : la campagne de Soros sur les réseaux sociaux
Carte blanche à Bruxelles
Tusk a‑t-il donc péché par impatience ? En fait, si l’on s’intéresse aux propos que lui et ses amis ont tenu ces deux dernières années, c’est bien plus inquiétant que cela : les libéraux européistes (Tusk a lui-même été président du Conseil européen de 2014 à 2019) et progressistes aujourd’hui au pouvoir à Varsovie semblent être convaincus que Bruxelles leur donne carte blanche pour violer l’État de droit et revendiquent de pouvoir ignorer toute loi adoptée par le précédent parlement qu’ils considéreront contraire à la Constitution polonaise. La grande loi sur les médias votée à l’automne 2016 est justement une de ces lois. Le ministre de la Culture Sienkiewicz et le premier ministre Tusk expliquent qu’il leur faut agir de la sorte pour rétablir l’État de droit. Sauf que, dans l’ordre juridique polonais, seul le Tribunal constitutionnel est habilité à déclarer l’inconstitutionnalité d’une loi et cela ne relève pas de l’arbitraire d’un premier ministre et de son gouvernement, ni même d’une simple résolution de la Diète, la chambre basse du parlement polonais. Car c’est justement d’une simple résolution de la Diète, adoptée par la nouvelle majorité, que le gouvernement Tusk prétend tirer la légalité de son action.
Redonnons la parole à France Télévisions, en citant à nouveau l’article évoqué plus haut :
« Tout ça ressemble plus à des méthodes de putschistes qu’à celles d’un gouvernement pro-européen. C’est tout le défi de la nouvelle coalition dirigée par Donald Tusk, qui a pris ses fonctions il y a seulement 10 jours. Comment rétablir l’État de droit dans un pays qui avait lentement dérivé vers un régime autoritaire ? Comment démanteler l’appareil de propagande qui avait gangrené les médias ? »
Conclusion de fin :
« Dans cette vaste comédie politique, les acteurs du PiS devraient surtout apprendre à quitter la scène. »
Une période de « démocratie transitoire »
Les gaucho-libéraux, toujours prêts à crier à la dérive autoritaire quand les conservateurs sont au pouvoir, ont une nouvelle théorie, aujourd’hui en vogue dans leurs cercles en Pologne mais aussi dans la presse allemande, quand elle parle de ce pays : c’est la théorie de la « démocratie de la période transitoire ». En bref, puisque le gouvernement précédent n’était pas démocratique (bonjour la contradiction : il a pourtant perdu le pouvoir après des élections démocratiques organisées selon les modalités et dans les délais prévus par la Constitution, avec une majorité de médias qui faisaient campagne contre lui), il faut dans un premier temps utiliser des moyens non démocratiques et piétiner l’État de droit pour rétablir la démocratie et l’État de droit. La fin justifie les moyens, en somme.
En toile de fond, on perçoit une volonté soutenue par Bruxelles d’empêcher par tous les moyens le retour des « populistes » au pouvoir. Un peu comme aux États-Unis où les Démocrates font tout pour empêcher Donald Trump de se représenter à des élections présidentielles qu’il pourrait bien remporter contre Joe Biden, cette fois. Un peu aussi comme en Allemagne où le principal parti d’opposition, l’AfD, est mis sous surveillance par le service de contre-renseignement dirigé par un politicien du parti concurrent à droite, la CDU, agissant sous les ordres du ministère de l’Intérieur dirigé par les sociaux-démocrates qui rêvent d’interdire l’AfD.
L’extrême centre liberticide
Le putsch sur les médias publics en Pologne est une nouvelle manifestation non seulement du deux poids deux mesures de Bruxelles – la vice-présidente de la Commission européenne pour les Valeurs et la Transparence, Věra Jourová, était à Varsovie le jour où le putsch sur les médias a commencé et elle est restée silencieuse – mais aussi de la dérive autoritaire et totalitaire des libéraux de l’extrême centre partout en Occident. On le voit en France également avec les menaces de la ministre de la Culture contre CNews ou son soutien à la grève des journalistes du Journal du Dimanche, contre l’arrivée d’un nouveau rédacteur en chef jugé trop conservateur, et donc « d’extrême droite », ou encore avec les dizaines de dissolutions d’associations conservatrices, pourtant non violentes et agissant dans la légalité, par le ministre de l’Intérieur, avec l’association catholique Academia Christiana comme dernière victime de cette dérive autoritaire et totalitaire des libéraux.
Les Polonais, qui ont renversé le communisme, vont-ils laisser faire ?
La société des journalistes polonais (SDP) a rapidement émis un communiqué dénonçant l’action du nouvel exécutif de Donald Tusk vis-à-vis des médias publics (ici en anglais). Le Conseil des médias nationaux, chargé selon la loi de nommer les directeurs des médias publics, et le Conseil national de la radiophonie et de la télévision, autorité de surveillance constitutionnelle des médias, ont également dénoncé cette action qu’ils jugent illégale et contraire à la constitution. Même la Fondation Helsinki pour les Droits de l’homme, une ONG marquée à gauche et financée entre autres par les fondations Soros, s’est officiellement inquiétée de cette violation flagrante des principes de l’État de droit, de la Constitution polonaise et des standards du Conseil de l’Europe en matière d’absence de contrôle direct de l’exécutif sur les médias publics.
Tusk met en liquidation les sociétés de médias publics et nomme le liquidateur
Le président Andrzej Duda a dénoncé cela lui aussi et a annoncé son veto contre un amendement à la loi budgétaire qui devait assurer un financement de 3 milliards pour les médias publics en 2024, en justifiant ce veto par la prise de contrôle illégale de ces médias par le gouvernement de Donald Tusk et en assurant qu’il était prêt à discuter d’une loi pour réformer les médias. Mais plutôt que de discuter, le gouvernement Tusk a immédiatement annoncé la mise en liquidation de toutes les sociétés des médias publics, en faisant porter la faute au président. Le gouvernement assure que c’est pour protéger ces médias en l’absence de financement, mais supprimer les médias publics était une des idées avancées par l’actuelle coalition gouvernementale quand elle était dans l’opposition. En tout cas, cette mise en liquidation permet pour le moment au gouvernement de resserrer son contrôle sur ces médias et de lui donner un semblant de légalité, puisque c’est le liquidateur nommé par le gouvernement qui prend le pas sur les directions concurrentes (les dirigeants nommés par le ministre de la Culture et ceux nommés par le Conseil des médias nationaux, qui ne contrôlaient plus rien mais refusaient de démissionner et continuaient de se considérer comme les dirigeants légitimes des médias publics).
Jan Rokita, un ancien dirigeant de la Plateforme civique (PO) de Donald Tusk, estime que la situation est dangereuse. Pour lui le putsch opéré en toute illégalité sur les médias publics en Pologne, « a transformé l’état de la politique polonaise » :
« Pour la première fois depuis que la liberté a été retrouvée (avec la chute du communisme en 1989–90), les conflits politiques ont fait sauter les fusibles systémiques, de sorte que la lutte pour le pouvoir se déroule maintenant de manière chaotique et sans frein. Jusqu’à présent, cela se passait toujours de telle sorte que ceux qui prenaient le pouvoir mettaient leurs juristes de confiance au travail pour concocter les dispositions légales qui pouvaient être utilisées et celles qui devaient être modifiées pour frapper leurs prédécesseurs. Cette fois-ci, le nouveau camp au pouvoir est arrivé à la conclusion que ce “formalisme” est un ennui inutile, ou une perte de temps, quand les choses peuvent être faites plus rapidement et plus simplement. »
Vers la domination absolue de l’extrême centre dans les médias polonais
En attendant, les grandes télévisions polonaises parlent à nouveau d’une seule voix, et cela va aussi être le cas à la radio, alors que la radio et la presse écrite sont déjà dominées par la présence du groupe germano-suisse Ringier Axel Springer et des fondations de George Soros, avec la même ligne progressiste et européiste. Ces deux catégories de médias, qui appartiennent à Ringier Axel Springer ou son liées aux fondations sorosiennes, soutiennent d’ailleurs massivement l’action du nouveau gouvernement et qualifient la mise des médias publique sous le contrôle direct de l’exécutif et le renversement de la ligne éditoriale de « dépolitisation des médias publics ».
« Au moins il y avait deux voix différentes dans les médias polonais », estime le très populaire présentateur de télévision Jan Pospieszalski, qui a été mis à l’index par TVP à la fois sous l’ancien gouvernement de Donald Tusk et sous celui de Mateusz Morawiecki. « Maintenant, nous n’avons même plus ça. » Quand à l’objectivité réclamée à la télévision publique par ses détracteurs, Pospieszalski dit que chercher de l’objectivité dans les médias, c’est comme vouloir trouver de la virginité dans un bordel…
Observatoire du Journalisme
05/01/2024
Source : Ojim.fr
Crédit photo : European People’s Party [CC BY 2.0]