Par Johan Hardoy ♦ En septembre dernier, Alexis Deprau a publié Le droit face à la terreur. L’auteur est un juriste spécialiste du droit de la sécurité et de la défense. À ce titre, il rédige de nombreuses contributions pour des revues spécialisées. Dans son livre, il décrit de manière claire et rigoureuse le cadre juridique dans lequel s’inscrit l’État, via ses services de renseignement, pour prévenir les actes terroristes. Dans une seconde partie bien documentée, il analyse la nature de cette menace dans notre pays avant de décrire l’organisation de l’appareil antiterroriste national. Nous ne nous intéresserons ici qu’à la première partie de cet ouvrage très dense dont nous recommandons la lecture.
Quel cadre juridique pour le renseignement français en matière terroriste ?
La Communauté française du renseignement est constituée de six services spécialisés, à savoir trois appartenant au ministère des Armées, un à celui de l’Intérieur et deux à celui de l’Économie et des Finances.
En matière de recueil de renseignement antiterroriste, leurs méthodes et leurs objectifs diffèrent de celui des policiers et des gendarmes chargés de rédiger des actes de procédure pénale sous la direction de l’autorité judiciaire. Alors que les premiers visent notamment à prévenir et déjouer les actes de terrorisme, les seconds interviennent lorsque les éléments constitutifs d’une infraction sont établis.
Pour ce faire, les services de renseignement utilisent d’importants moyens d’ordres technique (téléphonie, informatique, captation des sons et images, observation satellitaire, etc.) et humain (surveillances, recueil et analyse des informations), tout en s’appuyant sur d’autres structures dépendant de la police, de l’administration pénitentiaire, des services préfectoraux, etc.
Dans un État de droit, ce recueil de renseignement doit concilier les exigences liées à la sécurité et les libertés publiques et privées. Ainsi, les limites fixées par le législateur ont normalement pour but d’éviter toute forme d’abus qui pourrait découler d’une utilisation maligne des mesures de surveillance par des gouvernants. Dans les années 1980, des écoutes téléphoniques ont ainsi été détournées de leur finalité à des fins politiques par la cellule élyséenne dirigée par Christian Prouteau.
Face à ces dérives, la loi du 10 juillet 1991 a cherché à pallier l’absence de cadre légal des interceptions administratives proposées par les directeurs des services de renseignement (qui diffèrent donc de celles qui sont ordonnées par un magistrat). Outre la création d’une autorité administrative indépendante, la Commission nationale de contrôle des interceptions de sécurité (CNCIS) [aujourd’hui Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR)], diverses règles contraignantes ont été fixées concernant notamment les autorisations requises, le contingentement et les délais de conservation.
Dernière en date, la loi du 24 juillet 2015 permet aux services spécialisés d’utiliser en toute légalité des techniques permettant l’accès aux données de connexion, la sonorisation de lieux ou de véhicules, la captation d’images et données informatiques, la surveillance de communications électroniques internationales et le recueil de données de connexion par le biais d’une antenne relais mobile (« IMSI-catcher »).
Ces mesures ne sont évidemment pas censées s’appliquer à l’encontre d’individus qui ne présenteraient pas une dangerosité avérée. Il faut cependant noter que « l’IMSI-catcher » récupère de manière indifférenciée toutes les données de la zone où ce dispositif fonctionne.
Par ailleurs, un amendement voté en présence d’une trentaine de députés autorise la détection de la menace terroriste via des algorithmes qui repèrent des « signaux faibles » de manière aléatoire dans la masse des réseaux de communications transnationaux, ce qui constitue de fait un recueil de données intrusif portant sur la vie privée de la population. Selon des experts et des services de police américains, l’efficacité de cette technologie prédictive reste à démontrer en matière de criminalité. Nul doute cependant que les GAFAM, liés au entreprises qui vendent fort cher cette technologie, soient friands des données collectées !
Un état d’urgence permanent
Ce dispositif, qui n’est pas inscrit dans la Constitution, est une forme modernisée de la loi martiale appliquée en 1789 et reprise en 1791. La loi du 3 avril 1955 dispose que les mesures administratives qui en découlent sont contrôlées par le magistrat administratif, ce qui donne aux justiciables la possibilité d’exercer des recours.
En 1960, dans le contexte des événements d’Algérie, le Parlement a donné compétence au gouvernement pour élaborer de manière provisoire des mesures visant à maintenir l’ordre et assurer la sauvegarde de l’État.
L’état d’urgence, commencé en avril 1961, a pris fin en octobre 1962 avant d’être à nouveau appliqué pour l’Outre-mer entre 1985 et 1987, puis en 2005 lors des violences urbaines survenues dans des banlieues du territoire métropolitain. La même année, le Conseil d’État a estimé qu’il ne s’agissait pas d’un acte de gouvernement et qu’il était donc susceptible d’être attaqué devant le juge administratif.
Le 13 novembre 2015, l’état d’urgence a été à nouveau décrété après les attentats de Paris et les explosions du Stade de France, avant d’être prorogé pour une durée de trois mois par le Parlement. De nouvelles prorogations de ce régime censé être provisoire se sont succédées sans grands débats jusqu’au 1er novembre 2017, date à laquelle celui-ci a été inscrit dans le droit commun avec la loi du 31 octobre 2017 renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme (« loi SILT »). Cette dernière, après une durée provisoire de trois ans, a également été prorogée en raison des « circonstances d’urgence sanitaire » puis finalement pérennisée en 2021.
Depuis 2015, les représentants de l’État ont ainsi procédé, entres autres mesures préventives, à des assignations à résidence et à des perquisitions administratives (la « loi SILT innovant en matière juridique en prévoyant l’autorisation du juge des libertés et de la détention pour les « visites domiciliaires »). En 2015 et 2016, 15 % de ces perquisitions ont abouti à une procédure judiciaire et 0,4 % à des poursuites pour association de malfaiteurs terroriste.
Par ailleurs, l’État a fermé provisoirement des lieux de réunion pour des associations ou des lieux de culte en lien avec une pratique radicale de l’islam radical. Ces procédures ne concernent pas une mosquée comme celle d’Évry, réputée financée par l’Arabie Saoudite et par la Ligue islamique mondiale qui promeuvent un islam wahhabite rigoriste.
Commentant les résultats des opérations effectuées durant l’état d’urgence, François Hollande a évoqué « des abus » et « des excès » visant des personnes qui n’étaient pas liées au terrorisme mais contre lesquelles des préfets souhaitaient que soient menées des opérations.
À cet égard, suite à des recours intentés par des militants écologistes assignés à résidence durant la COP 21 en 2015, qui arguaient du fait qu’ils ne représentaient pas une menace terroriste justifiée par l’état d’urgence, le Conseil d’État a estimé qu’il n’y avait aucun lien imposé aux autorités administratives entre les événements ayant amené à la déclaration de l’état d’urgence et la justification des assignations à résidence.
Sur le fondement de l’état d’urgence et en raison de troubles à l’ordre public, le préfet de Mayotte a quant à lui interdit une marche pacifique contre l’insécurité et une marche citoyenne contre les étrangers en situation irrégulière.
De fait, les représentants du ministre de l’Intérieur ont toute latitude pour faire appliquer les mesures propres à ce régime juridique à l’encontre d’individus sans aucun lien avec la prévention du terrorisme. Si l’efficacité de la lutte contre cette menace toujours actuelle intéresse évidemment tous les citoyens, la question de son éventuelle instrumentalisation politique les concerne tout autant.
Alexis Deprau constate ainsi que l’évolution de la législation vers une inscription de l’exception dans le droit commun provoque la restriction des libertés au profit de la sécurité. Selon lui, il conviendrait plutôt d’augmenter les crédits et les personnels luttant contre le terrorisme tout en appliquant réellement les sanctions judiciaires prévues par la loi.
[Johan Hardoy : les condamnés pour des infractions liées au terrorisme (comme ceux qui se sont engagés pour le jihad armé en Syrie, par exemple) bénéficient de remises de peines car ils sont considérés comme des détenus de droit commun. À leur sortie de prison, le ministère de l’Intérieur demande le plus souvent l’application des dispositions prévues par la « loi-SILT » (assignation à résidence dans une commune, obligation de pointage dans un commissariat, interdiction d’entrer en contact avec diverses personnes, etc.), ce qui n’entrave que de façon relative un individu réellement décidé à passer à l’acte. Les services de police n’ont-ils pas mieux à faire que de surveiller les nombreux sortants de prison islamistes à qui des remises de peine ont été accordées de façon automatique ? Ne serait-il pas plus judicieux de maintenir en détention cette catégorie particulière de détenus sans les libérer préventivement ?]
Johan Hardoy
14/03/2022
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