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« La boussole ». L’UE veut imposer sa souveraineté géostratégique aux États-nations

« La boussole ». L’UE veut imposer sa souveraineté géostratégique aux États-nations

Par Frédéric Eparvier, cadre dirigeant d’un grande entreprise française à caractère stratégique ♦ Son étude sur la France China Foundation avait fait date. Cadre-dirigeant d’une grande entreprise stratégique, Frédéric Eparvier revient avec un article qui nous dévoile les coulisses de Bruxelles. Ou comment Ursula von der Leyen essaie – par-delà les traités – de conquérir des pouvoirs en stratégie militaro-industrielle… pour le compte de l’OTAN bien sûr !
Polémia

En devenant présidente de la Commission européenne en 2019, Ursula von der Leyen, entre autres choses, annonça que la Commission devait devenir une commission géopolitique. Attention, en parlant de la Commission, elle parlait tout autant de l’institution que de la durée de son mandat. Ainsi en est-il de l’Union européenne, le flou du vocabulaire permet les dérives de l’action et, partant, le jeu du pouvoir au détriment des nations. Après quatre années de travail – c’est-à-dire de réunions à deux (« bilogue » en verbiage bruxellois), à trois (« trilogue »), etc. –, le Conseil de l’Europe a fini par accoucher le 21 mars 2022 de son grand œuvre : « La boussole stratégique ». Un épais document de 47 pages, mal écrit, pesant comme un blini, bourré de répétitions, et souvent composé de compromis vaseux.

Quand « La Boussole » a été conçue, la France était tout à sa politique « indo-pacifique ». Pour obtenir l’assentiment des Espagnols qui n’en peuvent mais, les Français durent accepter l’inclusion d’une référence à l’Amérique latine qui compte pour les Espagnols, alors que l’Indo-Pacifique…

Résultat des courses, le paragraphe de « La Boussole » qui liste les priorités est édifiant. Appréciez le florilège[1] :

  • La sécurité et la stabilité dans l’ensemble des Balkans occidentaux ne vont pas toujours de soi…
  • Dans notre voisinage oriental, alors que l’Ukraine est directement attaquée par les forces armées russes, la République de Moldavie, la Géorgie et d’autres pays du Caucase sud
  • La région arctique évolue rapidement…
  • Dans notre voisinage méridional, les crises en Libye et en Syrie ne sont toujours pas résolues…
  • En Méditerranée orientale subsistent, en raison des provocations et des actions unilatérales menées contre des États membres de l’UE… (vous noterez que l’ON n’ose pas nommer la Turquie)
  • L’Afrique revêt une importance stratégique… (c’est le professeur Lugan qui va être content)
  • Au Moyen Orient, et dans la région du golfe… (lequel ? Là non plus ON n’ose plus l’appeler par son nom de Golfe persique, par peur de faire réagir les monarchies du Golfe)
  • Un nouvel espace de concurrence mondiale est apparu (pof, comme ça, d’un coup) dans la région Indo-Pacifique, où les tensions géopolitiques mettent en péril l’ordre fondé sur les règles… (il est intéressant de noter que l’on parle des règles et non du droit)
  • Ailleurs en Asie
  • Enfin nous partageons des liens historiques et culturels étroits avec l’Amérique latine

Un véritable feu d’artifice où chaque mot a été pesé au milligramme. Mais comme on y parle de tout, on n’y parle en fait de rien. On est loin de re-devenir une grande puissance.

Ainsi en est-il du travail à Bruxelles ; tout est une affaire de compromis et de négociation, domaine dans lesquels les Français, forts de leur esprit de système, et plus soucieux de faire de beaux discours que d’obtenir des résultats, sont en permanence en mode réactif.

En passant, il est intéressant de noter, que le document référence a été publié en anglais (même si les documents français et anglais ont été publiés le même jour) et s’intitule : « A Strategic Compass for Security and Defence » et que « Compass » en anglais, veut aussi bien dire « compas » que « boussole ». Or, si le compas indique la direction vers laquelle on veut aller, la boussole se contente d’indiquer le nord.

En clair, la version française se veut moins directive.

Mais que « La boussole » soit mal écrite n’a en fait aucune importance. Car, pour la Commission qui est un animal de pouvoir vorace[2], ce qui compte, c’est de cranter le fait de pouvoir parler de défense, de s’en occuper même si c’est de manière totalement anarchique et souvent contradictoire.

Et de fait, quand on s’attaque au contenu de ce texte, et, encore une fois, c’est une lecture pénible qui favorise l’endormissement du pauvre zig qui s’y colle, on découvre que l’Union européenne est en train de se doter d’un corpus complet de procédures, de budget, de moyens, lui permettant à terme d’espérer remplacer les États-nations, dans ce qui relevait jusqu’à présent de leur domaine souverain.

À savoir :

  • une politique de cybersécurité et informationnelle pour 2022 (déjà en retard) ;
  • un renforcement du filtrage des investissements étrangers pour 2022 (abandonné) ;
  • une capacité commune et unique (c’est-à-dire propre à la CE) d’analyse du renseignement pour 2022, et une capacité propre de renseignement satellitaire pour 2025 ;
  • une réécriture de l’article 44 des traités pour pouvoir conduire des opérations militaires en commun ;
  • une capacité de déploiement de 5 000 militaires pour 2025 avec les moyens de son déploiement opérationnel (avions, trains…) ;
  • une capacité militaire de planification et de conduite (bref, une ébauche d’état-major).

Le tout accompagné d’un accroissement des moyens, favorisé par une exonération de la TVA sur les projets en commun (une prérogative de l’UE). Sur ce point, la CE n’a pas encore trouvé la solution technique pour rendre cette mesure applicable et efficace.

Forte de cette « Boussole » qui l’autorisait à s’occuper des questions de défense, la Commission a donc proposé au Conseil, qui se tenait les 28 et 29 juin derniers, entre autres choses, le règlement ASAP permettant de mobiliser 500 millions d’euros du budget communautaire afin de soutenir la montée en cadence de production dans le domaine des munitions et des missiles, au travers d’un soutien à l’investissement dans les capacités industrielles.

Ces dispositions ont été élaborées à la suite du tour d’Europe des sites industriels européens munitionnaires et missiliers effectué par le commissaire Breton mais sans aucune concertation avec les autorités étatiques et les industriels concernés.

Ce projet de règlement visait à donner à la Commission le droit de réaliser des actions ou de donner des instructions aux industriels qui sont traditionnellement du ressort des États : procédures d’acquisition, financement d’investissement matériel, cartographie des capacités de production, constitution de stocks et sécurité d’approvisionnement, priorisation.

Ainsi, en donnant la possibilité à la Commission européenne de prioriser les commandes que les industriels devront réaliser, le texte introduisait une première possibilité de hiérarchisation des souverainetés en plaçant celle de la Commission au-dessus de celle des États.

Ce texte a bien évidemment été partiellement retoqué par le Conseil européen de la fin du mois de juin, mais pour la Commission ce n’est pas grave, elle a maintenant acté le droit de proposer des textes au travers desquels elle tentera systématiquement d’augmenter son pouvoir et ses prérogatives. Le débat est ouvert, et comme la CE est une administration irresponsable (au sens juridique, quoique, du terme), elle a le temps long pour elle face à des hommes politiques qui tournent bien trop vite, et qui ont pour tout alpha et oméga l’Europe.

Étant personnellement partisan de l’Europe Puissance et Civilisationnelle je ne suis pas a priori contre un transfert de pouvoirs vers une instance confédérale, MAIS à partir du moment où cela se fait clairement, de manière pensée, et pas dans un double déni démocratique.

Un premier déni démocratique, car cette évolution, effectuée par une multitude de coups de cliquet, se fait sans le clair assentiment des peuples, et grâce au lâche abandon des hommes politiques nationaux.

Un second déni démocratique, car ce transfert se fait en partant d’institutions démocratiquement élues : la présidence de la République, le gouvernement français, le Parlement, et dont les représentants sont responsables devant le peuple, vers une institution non élue, irresponsable et incompétente[4].

Ne nous y trompons pas, si l’Union européenne finit par devenir un acteur militaire (avec des moyens), elle ne sera jamais une puissance militaire (un pouvoir politique avec une volonté au service d’une vision).

D’abord parce qu’elle ne se conçoit que comme un supplétif de la puissance américaine à travers l’OTAN, et surtout car elle n’a jamais été conçue comme un instrument de puissance. Sigmar Gabriel, ancien ministre allemand des Affaires étrangères en 2017-2018 le résumait bien : « Dans un monde de carnivores géopolitiques, les Européens sont les derniers végétariens. Sans le Royaume-Uni, nous deviendrons végans, puis une proie[5]. »

Bon, il est temps de partir en congé, et je reprendrai mes promenades bruxelloises après mon été sur la Belle Bleue, mon Bérard en main, sur les traces d’Ulysse.

Bonnes vacances à tous.

Frédéric Eparvier
09/07/2023

[1] Paragraphe sur l’environnement stratégique, à partir de la page 8 de « La Boussole ».
[2] L’un des surnoms d’Ursula von der Leyen à Bruxelles : la Vorace.
[3] Ainsi, tandis que la Direction DEFIS travaille à augmenter la production de munitions pour soutenir l’effort de guerre en Ukraine, la DG ENV (environnement : la cathédrale des Khmers verts) s’appuie sur la réglementation REACH[3] pour interdire avec effet immédiat la présence de plomb dans toutes les munitions aussi bien de chasse (c’est déjà le cas pour le gibier d’eau) que de guerre… À tel point que l’OTAN a dû lancer une alerte auprès de ses membres européens, appuyée d’une demande d’intervention. Pour faciliter la tâche des industriels, le document donnait les adresses mail des fonctionnaires sur lesquels faire pression.
[4] Comme l’écrit le groupe Mars qui s’égosille depuis trois ans à essayer de défendre l’industrie de défense française depuis plusieurs mois dans La Tribune : « La politique de défense reste l’un des derniers leviers d’action « souverain », sinon le dernier. Il est donc de première importance de ne pas le sacrifier sur l’autel d’une construction européenne qui reste incompétente, dans toutes les acceptions du terme, en la matière. » Article du 5 juillet 2023 dans La Tribune.
[5] Cité régulièrement par Hubert Védrine. En l’occurrence : Le Figaro, 26 février 2019.

Crédit photo : Domaine public

Frédéric Eparvier

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