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En Libye, le retour du régent turc

En Libye, le retour du régent turc

Ancienne colonie italienne, la Libye avait auparavant connu longtemps la souveraineté de la Sublime Porte. Le retour annoncé de forces d’Erdogan, le sultan d’Istanbul qui se rêve régent de Tripoli, est une nouvelle donne dans le chaos installé il y a dix ans par l’intervention militaire franco-britannique, sous l’influence délétère de Bernard-Henri Lévy.


Le retour des Turcs dans l’espace arabo-musulman, un moment souhaité par certaines capitales arabes, est de plus en plus vécu du Machrek au Maghreb comme une menace. Une menace pour l’Italie aussi qui n’ignore rien de l’histoire de cette côte disputée qui fut aussi un temps espagnole.

Une histoire tumultueuse

En 1510, Pedro Navarro s’empare de Tripoli pour le compte des rois catholiques. Mais la conquête demeure fragile, et en 1530, Charles Quint la cède, ainsi que Malte, aux Chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem. En 1551, les troupes du sultan ottoman Soliman le Magnifique s’en emparent. Le corsaire Dragut est nommé pacha, les Turcs voulant faire de Tripoli une importante base maritime pour leurs conquêtes et la guerre de course. En 1560, les Espagnols échouent devant Djerba, ce qui met un terme à tout espoir de reconquête chrétienne de la région. Le Fezzan est totalement soumis vers 1577. Le gouvernement de la régence est confié pour trois ans à un pacha, assisté d’un Divan (conseil de gouvernement) composé d’officiers expérimentés. Dans la pratique, les janissaires exercent une forte influence sur le Divan, et s’emploient à faire nommer l’un des leurs au poste de pacha dans une tradition « prétorienne ».

La régence tire ses revenus du carrefour commercial de Tripoli. La ville se trouve au débouché des routes du commerce transsaharien qu’elle connectait au négoce méditerranéen. Elle abrite un gigantesque marché aux esclaves, bénéficiant à la fois des captures subsahariennes et chrétiennes. En plus du commerce, la Tripolitaine est la troisième base corsaire musulmane derrière les régences d’Alger et de Tunis. En juillet 1711, Ahmad, chef de la famille Karamanli, s’empare du pouvoir. Soutenu par un mouvement populaire et par le Divan de Tripoli, il élimine le pacha envoyé par Constantinople et finit par être reconnu par le sultan Ahmet III. A partir de 1816, la régence est parcourue par des révoltes internes, d’abord dans le Djebel Akhdar, puis dans le sud. Le pacha Youssouf finit par abdiquer en 1832 en faveur de l’un de ses fils. Devant le désordre régnant, et craignant que les Français, qui ont alors déjà conquis l’ancienne régence d’Alger en 1830, ne mettent également la main sur Tripoli, le gouvernement ottoman décide de reprendre le contrôle direct du pays.

Frustré par l’expansion de la France, qui a établi son protectorat sur la Tunisie, et du Royaume-Uni, qui occupe le Khédivat d’Égypte, le royaume d’Italie a de son côté ses propres ambitions coloniales. Rome voit dans l’ancienne province antique de « Libye » le territoire le plus aisé à conquérir; elle peut, par ailleurs, se prévaloir de l’avoir déjà possédée sous l’Empire romain. La bienveillance de la France et du Royaume-Uni à l’égard de leurs ambitions encourage les Italiens à agir et, en septembre 1911, l’Italie remet un ultimatum à la Sublime Porte, annonçant son intention d’occuper la Tripolitaine et la Cyrénaïque pour garantir la vie et les biens de ses propres sujets présents dans le pays. La guerre italo-turque, bien que plus difficile que prévue pour les Italiens, tourne finalement à leur avantage. Le 5 novembre 1911, un décret royal déclare la Tripolitaine et la Cyrénaïque partie intégrante du Royaume. Au printemps 1912, la zone côtière est entre les mains des Italiens. Le 17 octobre 1912, par le traité d’Ouchy, l’Empire ottoman renonce à sa souveraineté sur les régions conquises par l’Italie.

Une menace pour l’Italie et l’Afrique du Nord

Le retour des Turcs n’est pas une bonne nouvelle pour l’Italie — quoi que, au niveau des migrants ! Mais c’est surtout pire pour l’Algérie et son rêve de domination du Maghreb. Sans oublier le complexe vis-à-vis de la plus grande indépendance nationale du Maroc vis-à-vis d’Istanbul.

Pour le contexte actuel, tout a commencé il y a un mois. par la signature du traité de coopération militaire entre Fayez el-Sarraj, président du Conseil présidentiel et Premier ministre de Libye depuis 2016, et Erdogan, Depuis, les choses se sont accélérées. Le ministre libyen de l’Intérieur, Fathi Bachagha, a déclaré que son gouvernement allait demander l’aide militaire de la Turquie pour contrer l’agression du maréchal Khalifa Haftar, âgé de 76 ans et ancien compagnon de Muammar Kadhafi au sein du Mouvement des officiers libres lors du coup d’État du 1er septembre 1969 contre le régime du roi Idris Ier.

Aussitôt, le président turc a déclaré à Ankara que son pays « allait envoyer des troupes en Libye, après un vote du Parlement ». Il s’agit, selon certains observateurs, d’une entente entre frères musulmans, ceux de l’AKP turc, avec ceux de Misrata, en Libye, avec les fonds du Qatar.

Les Libyens, autour d’Al Sarraj, s’avouent ainsi incapables de contrer, seuls, Haftar. Ankara semble décidé à avancer, malgré les avertissements de l’ONU et les réticences de la communauté internationale. La décision des Frères musulmans turco-libyens survient suite aux développements sur le terrain. Les troupes de Haftar, bénéficiant du soutien égypto-émirati et du silence international, seraient en train d’avancer sur le terrain alors que Fayez el-Sarraj et ses alliés ne disposeraient plus de potentiel humain, pour résister à Haftar. En retour de ce coup de main, Ankara attend que Tripoli lui ouvre la voie du gaz naturel en Méditerranée occidentale par l’accord de frontières maritimes. Pour leur part, Le Caire et Abou Dhabi ont remué ciel et terre pour avertir d’un risque terroriste dans la région, en vantant le rôle de Haftar et en présentant Tripoli comme un repaire de terroristes. Ils semblent avoir atteint leur objectif, puisque la Maison-Blanche a appelé à l’arrêt des combats.

La question est de savoir maintenant si les Etats-Unis vont laisser faire Erdogan en Libye. L’Algérie, l’Egypte et la Tunisie seraient également directement concernées par cette éventuelle présence turque, ce qui compliquerait davantage les équilibres régionaux.

Le 26 décembre, le ministre Fathi Bachagha a averti, lors d’une conférence de presse tenue à Tunis, que si l’offensive lancée le 12 décembre par le maréchal Haftar contre Tripoli « aboutissait à la chute de la capitale libyenne », ceci entraînerait inéluctablement «la chute d’Alger et de Tunis». «Si Tripoli tombe, Tunis et Alger tomberont à leur tour », a-t-il insisté. « Il s’agit d’une tentative de semer l’anarchie dans la région et de faire main basse sur l’Afrique du Nord», alors qu’existe une «coopération importante entre la Libye, la Turquie, la Tunisie et l’Algérie ».

La défaite des organisations terroristes en Syrie et en Irak a conduit des centaines de combattants à se redéployer dans les régions du Maghreb et du Sahel.

Pour le ministre libyen, cette situation qui met en danger tous les pays de la région nécessite une coopération stratégique agressive pour faire face au danger terroriste. Le Parlement turc a donné son aval à l’intervention le 2 janvier.

Pierre Boisguilbert
06/01/2020

Source : Correspondance Polémia

Pierre Boisguilbert

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