Accueil | Société | Paradis fiscaux et paradis artificiels

Paradis fiscaux et paradis artificiels

Paradis fiscaux et paradis artificiels

par | 30 janvier 2023 | Économie, Société

Par Johan Hardoy ♦ Dans son dernier livre, Offshore – Dans les coulisses édifiantes des paradis fiscaux (Éditions Les Liens qui libèrent, 272 pages, 20 euros), le magistrat bien connu Renaud van Ruymbeke s’intéresse aux paradis fiscaux où s’entasse l’argent généré par les fraudes, la corruption et les bénéfices prodigieux engrangés par le crime organisé, dont celui qui résulte du trafic international de stupéfiants. À l’autre bout de la chaîne criminelle, le romancier Thierry Marignac, fin connaisseur des contrées de l’Est, dépeint le quotidien sordide des milieux de la toxicomanie en Ukraine dans Vint – Le roman des drogues en Ukraine (Éditions Payot, 203 pages, 18,77 euros).

Les paradis fiscaux

Un paradis fiscal ou « place offshore » est un pays, souvent petit, qui prescrit dans sa législation un secret bancaire absolu vis-à-vis de l’autorité publique. Seul le banquier connaît, à titre confidentiel, le bénéficiaire d’un compte. En outre, la fiscalité y est faible, voire inexistante, à l’égard des sociétés – parfois purement fictives – et des individus fortunés domiciliés sur place.

Les structures offshore (« au large des côtes », en anglais) reposent sur des montages juridiques et financiers très complexes destinés à masquer l’identité des détenteurs réels de l’argent sale. Des experts se chargent de fournir un dispositif constitué d’une ou plusieurs sociétés-écrans et de prête-noms. Une fois blanchis, les fonds pourront être investis dans l’économie réelle.

Le juge Van Ruymbeke a fait connaissance avec ce monde en 1979, à l’occasion de l’enquête sur l’affaire politico-financière des terrains de Ramatuelle, vendus deux fois par le principal suspect qui avait eu recours à une société suisse. Les mécanismes sont désormais plus complexes : « Il paraît loin le temps où un fraudeur fiscal ouvrait un compte à son nom en Suisse et pouvait se croire à l’abri avec un nom de code. »

Il existe de nombreuses places offshore. Certaines jouissent d’une ingénierie financière et offrent toutes garanties de respectabilité, comme la Suisse, le Liechtenstein, le Luxembourg (un pays où 1 600 entreprises sont domiciliées à une même adresse !), Monaco, Chypre, Malte, la City de Londres, le Delaware aux États-Unis (qui compte plus d’un million de sociétés pour un million d’habitants !), Singapour, Hong Kong ou Dubaï. D’autres ne sont que de simples relais comme les îles Caïmans ou le Panama.

La part d’ombre de la mondialisation financière

Depuis une trentaine d’années, la Suisse apparaît paradoxalement comme le pays qui a entrepris le plus de démarches pour appréhender et restituer les avoirs confisqués en faveur des populations spoliées par les dictateurs corrompus et leurs proches, bien que la justice helvétique n’intervienne qu’à l’occasion de dossiers précis.

D’un point de vue politique, la France est mal placée pour donner des leçons de morale : en 1996, suite à des investigations du juge Éric Halphen dans le cadre des marchés des HLM de la Ville de Paris, le Garde des Sceaux Jacques Toubon s’est plaint auprès de son homologue suisse de la collaboration trop étroite des magistrats de son pays avec leurs collègues français !

Les États-Unis, quant à eux, « ouvrent leurs portes aux dictateurs évincés dès lors qu’ils les ont soutenus durant l’exercice de leur pouvoir » et les mettent à l’abri des enquêtes judiciaires, ce qui ne les empêche pas, en vertu du Foreign Corrupt Practices Act, d’infliger des sanctions financières astronomiques aux entreprises et aux banques internationales se livrant à la corruption ou transgressant les embargos qu’ils ont eux-mêmes imposés.

En Grande-Bretagne, faute de volonté politique, la coopération judiciaire est « compliquée et synonyme de temps perdu », comme avec les autres places anglo-saxonnes et asiatiques de façon générale.

Il arrive également que les difficultés proviennent de l’absence d’une justice indépendante dans les pays d’origine. Ainsi, dans le cadre des procédures sur les « biens mal acquis », « la justice en France, qui paraît isolée, a récemment pris l’initiative d’engager des poursuites judiciaires visant des proches de chefs d’État non déchus ». Après la condamnation, en son absence, du vice-président de la Guinée Équatoriale et la saisie de biens somptueux, la rétrocession des fonds n’a pu s’effectuer en faveur d’un État dirigé par le père du condamné et c’est finalement le budget de l’Agence française de développement qui en a été destinataire.

En 2009, les dirigeants des pays du G20 ont fait de la lutte contre les paradis fiscaux une priorité et l’OCDE a été chargée d’en établir trois listes (blanche, grise et noire). Des engagements purement formels des pays concernés suffisent pourtant à échapper aux sanctions, sans que la coopération judiciaire réelle soit prise en compte… Cette année-là, Nicolas Sarkozy s’est encore quelque peu avancé en clamant : « Le secret bancaire, les paradis fiscaux, c’est terminé ! »

Le véritable talon d’Achille d’une société offshore reste le risque de diffusion par un cadre ou un employé des données informatiques et du fichier clients, susceptibles de nuire à sa réputation et de lui faire perdre sa clientèle. Malgré les scandales récurrents, le système lui-même n’est cependant pas fondamentalement remis en cause par les États auxquels il appartiendrait d’éradiquer ce fléau que constitue l’existence des paradis fiscaux.

Où l’on retrouve un certain Soros

Le crime organisé a bien compris l’intérêt des places offshore pour blanchir l’argent sale afin de le réinvestir dans l’économie légale.

Thierry Marignac s’est intéressé à l’autre facette de ce système en se rendant en Ukraine à l’époque de la première « révolution orange », dans le cadre d’une mission appelée « Réduction des risques » et financée par l’Open Society de New York, filiale de la George Soros Foundation. Le choix porté sur sa personne ne résulte pas d’un quelconque engagement idéologique mais tout simplement de ses connaissances personnelles du milieu de la toxicomanie et de sa pratique des langues russe et anglaise.

La « société ouverte » de George Soros dévoilée par Pierre-Antoine Plaquevent

À travers cette organisation, le philanthrope George Soros cherche à apparaître comme soucieux de la santé des toxicomanes ukrainiens, sur fond de divergence de vues avec la politique répressive suivie par la Russie, entre autres, hostile à un « pragmatisme » visant à « limiter les dégâts » [cette dernière orientation est actuellement suivie par la mairie de Paris avec ses salles de shoot]. Sans parler des fonds allègrement détournés sur place, certaines franges de la population locale considèrent cependant ces ONG (« peut-être pas toujours à tort », comme le dit l’auteur) comme des nids d’espions occidentaux.

Quand le rideau de fer endiguait les paradis artificiels

Du temps de l’URSS, le pouvoir communiste tolérait évidemment la vodka, omniprésente, et fermait les yeux sur l’usage traditionnel du hachisch et de l’opium dans les républiques d’Asie centrale. Dans le reste de l’État fédéral, la consommation de stupéfiants n’était réservée qu’à des milieux marginaux du crime ou à une fraction de la bohème artistique. La morphine était également utilisée par des médecins pour soulager les douleurs de blessés ou d’invalides de guerre.

« À la faveur de la diffusion des valeurs underground venues d’Occident, le trafic intérieur à destination des cercles beatniks des grandes villes de Russie et d’Ukraine, pratiqué notamment par les Tsiganes, devint une source de revenus non négligeable au cours des années 1970. La contre-culture jouait son rôle de pourrisseur structurel du système soviétique, arme majeure de la guerre froide. (…) La guerre d’Afghanistan devait à son tour alimenter le fructueux commerce. »

Après la chute du régime soviétique, « la population masculine de l’ex-empire avait subi une décennie catastrophique, décimée par les guerres de gangs, l’emprisonnement, la faim, l’alcoolisme, la toxicomanie, le sida, la tuberculose. »

« Bad trip » chez les post-soviets

À son arrivée à Kiev, Thierry Marignac constate que les « toxicos » utilisent beaucoup une drogue très bon marché, le « Vint » (« qui dévisse »), à savoir la pervitine, une variété de méthamphétamine. Fort de son expérience parisienne, il est vite adopté par les correspondants locaux de l’organisation américaine, des « junkies repentis » souvent anciens taulards.

Ces travailleurs sociaux lui font découvrir les cités de béton qui ont fleuri dans la banlieue de la capitale depuis l’indépendance du pays, « grâce à toutes sortes de passe-droits immobiliers ». Au cœur du dénuement ambiant, des laboratoires de « chimistes » prolifèrent alors que des caïds locaux roulent dans des 4 x 4 aux vitres fumées, sous l’œil souvent complaisant de la milice locale qui touche sa dîme.

Pour lutter contre la contamination par le VIH, l’association s’investit dans l’échange des seringues afin de récupérer celles qui sont usagées. Sur un point d’échange intermédiaire, il s’en distribue ainsi deux cents par jour. Dès qu’un nouvel endroit « chaud » est repéré, il faut entamer des négociations avec la police pour éviter que celle-ci « piège le camé », voire lui extorque son argent.

À Simferopol, la capitale de la République de Crimée, « les stupéfiants s’étaient répandus comme une traînée de poudre » depuis la fin de l’URSS.

À Odessa, le narrateur entend dire que les points de vente d’opiacés, généralement situés dans des villages de Tsiganes, fonctionnent également grâce à la protection de la militsya. Les jeunes orphelins qui écument les rues du centre, en majorité séropositifs, se shootent au « Vint » en intraveineuse, tout en mendiant et volant avec violence pour se procurer l’argent nécessaire [on frémit à l’idée de la situation qui prévaudra après l’hécatombe due à l’actuel conflit en Ukraine…].

***

Comme le souligne Thierry Marignac, « Observer les convulsions post-totalitaires – l’épidémie de toxicomanie par exemple – est une leçon de lucidité sur les forces qui se disputent le monde, les populations qui en sont les otages. »

À ce titre, les paradis fiscaux participent du problème en tant qu’acteurs majeurs de la mondialisation financière où l’argent blanchi n’a plus d’odeur…

Johan Hardoy
30/01/2023

Johan Hardoy

Cet article vous a plu ?

Je fais un don

Soutenez Polémia, faites un don ! Chaque don vous ouvre le droit à une déduction fiscale de 66% du montant de votre don, profitez-en ! Pour les dons par chèque ou par virement, cliquez ici.

Voir aussi