Par Johan Hardoy ♦ Dans son dernier livre, Martin Buber, théoricien de la réciprocité (Éditions Via Romana, 128 pages, 16 euros), Alain de Benoist présente une synthèse passionnante de l’œuvre d’un penseur « typique de la symbiose judéo-allemande ». Comme le remarque en préface l’abbé traditionaliste Guillaume de Tanoüarn, les réflexions de ces philosophes sont toutes deux orientées vers la pensée des racines et du sujet.
Un esprit romantique et mystique
Né à Vienne en 1878, Martin Buber bénéficie dès l’enfance d’une éducation de haut niveau intellectuel transmise par ses grands-parents paternels. Son grand-père est rabbin, universitaire renommé en matière de tradition et de littérature juives et représentant local de la Haskala (les « Lumières juives »), tandis que sa grand-mère est férue de culture allemande. Très jeune, il maîtrise l’allemand, le polonais, le français, le grec, le latin et l’hébreu.
À quatorze ans, il prend une résolution sur laquelle il ne reviendra jamais : rester juif tout en cessant d’observer les commandements de la Torah. À la même période, il est marqué par une rencontre avec un tsadik (« homme juste ») de la communauté hassidique.
Durant ses études universitaires éclectiques, il partage avec de nombreux intellectuels juifs une interprétation du judaïsme fortement teintée de romantisme. Cette sensibilité l’amène à distinguer la religion d’une religiosité indépendante d’un culte particulier.
Il se familiarise notamment avec Nietzsche – Ainsi parlait Zarathoustra le transporte – les romantiques allemands, les légendes populaires et la mystique rhénane.
« Par l’intermédiaire de la mystique médiévale allemande, Buber adhère à l’idée qu’il existe une unité “archaïque” entre l’homme et le divin, entre l’homme et le cosmos. » (Plus tard, « il reprochera au bouddhisme sa dénonciation de l’“illusion trompeuse des formes” ».)
Une pensée anticapitaliste
Au tournant du siècle, Buber éprouve un profond malaise face aux bouleversements économiques, sociaux et culturels que connaît son époque : « En privilégiant la rationalité technique et instrumentale, en favorisant l’utilitarisme et le culte de l’individu, la modernité a aliéné dans la nature de l’homme ce qu’il y avait en lui de plus authentique. »
Au-delà de cette critique, il adhère « à ce qu’on pourrait appeler un socialisme organique, fondé sur la conviction que le capitalisme écrase tout sur son passage ». En effet, la destruction des structures sociales engendrée par ce régime économique conduit à une atomisation de la société d’autant plus préjudiciable qu’elle trouve « aide et appui dans l’État moderne ».
Il se lie également d’amitié avec Gustav Landauer. Né dans une famille juive assimilée et tenant d’un socialisme anarchiste et enraciné, celui-ci prône « une vie sociale fondée sur le primat du spirituel et de l’authenticité, où les communes rurales tiendront une place de premier plan et où toutes les particularités nationales seront respectées ».
L’engagement sioniste
« En 1898, alors qu’il poursuit des études à Leipzig, Martin Buber adhère avec enthousiasme au mouvement sioniste fondé un an plus tôt par Theodor Herzl. La première impulsion libératrice, dira-t-il, me vint du sionisme ; pour moi, cela signifiait la restauration du lien, le renouveau qui prenait racine dans la communauté. »
Toujours inspiré par Nietzsche et les romantiques allemands, il se montre très actif dans le mouvement sioniste à une époque où celui-ci est loin de faire l’unanimité dans les communautés juives. Les milieux religieux, notamment, lui sont hostiles, car « vouloir créer un tel État avant l’arrivée du Messie est une révolte contre Dieu » (une position devenue aujourd’hui très minoritaire parmi les rabbins).
En 1902, il épouse une jeune chrétienne allemande sympathisante du sionisme.
Buber s’écarte pourtant des conceptions défendues par le fondateur du sionisme, à qui il reproche de concevoir le retour du peuple juif en Palestine sur le modèle du colonialisme européen. Il préfère quant à lui parler de « mouvement juif » ou d’« idée Sion », en encourageant un retour aux « trésors de l’histoire juive ».
« À l’instar de son ami Landauer, il encourage la création de coopératives agricoles et industrielles qui s’inspireraient de l’esprit d’un socialisme nouveau », ce qui l’amène à porter une attention particulière aux kibboutz nouvellement créés. Il prend également position pour le retour de la langue hébraïque.
La découverte du hassidisme
En 1903, Buber découvre avec enthousiasme les écrits du Ba’al Chem Tov, le fondateur du hassidisme. Ce mouvement mystique, né en Galicie au XVIIIe siècle, voit dans la nature un lieu privilégié de la présence et de la manifestation du divin, tout en mettant l’accent sur la joie et la ferveur qui s’expriment dans la danse et le chant.
Alain de Benoist souligne qu’« il interprète largement le hassidisme, non seulement en référence à la mystique rhénane et à ce que le romantisme a pu dire de l’“esprit populaire”, mais aussi selon le mode vitaliste et dionysiaque avec lequel Nietzsche et la philosophie de la vie l’ont familiarisé ».
Peuples et communautés
À partir de 1909, Buber prononce des conférences dans lesquelles il définit le peuple comme « unité de destin » : « Chaque peuple possède sa nature propre et sa forme propre, chaque peuple doit se gouverner lui-même [et] ne doit être le vassal d’aucun autre. »
Selon lui, « l’homme qui se consacre au service d’un peuple, qui se sent brûler de la flamme immense du destin national, lorsqu’il se dévoue à un peuple, se dévoue à Dieu ».
En conséquence, Il affirme, « en termes quasiment barrésiens », que « les Juifs ne peuvent éprouver leur identité qu’en prenant conscience de leur appartenance à la “chaîne” des générations que constitue leur peuple ».
En 1919, son manifeste, intitulé Gemeinschaft (« Communauté »), soutient l’importance première de l’esprit communautaire mis à mal par la société moderne : « En mettant au centre de sa pensée sociale la notion de communauté, Buber rejette d’un même mouvement l’individualisme et le collectivisme. Ce n’est pas l’individu émancipé, solitaire et souverain qui est “au commencement”, ni même le rapport à la transcendance, mais la relation qui, lorsqu’elle est authentique, vécue dans la plénitude, instaure le sens partagé par un nous commun. »
Une philosophie de la relation et de la réciprocité
En 1923 paraît son chef-d’œuvre, Ich und Du (« Je et Tu »), dont la scansion poétique rappelle le Zarathoustra. Sa réflexion – qu’il n’est guère possible de résumer en quelques lignes – s’organise autour de l’idée centrale que « toute vie authentique est une rencontre ».
« Pour Buber, la vie n’est pleinement vécue que lorsqu’elle donne une place centrale à une forme de dialogue qui permet à l’homme d’entrer en relation, non seulement avec ses proches et avec les autres hommes, mais aussi avec la nature, les animaux, les arbres, les fleurs, les pierres, et finalement le cosmos tout entier. » A contrario, le capitalisme et la société de marché, par exemple, « modèlent les relations entre les hommes en les alignant sur la relation de l’homme à l’objet ».
Une fédération judéo-arabe
De 1925 à 1933, Buber enseigne la philosophie religieuse juive à l’université de Francfort avant de démissionner lors de l’avènement du nazisme. Parallèlement, il s’applique à réaliser une nouvelle édition de la Bible en Allemand, en association avec son autre grand ami, le philosophe Franz Rosenzweig.
En 1938, il quitte l’Allemagne pour s’établir à Jérusalem, où il enseigne la philosophie sociale à l’université hébraïque jusqu’à sa retraite, auréolé d’une reconnaissance internationale.
Fidèle à sa philosophie de la relation et à une vision selon laquelle l’humanité se compose de Volks distincts présentant des caractéristiques uniques, il juge indispensable de reconnaître les autres peuples pour accéder à l’universel.
Cette conception du monde l’amène logiquement à témoigner du respect pour la défense de l’identité de la communauté arabe vivant en Palestine : « Partisan d’une fédération judéo-arabe (où chaque communauté serait responsable de ses propres affaires et collaborerait sur les problèmes communs), ayant très tôt constaté que le slogan “un peuple sans terre pour une terre sans peuple” ne correspond pas à la réalité, puisque la Palestine est déjà occupée et n’est donc pas “une terre sans peuple”, il soutient que le défi lancé au mouvement sioniste n’est pas seulement de reconnaître la présence des Arabes en terre d’Israël, mais aussi de prendre en compte leurs revendications politiques. »
Selon lui, « le sionisme ne doit pas se satisfaire de créer un endroit où les Juifs pourront échapper aux persécutions et vivre entre eux paisiblement. Il doit créer une nation différente, en visant à un véritable renouveau spirituel ».
En 1965, lors de ses obsèques à Jérusalem, des étudiants arabes fleurissent son cercueil recouvert du drapeau israélien…
Johan Hardoy
09/12/2023
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