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L’Insécurité culturelle, de Laurent Bouvet

L’Insécurité culturelle, de Laurent Bouvet

par | 11 mai 2015 | Médiathèque

L’Insécurité culturelle, de Laurent Bouvet

« Le multiculturalisme normatif, la volonté de reconnaissance identitaire et la promotion de la diversité sont non seulement des moyens inefficaces pour atteindre les buts qu’ils prétendent servir, mais générateurs de tels effets pervers et de telles forces contraires qu’ils risquent, si l’on n’y prend garde, de dissoudre le lien social et d’emporter l’ensemble de la société. »
« L’insécurité culturelle est […] l’expression d’une inquiétude, d’une crainte, voire d’une peur, vis-à-vis de ce que l’on vit, voit, perçoit et ressent, ici et maintenant, “chez soi ”, des bouleversements de l’ordre du monde, des changements dans la société, de ce qui peut nous être à la fois proche ou lointain, familier ou étranger. »

À lire les premières lignes de l’ouvrage de Laurent Bouvet, et les titres de ses deux précédents livres (Le Communautarisme, mythes et réalité, 2007, et Le Sens du peuple, la gauche, la démocratie, le populisme, 2012), on appréhende un n-ième prêchi-prêcha indigné et moralisateur sur le « repli identitaire » et les malheurs des minorités, et on est tenté de passer à autre chose.

Mais, à y regarder de plus près, cet ouvrage n’est pas dépourvu d’intérêt, et même si certains de ses propos montrent bien que l’auteur n’est pas « de chez nous », il a au moins le mérite d’analyser avec une grande lucidité le phénomène de la montée du populisme.

Il part du constat que depuis une vingtaine d’années le monde environnant a connu une mutation profonde, avec la mondialisation, la crise de la construction européenne, la crise économique et la montée en puissance de l’islamisme. Cette mutation entraîne une peur confuse et multiforme qui a ceci de notable qu’elle se transpose du domaine économique et social au domaine sociétal, c’est-à-dire aux modes de vie. Cette inquiétude sociétale se cristallise sur les questions de l’immigration et de l’islam, mais concerne aussi, avec de fortes variables sociologiques et géographiques, la question des mœurs (mariage homosexuel, théorie du genre, etc.).

Partant, la notion d’insécurité évolue pour revêtir désormais une double acception :

  • une insécurité « économique et sociale », qui était traditionnellement la référence de la gauche ;
  • une insécurité « civile » de type sécuritaire, qui tisse le lien entre immigration et sécurité, et qui est l’une des thématiques-phares du FN, bien sûr, mais également d’une partie de l’UMP, avant et depuis 2012.

On reviendra plus loin sur les conséquences de cette montée en puissance de la thématique de l’insécurité culturelle sur les stratégies des grandes forces politiques, et sur les impasses dans lesquelles elle précipite tant la droite parlementaire que la gauche.

Laurent Bouvet a parfois une tendance marquée à prendre ses références chez les bons vieux doctrinaires de la gauche bien-pensante, des éditions de la Découverte à Jürgen Habermas en passant par Pierre Bourdieu ou Laurent Mucchielli. Mais il faut lui reconnaître une certaine honnêteté, par exemple lorsqu’il ne prend pas parti dans le débat sur l’insécurité comme ressenti ou comme réalité. Il invoque à l’appui de cette dernière thèse les études de Xavier Raufer et d’Alain Bauer, auxquelles nous sommes enclins à accorder plus de crédibilité qu’à celle d’une insécurité mythique, entretenue par les médias et par une bonne partie de la classe politique.

Il prend nettement ses distances avec le « culturalisme » des héritiers de l’anthropologue Franz Boas, qui consiste « à réduire des individus, des groupes, des comportements à un déterminisme culturel, quelle que soit sa nature […] Il débouche sur une forme d’assignation identitaire, voire d’essentialisme, sur ce marquage fatal de toute différence culturelle, ethnique, sexuelle ou sociale, sous forme de stéréotypes discriminatoires sommaires ou contraignants ». On peut être d’accord avec ce refus du déterminisme, encore que cette dénonciation du biais culturaliste dans les pratiques politiques ne soit pas toujours dépourvue d’ambiguïté.

Laurent Bouvet considère que ce sont les « classes populaires » qui sont le plus durement touchées par l’insécurité culturelle telle qu’il la définit. S’il est raisonnable d’admettre que les « élites » sont largement protégées des conséquences de l’insécurité culturelle, et même que l’oligarchie a un intérêt à attiser le sentiment d’insécurité, l’on ne saurait écarter d’un trait de plume la constatation que l’insécurité concerne un pourcentage de plus en plus important de la population, qui dépasse de beaucoup la « France d’en-bas ». C’est aussi oublier que, malgré tous les discours lénifiants, chacun peut se rendre compte dans sa vie quotidienne que nos traditions et nos modes de vie sont remis en question d’une manière stricto sensu insupportable, même si cette mise en question ne prend pas la forme d’une agression physique ou d’un acte terroriste.

L’objectif de l’auteur de « penser le social autrement » fleure donc son idéologie dominante.

Pourtant, il faut poursuivre la lecture jusqu’au bout, car c’est dans la seconde moitié de l’ouvrage qu’il décortique de façon pertinente les conséquences de la prégnance du thème de l’insécurité culturelle sur les stratégies des grandes forces du paysage politique français.

Il dénonce tout d’abord les agissements des chercheurs et des activistes en tout genre en faveur du développement du concept « d’intersectionnalité des luttes ». Il s’agit de « rendre acceptables – tout particulièrement à gauche – les revendications identitaires et culturalistes de minorités en les assimilant à des luttes sociales au nom de l’égalité. Cela permet de faire d’un “discriminé” à raison d’un critère identitaire un “dominé”, à l’image du prolétaire de la lutte des classes .»

L’objectif de cette théorie est de permettre « de faire basculer la légitimité de la lutte sociale et politique des « minorités » contre ceux qui en étaient jusqu’ici les bénéficiaires, c’est-à-dire les catégories populaires, masculines, blanches, hétérosexuelles, autochtones, etc. ». Par un tour de passe-passe bien éprouvé, la « France d’en-haut », pour ménager ses intérêts de classe, délégitimerait toutes les expressions du sentiment d’insécurité culturelle par les classes populaires autochtones en les qualifiant de racistes, de xénophobes ou de réactionnaires. Notre auteur énumère les éléments de fait qui invalident cette thèse :

  • les élites dirigeantes économiques et patronales, toutes acquises qu’elles sont à la mondialisation, à la diversité et à la discrimination positive, n’ont aucun intérêt à dresser les classes populaires contre les minorités, notamment immigrées ;
  • si l’on suivait le raisonnement, « l’anti-élitisme serait la chose au monde la mieux partagée par le FN et par [la] gauche, savante ou politique, qui pointe du doigt le racisme d’en-haut » ;
  • cela supposerait in fine que l’on valide l’idée d’une « France raciste » ou « rance » ou « moisie ». Or, les promoteurs d’une telle essentialisation de l’histoire et de la culture pratiqueraient ce qu’ils entendent dénoncer, ce qui serait reconnaître qu’ils servent d’idiots utiles ou d’alibis à l’État raciste et xénophobe qu’ils vouent aux gémonies.

En ce qui concerne l’impact sur le paysage politique, le bilan est contrasté. Qu’il le regrette ou non, Laurent Bouvet reconnaît que c’est le FN qui utilise le plus et le mieux, à son profit, l’insécurité culturelle, pour des raisons qui tiennent à son histoire, à son besoin, pour assumer son rôle de parti anti-Système, pour faire une offre politique qui le distingue bien de l’UMPS, et enfin « parce que l’insécurité culturelle est particulièrement bien adaptée à des formes de demande politique qui mêlent, aujourd’hui, des craintes identitaires aux inquiétudes économiques et sociales nées de la mondialisation et de l’ouverture des frontières ».

Le FN « recompose ainsi son offre politique centrale [qui] reste toujours très centrée sur l’immigration, mais intègre désormais une nouvelle dimension identitaire et culturelle liée à l’islam », présentée comme une menace sur le mode de vie, « un facteur de transformation de la société française sur fond d’une immigration de peuplement ».

L’auteur détaille cette stratégie de continuum d’insécurité autour de l’islam qui « permet la mise en cohérence du discours d’ensemble du parti autour de ses grands thèmes de différenciation avec les autres (mondialisation, Europe, terrorisme, modes de vie, identité française) […] de réconcilier, au cœur du programme frontiste, identité et souveraineté […], de désigner plus aisément les responsables de cette situation d’insécurité culturelle générale dans laquelle se trouve le pays : les élites, ceux « d’en-haut » ou de Bruxelles, le Système UMPS. »

Ce discours de critique renouvelée du multiculturalisme a aussi pour ambition d’attirer, au nom du refus du relativisme culturel et au nom de la laïcité, une partie des minorités potentiellement menacées par l’islam : femmes, homosexuels, juifs. C’est ce qui expliquerait la discrétion dont fait preuve le FN sur les thèmes « sociétaux », ce qui n’est pas sans provoquer des divergences à l’intérieur du parti. Mais en termes électoraux, par cette stratégie sophistiquée, le Front peut espérer conquérir une partie « des catégories moyennes et supérieures des centres métropolitains, pour les rapprocher des catégories populaires autochtones, sur la base d’un combat pour des “valeurs communes” : liberté individuelle, égalité homme-femme, tolérance à l’égard des différents modes de vie… au-delà donc des “intérêts de classe” qui les séparent ou les éloignent ». Telle que présentée par Laurent Bouvet, la stratégie du FN a tous les attributs pour être gagnante-gagnante. Encore faudrait-il qu’elle garde sa cohérence d’ensemble. Pourtant, elle présente depuis peu des « encoches » qui pourraient lui nuire sur le long terme :

  • d’abord, parce que son programme économique et social antilibéral « attrape-tout » est aberrant et ne pourra que générer des déceptions ;
  • d’autre part, parce que dans la période récente les signes sont nombreux d’un abandon progressif des thèmes identitaires : entre autres, les déclarations de Marine Le Pen dénonçant le caractère « conspirationniste » de la thèse du Grand Remplacement de Renaud Camus, l’éviction d’Aymeric Chauprade, les propos tenus par le nouveau directeur du FNJ sur le fait qu’il n’y a aucun problème à ce que les Français soient à pois verts, bleus ou jaunes, la réduction des méfaits de l’immigration à leur seule dimension économique dans le programme du parti ;
  • enfin, le refus de s’engager dans des débats sociétaux comme celui du « mariage pour tous », et la place qui semble accordée au sein des instances dirigeantes du FN à certains communautarismes minoritaires risquent d’entraîner une perte nette en termes de voix.

Pour l’heure néanmoins, le FN peut se targuer d’avoir « un boulevard » devant lui. En effet, Laurent Bouvet démontre que les forces politiques rivales ne peuvent espérer faire aussi bien.

L’UMP pour sa part est tiraillée entre deux conceptions de l’insécurité culturelle :

  • la stratégie de la « course-poursuite avec le FN », incarnée en son temps par Patrick Buisson, et depuis 2012 par des courants comme la « Droite forte » ou la « Droite populaire ». Mais comme le dit justement l’auteur, cette stratégie est incertaine tant au regard de la concurrence avec le FN (les électeurs préfèrent l’original à la copie) qu’à celui de sa coexistence au sein du mouvement avec des dirigeants qui y sont opposés ;
  • la stratégie du « conservatisme des valeurs » axée autour des questions de mœurs et de famille. Cette seconde option est encore plus malaisée à manier que la précédente : non seulement parce que la défense des valeurs traditionnelles pose un problème électoral important à une partie de la droite classique, mais aussi parce que cette absence d’unanimité, combinée aux divergences sur les questions d’identité nationale, vient brouiller les cartes et rend la manœuvre illisible par rapport au FN, où existe au moins une convergence sur les questions identitaires.

À gauche, la situation est encore plus désespérée, au point que Laurent Bouvet la qualifie de « double impasse ». Toute la gauche, et singulièrement le PS, est prise en tenailles entre deux fondamentaux de son fonds de commerce idéologique :

  • le « sophisme économiciste », consistant à considérer que « tout rapport social et tout acte politique dépend ou découle des seuls rapports de force qui s’établissent dans le monde productif ». Cette prévalence de l’économisme a été longtemps fondée sur l’analyse marxiste. Elle est désormais reprise à son compte par la « gauche Macron », ce qui n’est paradoxal qu’en apparence, puisque les marxistes et les libéraux convergent largement sur l’économicisme. Cette première référence a pour corollaire le déni de l’insécurité culturelle, « soupçonnée d’être en elle-même une peinture culturaliste et identitaire de la réalité » ;
  • en même temps, la gauche se revendique du « culturalisme », en ce sens qu’elle « reconnaît l’usage de la surdétermination culturelle comme un élément positif et légitime uniquement lorsqu’il concerne certains groupes sociaux : les minorités dont les membres sont « dominés » ou « discriminés ». En revanche, toute surdétermination culturelle devient un élément péjoratif et illégitime lorsqu’elle concerne le groupe « majoritaire », c’est-à-dire, en clair, « […] les hommes blancs, hétérosexuels, autochtones, etc. ».

Il résulte de ce double positionnement, et d’autant plus brutalement en contexte de crise économique, que le soutien électoral de la gauche est inéluctablement appelé à se réduire comme peau de chagrin : les classes populaires l’ont déjà abandonnée, sous le double impact de la montée du chômage, de l’immigration et de la mondialisation, et les discours du type « padamalgam » ne pourront qu’accentuer ce déclin. Toutes les tentatives pour compenser ce manque à gagner sont autant de « flops », soit parce que les intéressés, les jeunes, sont aussi concernés par les effets nocifs de la crise et de la montée de l’immigration, soit, à l’inverse, les musulmans de nationalité française, parce qu’ils sont indisposés par le laxisme de la gauche en matière de mœurs.

En définitive, la gauche est en position de faiblesse idéologique structurelle par rapport au FN, et son électorat appelé à se réduire progressivement aux « bobos » des beaux quartiers des urbains. Cela n’est pas fait pour nous déplaire, mais il faut être conscient de la gravité de la situation. En effet, entre les dérives et les abandons du FN, les bricolages de l’UMP et les impasses de la gauche, il est à craindre que ce soit la France qui soit la grande perdante.

Notre auteur conclut son livre sur quelques assertions avec lesquelles, contre toute attente et à condition de rester à la surface des sous-titres, on peut être d’accord :

  • le multiculturalisme n’est pas une politique ;
  • le combat pour la reconnaissance identitaire n’est pas une lutte sociale ;
  • la promotion de la diversité n’est pas une lutte pour l’égalité.

Laurent Bouvet a beau jeu de dénoncer le réductionnisme qui tend à faire de la notion d’identité une simple collection de communautarismes, dont la défense ne serait légitime que lorsque ces « identités » sont minoritaires. Il pointe du doigt les risques de décohésion sociale qui résultent d’une telle approche, qui contribue à « renforcer encore la dérive libérale d’une société des individus ».

« Le multiculturalisme normatif, la volonté de reconnaissance identitaire et la promotion de la diversité sont non seulement des moyens inefficaces pour atteindre les buts qu’ils prétendent servir, mais générateurs de tels effets pervers et de telles forces contraires qu’ils risquent, si l’on n’y prend garde, de dissoudre le lien social et d’emporter l’ensemble de la société. »

Certes, mais alors que faire ? L. Bouvet renvoie dos à dos les « identitaires des deux bords », qu’il accuse tous les deux de « vision séparatrice ». C’est sans doute ce point qui prête le plus à contestation. D’abord parce que, comme on l’a vu, la gauche ne revendique le qualificatif « identitaire » que dans un sens péjoratif, et elle n’admet que le communautarisme minoritaire. Parler « d’identitaires de gauche » est donc une contradiction dans les termes. Les véritables identitaires sont de droite et, à l’inverse des précédents, ils ne cherchent pas à fractionner, mais à unir contre quelque chose qui, qu’on le veuille ou non, constitue une réelle menace contre notre culture et notre manière de vivre.

Laurent Bouvet propose, pour combattre le populisme et l’insécurité culturelle, de faire prévaloir ce qui nous est « commun » sur ce qui nous est « propre, identitaire et immédiatement avantageux ». Cette conclusion joue sur les mots, car au fond, il n’y a pas de différence essentielle entre le commun et l’identitaire, pour peu que l’on retienne de l’identité la conception large que Jean-Yves Le Gallou énonçait dans sa magnifique vidéo « Être français ».

Bernard Mazin
11/05/2015

Laurent Bouvet, L’Insécurité culturelle/ Sortir du malaise identitaire français, Ed. Fayard, janvier 2015, 183 p.

Bernard Mazin
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