Par Johan Hardoy ♦ En Italie, les « années de plomb » désignent une période d’une quinzaine d’années à partir de la fin des années 1960, durant laquelle s’est installé un climat insurrectionnel constitué de tensions politiques, de luttes armées et d’actes terroristes, sur fond de manipulations complexes de divers acteurs étatiques pendant la Guerre froide.
L’origine de cette expression provient du titre en allemand, tiré d’un poème d’Hölderlin, d’un film de Margarethe von Trotta.
Cette ère de violences pourra être utilement éclairée par la lecture des livres de deux anciens activistes italiens de bords opposés : Années de plomb et semelle de vent (Éditions Les Bouquins de Synthèse nationale) du théoricien national-révolutionnaire Gabriele Adinolfi, et Années de rêves et de plomb : des grèves à la lutte armée en Italie (1968-1980) (Éditions Agone) du militant d’extrême gauche Alessandro Stella, devenu chercheur au C.N.R.S. et enseignant à l’E.H.E.S.S.
Récemment, deux romanciers italiens, Alberto Garlini et Erri De Luca, ont entrepris de faire revivre cette époque, le premier en retraçant le parcours d’un jeune « noir », comme la couleur symbolique de sa chemise, le second en faisant appel aux souvenirs d’un vieil homme « rouge », comme son drapeau. Ces récits captivants font revivre sous nos yeux cette époque agitée, survenue dans une Italie à la fois si proche et si méconnue…
Sous le signe du Soleil noir
En 1968, Stefano Guerra, originaire du Frioul, suit de vagues études de droit dans la capitale, mais cette matière l’intéresse peu. L’agitation sur les campus le mobilise davantage, car il porte en lui la « guerre révolutionnaire » et « l’esprit guerrier du dieu Odin ». L’année précédente, lors de la guerre des Six-Jours, il a tenté de se rendre à l’ambassade d’Égypte pour s’enrôler comme volontaire afin de combattre l’armée israélienne.
Sensible à la poésie, ce jeune exalté rêve de la Rome antique, du « fascisme immense et rouge » et d’une mort épique au service de la patrie. Peu intéressé par l’extrême droite légaliste, Il se rapproche d’un groupuscule radical dont le chef lui expose sa conception du monde : le moteur de l’histoire est la rage ! Ainsi, l’Iliade, qui marque incontestablement le commencement de la littérature occidentale, débute par la colère d’Achille…
Lors d’un affrontement avec les étudiants maoïstes (appelés « Chinois »), Stefano se rend coupable d’un homicide involontaire. C’est le début d’un engrenage qui le conduit, malgré son aspiration à la pureté idéologique et sa conscience d’être manipulé sournoisement, vers un activisme toujours plus sanguinaire, mené de pair avec une passion amoureuse pour la belle Antonella, sœur de sa victime.
Pour tenter de fuir ses démons intérieurs, il part avec elle en Afghanistan, car c’est dans les grottes souterraines des montagnes de ce pays que demeure l’esprit de Vaivastava Manu, l’ancêtre solaire des Aryens.
De retour en Italie, il rencontre le baron Julius Evola, un penseur métaphysicien très renommé dans les milieux néo-fascistes, et au-delà, qui lui ordonne de ne plus venir le voir parce qu’il a décelé en lui un « loup bleu ». Antonella lui explique que, dans les communautés indo-européennes, ces animaux mythiques, à la fois nobles et féroces, symbolisaient les proscrits qui vivaient à l’écart de la société et de leurs semblables (il semble plus vraisemblable que l’auteur se soit inspiré de Börte Cino, le loup bleu dont descend Gengis Khan). Stefano déclare ainsi à ses derniers camarades : « Nous sommes des loups bleus et nous nous battrons, seuls contre tous, jusqu’au moment où nous croiserons la balle qui nous offrira une belle mort. »
Alberto Garlini dépeint un milieu plein de bruit et de fureur, raconté de l’intérieur par un romantique « noir » qui ne possède pas toutes les clefs pour comprendre son itinéraire et que de nombreux camarades trahissent allègrement.
Qu’est-ce qui anime donc Stefano ? Outre un cas d’école d’Œdipe non résolu qui ravirait un psychanalyste, la réponse est sans doute donnée par la remarque d’une jeune femme : « Il existe un fascisme qui confine au nihilisme ». C’est sous cet angle particulier que l’auteur a choisi de brosser le portrait d’un jeune néo-fasciste italien des « années de plomb ».
Le vieux de la montagne
Le récit se déroule dans les Dolomites durant les années 2010. Un alpiniste chevronné, plutôt âgé, s’engage en solitaire sur un terrain escarpé. Face à la montagne immobile et indifférente, il cherche à mettre de la distance entre le monde et lui. Mais au loin, quelqu’un le précède. Plus tard, il constate que ce dernier a chuté dans le vide et appelle donc les secours, mais il est trop tard pour le sauver.
Le jeune juge qui l’interroge est convaincu qu’il a devant lui l’auteur d’un homicide maquillé en accident, car les deux alpinistes se connaissaient. Compagnons du même groupe révolutionnaire d’extrême gauche une quarantaine d’années plus tôt, le défunt avait livré le suspect et tous ses anciens camarades à la police, ce qui avait conduit à leur incarcération.
Désormais placé en détention provisoire, cet homme mûr écrit des lettres d’amour à la femme qu’il aime.
Le voici confronté à un magistrat qui ignore tout de la montagne et qui ne peut donc comprendre réellement ni sa volonté d’accéder à ce qu’il appréhende comme la frontière entre le ciel et la terre, ni son émerveillement devant le spectacle de la nature et des animaux gracieux comme les biches et les chamois.
Par ailleurs, cet homme de loi ne connaît les années révolutionnaires que par les documents judiciaires, ce qui équivaut à « étudier les étoiles en regardant leur reflet dans un étang ».
Le suspect affirme d’emblée que la victime n’était pas, à ses yeux, un « collaborateur de justice » mais tout simplement un traître qui les a dénoncés pour obtenir une réduction de peine. Quand le juge cherche une justification à cette démarche en évoquant une « repentance active », il lui rétorque que, loin d’être un acte intime, celle-ci était encouragée par la justice en vue de l’obtention d’avantages concrets.
Il considère quant à lui avoir payé sa dette envers l’État en purgeant sa peine jusqu’au bout. Depuis lors, il n’a plus d’hostilité envers ses ennemis. L’accident survenu et sa présence sur les lieux ne sont ainsi qu’une simple coïncidence.
Cependant, le magistrat ne croit pas au hasard. Le suspect a donné l’alerte ? Il aurait de toute façon fini par être identifié et il s’agit donc d’une manœuvre destinée à se mettre à l’abri des soupçons, voire d’une manière subtile de revendiquer le crime.
Du fait de l’absence de preuves matérielles, le juge cherche à obtenir des aveux en entamant un dialogue portant sur les valeurs humaines et sur l’engagement passé du mis en cause. Il admet que les actes commis à cette époque par cette génération activiste relèvent d’une catégorie juridique incompréhensible de nos jours, car leurs mobiles étaient idéalistes et étrangers à la recherche du profit personnel. Son interlocuteur ajoute que le sens du collectif primait jusqu’à rendre les individualités insignifiantes.
Dans ces échanges, le vieil homme ne cherche aucunement à convaincre le magistrat du bien-fondé d’une idéologie qu’il ne renie en rien. Loin de la rhétorique marxiste militante usuelle, il ne l’expose, ça et là, que de façon lapidaire : « Des naufragés sur une île déserte pratiquent la division de l’indispensable en parts égales. C’est une façon d’éviter de se tuer mutuellement » ; « Le communisme est une fraternité. Quand il la perd, il cesse immédiatement et se change en hiérarchies et en nouveaux privilèges. »
Ce court roman repose manifestement sur un fond autobiographique. En effet, à la fin des années 1960, l’auteur a lui-même été engagé dans l’action politique révolutionnaire au sein du mouvement d’extrême gauche Lotta Continua, dont il était l’un des dirigeants, avant de devenir ouvrier durant une quinzaine d’années. Passionné par l’étude de la Bible, il se sent proche aujourd’hui du mouvement altermondialiste.
Il est également un alpiniste émérite. S’il ne l’a pas déjà lu, il faudrait lui offrir Méditations du haut des cimes de Julius Evola !
Johan Hardoy
12/04/2021
Les Noirs et les Rouges d’Alberto Garlini (Éditions Folio, 921 pages)
Impossible d’Erri De Luca (Éditions Gallimard, 172 pages).
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