En avril dernier Polémia avait mis en ligne une critique du livre de Pascal Meynadier « L’Égypte au cœur du monde arabe – L’heure des choix ». Une analyse et un livre à redécouvrir pour comprendre ce qui s’y passe aujourd’hui.
Les grands médias voudraient, à la remorque des discours étatsuniens, focaliser notre attention sur un hypothétique danger iranien. Il est pourtant une autre puissance du « Grand Moyen Orient » dont l’avenir immédiat est autrement plus préoccupant – et donc digne d’intérêt.
Derrière les images rassurantes de carte postale, l’Égypte est en effet une poudrière. Un Etat au bord de l’implosion, et depuis si longtemps qu’il ne semble tenir que sous le double effet de la perfusion financière américaine d’une part, d’un état d’urgence en vigueur depuis bientôt 30 ans, d’autre part. Travaillé par le militantisme islamiste, rongé par une misère endémique qu’aggrave une corruption de même niveau, angoissé enfin par la perspective d’une succession fatalement difficile du tout-puissant président Hosni Moubarak, le « pays des pharaons » vit dans la menace d’une triple explosion. Sociale, religieuse, politique.
Alors que les Égyptiens seront 100 millions en 2025 et 160 millions en 2050 (soit le double de la population actuelle), et que Le Caire constitue déjà l’une de ces mégalopoles anarchiques ceinturées de bidonvilles qui témoignent de « la face noire de la mondialisation » (1), l’impatiente et grouillante jeunesse égyptienne constitue l’un des acteurs majeurs de la nouvelle équation égyptienne. Elle aura sans conteste son mot à dire dans la redéfinition en cours des équilibres géopolitiques d’un monde arabe bouleversé par les conséquences du 11 Septembre.
L’heure des choix
L’auteur de cette étude passionnante, Pascal Meynadier, est un jeune journaliste de Paris Match, diplômé de l’Institut Pratique de Journalisme (IPJ), spécialiste de l’actualité méditerranéenne et plus particulièrement de l’Égypte – ce qui tombe plutôt bien. Sans doute convaincu, à l’instar de Paul Morand, que « l’Égypte est un jour de bonheur que les dieux ont offert aux hommes » (2), il fait montre, au travers d’une approche toute personnelle, à la fois littéraire et vécue, d’une profonde empathie pour l’objet de son étude, ce « cadeau du Nil » livré à la démagogie nassérienne et aux impasses d’un socialisme arabe par trop déclamatoire, mais que les puissances anglo-saxonnes – anglaise puis américaine – n’ont jamais renoncé à maintenir sous leur tutelle.
Après cette lecture, il vous sera ainsi difficile d’ignorer la poésie du Chant du Harpiste du Moyen-Empire, la littérature plus contemporaine de Naghib Mahfouz, les travaux nationaux-archéologiques de Zahi Hawass, les chansons populaires d’Oum Khalsoum ou encore le cinéma de Youssef Chahine (3) – et même la nouvelle génération d’écrivains égyptiens incarnée par Alaa El Aswany ou Sonallah Ibrahim.
Pascal Meynadier éclaire surtout d’un ton simple, direct et précis les soubassements et les devenirs potentiels de la géopolitique d’un pays qui se conçoit depuis 5 à 7.000 ans comme un incontournable Omphalos. Les Cairotes n’ont-ils pas surnommé leur capitale Oum el Dounia – « la mère du monde » ? Le directeur de l’Institut français du Proche-Orient (Ifop), François Burgat, le rappelle :
« Aucune des grandes idéologies politiques à l’œuvre aujourd’hui dans la région ne peut être appréhendée en dehors du contexte de sa gestation ou de son appropriation égyptienne » (4).
Ce que souligne le rôle d’arbitre de la diplomatie égyptienne, organisatrice d’innombrables sommets et autres rencontres plus ou moins formelles à Sharm el-Sheikh – cette « souriante cité balnéaire du Sud-Sinaï devenue le seul lieu où un diplomate israélien peut croiser son homologue syrien » (p. 20).
Si l’auteur accorde un long développement à « L’Égypte et son environnement régional » (pp. 43-78), et aux relations complexes qu’impose la gestion du quadrilatère Iran-Turquie-Israël-Soudan, ou des trois cercles (arabe, islamique et africain) de la vision géopolitique nassérienne, il n’en demeure pas moins que la clé de compréhension de la problématique égyptienne tient aujourd’hui pour l’essentiel à sa situation intérieure, et aux pulsions d’une société excessivement fragmentée, tiraillée entre modernisme et islamisme, nationalisme laïc et Umma, « CNN et Al-Jazeera ». Les Coptes faisant régulièrement office de victimes expiatoires, commodes boucs émissaires chargés d’expier toutes les frustrations d’un peuple et d’une nation qui ne trouvent leur place, ni dans le concert des Etats appelés à participer de la « mondialisation heureuse » sous férule américaine, ni – et encore moins à ce stade – dans un hypothétique « front du refus » d’obédience islamique.
Comme le souligne l’historien Philippe Conrad :
« Héritier d’une Histoire plurimillénaire, [l’Égypte] tente de relever les défis impératifs de la modernité sans renoncer pour autant à son identité » (5).
Une tension potentiellement explosive que ne masque pas Pascal Meynadier. Etant entendu que l’Égypte reste, selon l’expression de Robert Solé, « une passion française », et que « son destin, dans les années à venir, aura des répercussions sur le monde entier » (p. 127).
D’autant plus que le gouvernement du Caire accélère depuis quelques années ses coopérations avec Pékin (6) : un retour aux sources du « non-alignement » scellé à Bandung en 1955, mais qui prend une dimension autrement plus inquiétante pour les peuples de l’hémisphère nord depuis que le communisme chinois :
- s’est rallié au vertige des courbes de croissance et des taux de rentabilité qui constituent l’« horizon indépassable » du capitalisme,
- et entend bien faire du développement de la Chine un outil au service de sa stratégie de puissance – en particulier sur le continent africain…
Le retour en force de la géopolitique
L’ouvrage introductif à cette collection des éditions Artège, Les secrets de la géopolitique (7), constituait déjà « une bonne entrée en matière pour ceux qui souhaitent persévérer dans le déchiffrement du monde » et davantage encore un manuel pratique, concret et accessible, afin de prendre la pleine mesure des rapports de force à l’œuvre dans le jeu des puissances naturellement concurrentes et des formes de vie politique. La géopolitique n’étant finalement qu’une forme de « continuation de la politique par d’autres moyens », il est normal, pour paraphraser Julien Freund, qu’elle soit davantage « le domaine de la force » que « le royaume des bons sentiments » (8).
Deux ouvrages parmi les plus pertinents de cette collection l’attestent : La stratégie de l’Iran – entre puissance et mémoire de Matthieu Anquez (2008), et le dernier paru, au mois de mars 2010, sous la plume alerte de Sophie Cassar : La Pologne – géopolitique du phénix de l’Europe .
Malgré des couvertures à l’esthétique pour le moins discutable, il s’agit d’ouvrages utiles, et nécessaires. Pour contribuer à éclairer les théâtres d’opération où se joue notre destin d’Européens. Oser penser hors des sentiers balisés et s’affranchir du conformisme que voudrait nous imposer la « pensée perroquet ». Faire oeuvre de réinformation. Bref, comprendre pour mieux agir.
Polémia
01/04/2010
Pascal Meynadier, L’Égypte au cœur du monde arabe – L’heure des choix, Tempora/éditions du Jubilé 2009, 140 p., 14,50 €
Notes
- La face noire de la mondialisation, d’Alain Bauer et Xavier Raufer, CNRS Editions, septembre 2009
- Préface à Harem (1937), citée dans La Chronique de Péroncel-Hugoz, in La Nouvelle Revue d’Histoire (NRH) n°47, mars-avril 2010, p. 9. Cette excellente publication bimestrielle est disponible en kiosque et sur abonnement, 88 avenue des Ternes – 75001 Paris,
- La rencontre de Pascal Meynadier et Youssef Chahine illustre fort opportunément l’article que François-Laurent Balssa a consacré à L’Égypte à l’heure des choix dans la livraison du Choc du Mois d’octobre 2009 (p. 11). et le nouveau blog du journal.
- Cité par P. Meynadier, pp. 19-20. Les archives ouvertes de François Burgat sont accessibles
- Pascal Meynadier faisant volontairement l’impasse sur l’Égypte pharaonique, au prétexte qu’elle est « finalement peu présente dans la vie quotidienne et culturelle du pays » (p. 126), l’internaute honnête, curieux et consciencieux complétera utilement sa lecture avec l’ouvrage que Philippe Conrad a consacré à L’Égypte, dans la collection Culture Guides PUF-Clio qu’il dirige (février 2007, 397 pages, 26 €)
- Comme le rappelle la lettre hebdomadaire d’informations stratégiques « TTU » dans son édition du mars 2010, titrant L’axe sino-égyptien se renforce : « […] Le rôle stratégique de l’axe Pékin-Le Caire n’est pas nouveau. Sans remonter à l’époque nassérienne, depuis 2001 l’Égypte a été le pays africain où la Chine a envoyé le plus de délégations militaires de très haut rang (une vingtaine), avec, dans certains cas, la visite de navires. De manière significative, alors que l’Égypte a obtenu un accroissement de l’aide américaine, le général chinois [Ma Xiaotian, chef d’état-major adjoint de l’APL, NDLR] a insisté sur le fait que l’alliance toujours croissante des deux pays ‘aidera l’avancée de la Chine en Afrique » (TTU, éditée par la SARL Certes et pilotée par Arnaud Kalika, 25 rue du Louvre, 75001 Paris).
- Ouvrage publié le 1er janvier 2009, 178 pages, 16,50 euros
- In Qu’est-ce que la politique ?,Edition Sirey 1965. Dès la préface, Julien Freund posait les termes du débat : « En effet, morale et politique n’ont pas du tout le même but. La première répond à une exigence intérieure et concerne la rectitude des actes personnels selon les normes du devoir, chacun assumant pleinement la responsabilité de sa propre conduite. La politique au contraire répond à une nécessité de la vie sociale et celui qui s’engage dans cette voie entend participer à la prise en charge du destin global d’une collectivité. Aristote déjà faisait la distinction entre la vertu morale de l’homme de bien, qui vise la perfection individuelle, c’est-à-dire l’accomplissement de soi, et la vertu civique du citoyen qui est relative à l’aptitude de commander et d’obéir et au salut de la communauté. (…) Autrement dit, la politique a la charge de la communauté comme telle, indépendamment de la qualité morale et de la vocation personnelle de ses membres. (…) Cette distinction classique reste toujours valable, en dépit des idéologies qui cherchent à asservir les individus à l’épiphanie de la justice et de l’égalité sociale ou encore de l’ordre moral qu’elles promettent pour un avenir indéterminé. L’identification de la morale et de la politique est même l’une des sources du despotisme et des dictatures »… Voir aussi L’essence du politique, Editions Dalloz 1993, 872 pages, 45 euros,