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La justice entre impuissance et militantisme ? Par Michel Geoffroy [Vidéo]

La justice entre impuissance et militantisme ? Par Michel Geoffroy [Vidéo]

Par Michel Geoffroy, auteur de La Super-classe mondiale contre les peuples, La Nouvelle guerre des mondes et Bienvenue dans le meilleur des mondes ♦ Le IXe Forum de la Dissidence organisé par Polémia s’est tenu à Paris le18 novembre dernier. Cet événement était consacré cette année au gouvernement des juges. Découvrez l’introduction de ce colloque, réalisée par Michel Geoffroy.

La justice entre impuissance et militantisme ?

1) Si l’on en croit les sondages, mais dans le cas d’espèce ils sont convergents depuis des années, l’image de l’institution judiciaire est fortement dégradée dans notre pays.

La justice serait laxiste pour 70 % à 80 %[1] des personnes interrogées, trop lente pour 93 %, opaque pour 70 % [2].
79 % se déclarent globalement insatisfaits de l’institution judiciaire. Ce que confirme d’ailleurs, dans son rapport de juillet 2022, le comité des États généraux de la justice évoquant « l’état de délabrement avancé dans lequel l’institution judiciaire se trouve ».

Ces mauvais résultats tranchent avec l’image de la police qui continue de recueillir au moins 50 % d’opinions favorables, malgré une baisse depuis la violente répression du mouvement des Gilets jaunes. Et, d’une façon plus générale, avec la bonne image des services publics en France, malgré leur dégradation générale.
Bref, l’image de l’institution judiciaire est encore moins bonne que celle des médias, ce qui n’est pas peu dire.

Ces résultats varient bien entendu selon les opinions politiques (la gauche est plus positive vis-à-vis de l’institution) et surtout selon les catégories socio-professionnelles (CSP) : plus on appartient à une CSP élevée, plus on a une bonne image de la justice. En revanche, les commerçants et artisans, par exemple, estiment à 93 % que la justice est laxiste[3]. Un résultat manifestement lié au fait que la délinquance touche surtout la France autochtone d’en bas et moins les bobos des grandes métropoles, même si certains présentateurs de télévision commencent à se faire cambrioler.

Face à ces jugements négatifs, la réponse institutionnelle consiste depuis des années d’une part à réduire la justice à une question de moyens, d’autre part à se réfugier dans le déni, un grand classique des institutions publiques à la dérive.

Ainsi le plan d’action pour la justice, approuvé lors du Conseil des ministres du 11 octobre dernier, a pour titres : « Une justice plus accessible, plus proche et plus rapide ». On reste donc dans le registre logistique, à grand renfort de formalités en ligne, de recrutements et de crédits.
Illustrant la stratégie du déni, Emmanuel Macron déclarait de son côté, en août dernier, qu’« il n’y a jamais eu autant de détenus en France, alors qu’on ne dise pas que la justice est laxiste[4] ! ».
Une affirmation contestable puisque l’efficacité de la réponse judiciaire ne se réduit évidemment pas au nombre de détenus.
Elle résulte en effet de la combinaison de différentes données : le nombre et la gravité des crimes et des délits, le nombre de personnes interpellées, les peines effectivement prononcées par les tribunaux, les peines réellement exécutées.

Or, sur tous ces plans, les résultats de l’institution judiciaire en France ne sont justement pas bons :

– d’abord, la France est bien en tête de l’Union européenne pour le nombre d’homicides, pour les agressions ou pour le nombre de victimes d’attentats ;

– ensuite, le taux d’élucidation des affaires ne s’améliore pas, comme l’a relevé la Cour des comptes dans son rapport de 2021 : 63 % pour les homicides (soit sept points de moins qu’en 2016), mais 15 % pour les vols avec violences, 10 % pour les cambriolages… Une enquête conjointe des ministères de l’Intérieur et de la Justice révélait en outre que 2,7 millions de dossiers étaient actuellement en souffrance d’instruction dans les commissariats, alors que le flux d’affaires nouvelles s’élevait à 3,5 millions en 2022[5]. De même, il y aurait 200 000 dossiers de contentieux des étrangers en instance dans les tribunaux administratifs ;

– par ailleurs, l’analyse des jugements montre que les peines maximales prévues par la loi pénale sont rarement infligées[6] ; ainsi, par exemple, l’examen des condamnations pour violences et blessures contre une personne dépositaire de l’autorité publique montre que les peines de prison réellement infligées correspondaient à 1/6e de ce que la loi pénale prévoyait (de 3 à 5 ans de prison) et qu’elles n’étaient prononcées en outre que dans 60 % des cas.
Mieux encore, selon l’Institut pour la Justice, sur le plan général, 41 % des peines de prison ferme prononcées ne seraient pas exécutées.

– enfin, et pour répondre à Emmanuel Macron, si de 2009 à 2019 les condamnations à la prison ferme ont bien augmenté de 9 %, dans le même temps les homicides ont augmenté de… 79 % et les coups et blessures volontaires de 27 %. Dans notre pays, en 10 ans, de 2012 à 2022, les coups et blessures officiellement recensés[7] ont augmenté de 65 %, et de… 350 % depuis 1996.

Donc la réponse pénale avance moins vite qu’une certaine délinquance, et on ne peut pas sérieusement affirmer que la justice en France fasse preuve d’une sévérité particulière. En d’autres termes, « le sentiment d’impunité » apparaît tout aussi réel que le « sentiment d’insécurité »…

***

2) Dans leur lettre ouverte au président de la République « Nous ne sommes pas des faits divers », parue dans le JDD du 8 août 2023, les parents de victimes de francocides mettaient d’ailleurs l’accent sur un fait qui renforce le procès en laxisme : à savoir que les criminels dont ont été victimes leurs proches présentaient « des profils trop récurrents » et qu’ils appartenaient à la catégorie des « auraient dû » : ils « auraient dû être en prison, auraient dû respecter leur OQTF, auraient dû être internés, auraient dû être surveillés ».

Cette énumération élargit évidemment la question de la lutte contre la délinquance à l’action de tous les pouvoirs publics, pas seulement de la justice.

Et cela pose une question politique, puisque la légitimité de l’État se fonde sur sa capacité à garantir la sécurité des citoyens, capacité manifestement de plus en plus compromise de nos jours. Ce que dit Fabienne, la belle-sœur de la personne de 68 ans égorgée par un migrant clandestin : « Le peuple français est en danger, l’État ne fait pas son travail[8]. »

L’explosion de la délinquance renvoie donc à la crise plus générale de l’État dans notre pays.
Et il faut se demander quelle part de responsabilité relève des juges et des politiques dans cette crise : c’est l’une des questions que l’on abordera au cours de ce forum.
Pour lancer cette réflexion, on fera à ce stade trois observations liminaires :

1re observation : depuis longtemps on a pointé la porosité de l’institution judiciaire à ce que l’on nomme l’idéologie de la défense sociale nouvelle, développée par le magistrat Marc Ancel, mort en 1990, selon laquelle la justice aurait pour fonction principale de réadapter socialement le délinquant.

L’œuvre de Marc Ancel, présentée comme un humanisme pénal, a notamment inspiré le nouveau Code pénal de Robert Badinter et le Syndicat de la magistrature. Elle repose sur le triptyque prévention-individuation-réinsertion. D’où, par exemple, la nécessité de préférer des peines alternatives à la prison sous prétexte que celle-ci inciterait à la récidive.
Cette doctrine reprend la vieille croyance, puisqu’on la trouve déjà chez Platon, selon laquelle l’homme ne ferait pas le mal volontairement.
Elle conduit à s’intéresser plus à l’avenir du coupable, en préservant ses droits et en individualisant sa peine, qu’à la victime ou aux conséquences sur la société de la réponse pénale.

Toutes les lois et tous les codes supportés et votés par nos politiques, de gauche mais aussi de droite, depuis 40 ans, s’inspirent de cette idéologie : abolition de la peine de mort et des juridictions d’exception, peines alternatives à l’emprisonnement, travaux d’intérêt général[9], suppression des peines inférieures à un mois, développement des alternatives aux poursuites, semi-liberté, décriminalisation de certains comportements autrefois sanctionnés, etc.

Or ces réformes incessantes mais convergentes dans leur inspiration ont eu un double effet pervers :

– d’abord de créer un foisonnement normatif qui nuit à la lisibilité de la justice et qui augmente beaucoup la marge d’appréciation du juge ;

– surtout, de réduire le caractère dissuasif de la peine ainsi que sa certitude ; un phénomène contre lequel des juristes tels que Jean Foyer avaient mis en garde dès les années 80.

Force est de constater qu’ils avaient raison.

Car, comme le délinquant ou le criminel accepte par construction de courir certains risques, le doute sur l’effectivité ou la gravité de la peine qu’il peut encourir a fatalement un caractère incitatif. Notamment pour le crime de sang depuis l’abolition de la peine de mort et la disparition de fait de la perpétuité réelle, pourtant promise en 1981 par Robert Badinter, comme contrepartie à l’abolition.
Ce que confirme le rappeur Booba qui déclarait cet été, après les émeutes ethniques liées à la mort de Nahel Merzouk, que les jeunes n’avaient pas peur de la police parce que dans notre pays, à la différence de ce qui se passe aux États-Unis par exemple, les peines infligées étaient « trop légères » et « rarement appliquées[10] ».

La rubrique des faits divers nous a d’ailleurs habitués à ces fameux et si nombreux « bien connus des services de police » ou de la justice, c’est-à-dire à ces récidivistes notoires collectionnant les inscriptions au casier judiciaire, mais libres de commettre de nouveaux forfaits, soit parce qu’ils ont purgé leur courte peine, soit parce qu’ils ont bénéficié d’une remise en cours d’incarcération, soit tout simplement parce qu’ils n’ont pas été sérieusement sanctionnés.

– 2e observation : la progression de l’insécurité, de la violence et de la délinquance n’est pas un phénomène uniquement français, même si la France se situe dans le peloton de tête ; elle caractérise en effet les sociétés multiculturelles, et cela indépendamment de l’organisation de la justice ou de l’idéologie des magistrats. En Europe, elle frappe ainsi des sociétés qui avaient pourtant une forte tradition civique, comme les pays scandinaves par exemple.

Les sociétés multiculturelles provoquent en effet une perte de confiance entre les sociétaires n’adoptant pas les mêmes codes, et elles incitent à l’agressivité entre les groupes et entre les personnes.
L’immigration de peuplement ne crée pas le vivre-ensemble officiel, mais conduit au communautarisme agressif, comme en avait averti l’ancien ministre de l’Intérieur Gérard Collomb lors de son départ.
L’immigration rend aussi inopérantes certaines dispositions pénales qui ne sont plus adaptées au changement de population : comme on le voit chez nous avec le droit applicable aux mineurs par exemple, inadapté à la maturité réelle et aux traditions culturelles des jeunes issus de l’immigration.

Dans ces conditions, prétendre, comme le font nos politiques, assurer la loi et l’ordre alors qu’on ouvre toutes grandes les portes à l’immigration extra-européenne et que l’on rend la société multiconflictuelle, relève de l’escroquerie. A fortiori lorsqu’on rend coupables de la catastrophe sécuritaire que nous connaissons les seuls magistrats.

3e observation : à la racine de la défiance vis-à-vis de l’institution judiciaire, il y a non seulement l’accusation d’un laxisme général, mais surtout celle d’un laxisme sélectif, ressenti comme injuste par nombre de nos concitoyens.

Un laxisme sélectif qui reflète le caractère de plus en plus anarcho-tyrannique de notre régime postdémocratique : à la fois laxiste et répressif, mais pas pour les mêmes personnes ni pour les mêmes faits.

On ne peut pas dire en effet que la justice – comme la police, d’ailleurs – ait été laxiste vis-à-vis des Gilets jaunes : 10 000 gardes à vue, 3 200 condamnations dont 2 282 peines de prison ferme ou avec sursis, 403 mandats de dépôt[11]. Comme l’écrivait alors Le Monde du 8 novembre 2019, il s’agissait d’une « réponse pénale sans précédent », qui a d’ailleurs parfaitement atteint son objectif : briser ce mouvement social. Un précédent qui démontre, soit dit en passant, les vertus dissuasives de la peine, n’en déplaise à Marc Ancel.

La justice n’est pas non plus laxiste vis-à-vis des Français qui blessent, voire appréhendent, leurs cambrioleurs, ni vis-à-vis des propriétaires qui expulsent leurs squatteurs. Ni vis-à-vis des automobilistes autochtones.

On ne peut pas dire non plus que la justice soit laxiste vis-à-vis des mouvements identitaires et de leurs responsables, objets de multiples poursuites, condamnations et dissolutions.

Ni que le parquet national financier ait été laxiste vis-à-vis de François Fillon…

Globalement, on peut donc affirmer que la justice n’est pas laxiste vis-à-vis de ceux que le système désigne comme ennemis – ceux que l’on accuse d’être haineux ou d’extrême droite, par exemple –, ni, d’une façon générale, vis-à-vis des autochtones.
Mais, en revanche, les émeutiers ethniques de juillet 2023 ne semblent pas avoir subi la même répression que les Gilets jaunes : 600 incarcérations, 1 056 peines d’emprisonnement, 1 278 jugements prononcés[12], le tout pour 100 000 à 200 000 émeutiers violents selon l’estimation de l’ancien directeur général de la DGSE, Pierre Brochand.
Et quand le rappeur Nick Conrad chante qu’il faut « pendre les Blancs », la justice ne considère pas qu’il s’agit d’un discours de haine raciste.

La justice aurait-elle donc le jugement sélectif ?

Il faut à ce stade rappeler que certains magistrats ont toujours revendiqué l’exercice d’une justice partiale en application d’un célèbre manifeste rédigé en 1974 par Oswald Baudot, membre du Syndicat de la magistrature.
« Soyez partiaux, écrivait-il. Pour maintenir la balance entre le fort et le faible, le riche et le pauvre, qui ne pèsent pas d’un même poids, il faut que vous la fassiez un peu pencher d’un côté. […] Ayez un préjugé favorable pour la femme contre le mari, pour l’enfant contre le père, pour le débiteur contre le créancier, pour l’ouvrier contre le patron, pour l’écrasé contre la compagnie d’assurances de l’écraseur, pour le malade contre la sécurité sociale, pour le voleur contre la police, pour le plaideur contre la justice. » Un texte qui serait sans doute complété de nos jours par la préférence à donner aux justiciables issus de l’immigration, des black blocs ou des groupuscules écolos…
Il faut noter, soit dit en passant, qu’Oswald Baudot comparut devant le Conseil supérieur de la magistrature en 1975 pour avoir diffusé ce manifeste militant, mais il ne fut pas sanctionné par le ministre de la Justice de l’époque, le libéral et centriste Jean Lecanuet…

***

3) Le procès en laxisme ne résume cependant pas à lui seul toute la problématique de la justice dans notre pays.

Se pose également la question même du pouvoir judiciaire, le pouvoir croissant des juges non élus – qu’ils soient européens ou français – sur les États, sur les législateurs et sur la société.
Cette question est moins médiatique que le procès en laxisme, mais elle n’en est pas moins importante.

Traditionnellement, on enseigne que la justice est une autorité et non un pouvoir, puisque le juge applique les lois et ne les fait pas, et qu’il ne gouverne pas. La Révolution française s’est faite aussi, rappelons-le, contre ce qu’on appelait « le pouvoir des parlements », c’est-à-dire des magistrats, qui avaient fini par mettre en tutelle la volonté royale et bloquer toute réforme, notamment fiscale, ce qui ne fut pas étranger à la chute de l’Ancien Régime. Les conventionnels s’en souviendront en cantonnant le rôle de l’autorité judiciaire en application de la séparation des pouvoirs…

Mais cette vision traditionnelle de l’équilibre des pouvoirs a changé à la fin du xxe siècle avec la révolution postdémocratique de l’État de droit et celle des droits de l’homme, oublieux de ceux du citoyen.
En effet, avec cette révolution, le juge devient le garant des seuls droits individuels y compris contre l’État dans sa double fonction exécutive et législative (donc fini, la raison d’Etat) et surtout contre la société.

Il ne faut pas oublier que cette révolution fut saluée par toute la classe politique, y compris par la droite qui y voyait alors un bon moyen de contrer l’État socialiste, notamment pour opposer le droit individuel de propriété aux lois de nationalisation. Comme les « nouveaux philosophes » invoquaient les droits de l’homme pour délégitimer l’Union soviétique et les communistes, ainsi que pour justifier l’ingérence dite « humanitaire ».

La révolution de l’État de droit s’inscrit en effet dans la révolution néo-libérale venue des pays anglo-saxons et reposant sur la promotion exclusive des droits individuels et sur la négation des droits et ensembles collectifs (puisque « la société n’existe pas », comme disait Mme Thatcher). Ainsi par exemple, pour le tribunal correctionnel de Paris, « les Français blancs dits de souche ne constituent pas un groupe de personnes », et cette notion « ne recouvre aucune réalité légale, historique, sociologique ou biologique[13] ». Pour l’idéologie des droits n’existe en effet qu’un individu abstrait et hors-sol.

C’est aussi une révolution postdémocratique qui considère que ce n’est plus l’élection mais le droit interprété par un « juge impartial » qui caractériserait véritablement la démocratie libérale. C’est l’analyse du politologue américain Fareed Zakaria dans un texte célèbre paru en 1997 dans la revue Foreign Affairs. Et selon cette vision, donner la parole au peuple, c’est même désormais très mal : c’est du « populisme », comme vouloir cantonner le pouvoir des juges, c’est de « l’illibéralisme », dont ont été notamment accusées la Pologne, la Hongrie ou la réforme judiciaire d’Israël.

Cette révolution de la rule of law s’inscrit dans un mouvement de longue durée qui a modifié l’exercice de la justice dans les pays anglo-saxons puis occidentaux.

Ce mouvement :

– a commencé avec la loi de 1964 sur les droits civiques aux États-Unis,

– s’est poursuivi avec la Charte canadienne des droits et libertés de 1982 destinée à combattre « les diverses formes de discriminations subies » par les minorités,

– et s’est incarné en Europe occidentale autour des positions de Jürgen Habermas sur la notion de « patriotisme constitutionnel », selon lequel dans une société ouverte et multiculturelle il faut détacher l’État de ses racines nationales au profit d’un ancrage uniquement « juridiste », centré sur les droits humains abstraits sanctifiés par l’ordre constitutionnel et les juges.

Ces évolutions ont eu pour effet de confier au droit et donc aux juges le pouvoir sans cesse plus intrusif de rectifier les comportements censés s’attaquer aux droits d’autrui (discrimination), et finalement d’imposer une préférence raciale ou minoritaire (discrimination positive) et la déconstruction continue des identités nationales accusées d’être intrinsèquement discriminatoires.

Cette nouvelle justice ne promet donc plus le traitement égal (autrefois symbolisé par l’image de la balance tenue par une personne ayant les yeux bandés), mais le traitement inégal sous prétexte de réparer des torts passés ou fantasmés.
Et le droit devient un moyen de transformer la société malgré elle, puisque le Mal est désormais réputé venir des seuls hommes blancs hétérosexuels et de la société castratrice qu’ils ont établie.
L’idéologie woke est le dernier aboutissement de cette nouvelle conception militante du droit.

En France l’avènement de cette révolution s’est traduit principalement par la transformation du rôle du Conseil constitutionnel avec la théorie du bloc de constitutionnalité (décision du 16 juillet 1971) : celui-ci passe alors du contrôle technique du respect du domaine de la loi (article 34 de la Constitution), au respect par la loi des principes contenus selon lui dans les préambules de nos constitutions, dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, dans les traités internationaux, dans les traités européens ou dans la charte de l’environnement de 2005. Bref, dans des sources de plus en plus diverses et de moins en moins constituantes !
Les juges peuvent donc désormais « découvrir » de nouveaux droits en fouillant dans ces différentes strates normatives, tels des paléontologues à la recherche d’une molaire d’hominidé. C’est d’ailleurs par ce processus que l’on crée des nouveaux droits en permanence, afin de satisfaire les revendications les plus diverses, à condition qu’elles émanent de minorités.
Ce que fit, par exemple, le Conseil d’État en consacrant en 1978 le regroupement familial comme un nouveau principe général du droit, répondant ainsi à une demande insistante du patronat.
Ou comme le fit le Conseil constitutionnel, affirmant dans sa décision du 6 juillet 2018 que « la fraternité est un principe à valeur constitutionnelle » et que, par conséquent, est licite « la liberté d’aider autrui dans un but humanitaire sans considération de la régularité de son séjour sur le territoire national ». Donc Cédric Herrou a tout à fait le droit, sinon le devoir, d’aider les immigrants clandestins à s’installer en France !

Cette révolution a évidemment prospéré sur sa lancée : par exemple,

– en 1974, en autorisant une minorité de parlementaires à saisir le Conseil constitutionnel ;

– en 1998, en autorisant la saisine directe de la Cour européenne des droits de l’homme par les ressortissants des États membres du Conseil de l’Europe ;

– ou, en 2008, en instaurant la « question prioritaire de constitutionnalité » permettant à n’importe quel justiciable dans n’importe quel procès de saisir le Conseil constitutionnel s’il estime qu’une loi applicable au procès viole les droits et libertés que la constitution garantit. Il s’agit d’ailleurs d’une importation pure et simple d’un principe de la common law anglo-saxonne[14] ;

– ou par l’extension continue, depuis la loi Pleven de 1972, des incriminations pour discrimination : il y a de nos jours 25 cas de discrimination sanctionnés par les juges, alors qu’il n’y en avait que sept initialement.

Inutile de rappeler que ces évolutions ont principalement eu lieu sous la droite parlementaire, laquelle est donc assez mal placée pour contester le « gouvernement des juges » de nos jours…

Mais qui veut faire l’ange fait la bête, avertissait Pascal : après l’euphorie néo-libérale des années 80 – où l’on nous expliquait que les droits de l’homme nous protégeraient de l’arbitraire de l’État –, on découvre maintenant, mais un peu tard, que l’idéologie de l’État de droit a aussi des conséquences problématiques, trois principalement : 

D’abord la révolution de l’État de droit donne la primauté au juge non élu sur le législateur élu et sur le gouvernant responsable politiquement. Il s’agit donc d’une remise en cause profonde de la séparation des pouvoirs et des fondements de notre constitution. A fortiori quand le juge constitutionnel veut jouer au législateur en brodant à sa guise sur des principes généraux.

Phénomène remarquable de cette évolution : le nombre de dirigeants occidentaux condamnés en justice pour les motifs les plus divers et l’intrusion croissante des juges dans les élections, comme en France, aux États-Unis ou en RFA.
Autre fait significatif : ce sont les juges européens et français qui décident de la politique d’immigration de nos jours, et beaucoup moins les élus et les gouvernants. Pour cette raison, les innombrables lois sur l’immigration (29 lois depuis 1980 !) n’ont rien changé, sinon en pire.
Il s’agit d’une conséquence fatale de l’idéologie des droits de l’homme qui pose comme principe que l’incarnation du politique, l’État, a pour seule fonction et justification la préservation des droits de l’homme individuel[15]. Cela implique alors nécessairement qu’une autorité vérifie cette adéquation, par définition supérieure au politique. Cette autorité aujourd’hui est le juge puisqu’on a abandonné, avec le référendum, l’idée que le juge constitutionnel en dernier ressort puisse être le peuple lui-même, sous prétexte de rejeter le populisme.

Malheureusement cette primauté achoppe sur l’irresponsabilité institutionnelle des juges – que l’on nomme « indépendance des magistrats » en novlangue.
Car les magistrats sont la seule profession à ne pas être responsable de ses actes devant la société, sinon devant ses pairs c’est-à-dire devant personne.
Ainsi un patron ou un maire verra sa responsabilité personnelle engagée en cas d’accident mortel dans son entreprise ou ses installations.
Mais quand un juge des libertés et de la détention, par exemple, remet en liberté une personne qui en profite pour commettre un nouveau crime, il ne risque personnellement rien, ni au civil (une action au civil ne pourrait résulter que d’une action récursoire contre l’État, ce qui est extrêmement rare) ni au pénal. L’erreur d’interprétation du juge, même grave, ne constitue pas une faute disciplinaire. Bref, le juge ne risque pas grand-chose dans l’exercice de ses pouvoirs.

Cette irresponsabilité devient évidemment insupportable lorsqu’elle se double d’une présomption de dépendance idéologique et militante ; comme lorsque, au Conseil d’État par exemple, certains conseillers militent dans des associations immigrationnistes. Ou lorsque le Syndicat de la magistrature tient un stand à la Fête de l’Humanité. Ou lorsque l’ECLJ démontre les conflits d’intérêts entre des juges à la CEDH et des ONG immigrationnistes.
Une présomption de dépendance renforcée aussi par la forte endogamie de l’institution judiciaire, vivant en circuit fermé.

– Seconde conséquence encore plus problématique de nos jours, l’État de droit consacre la primauté d’un droit abstrait, idéologique et quasi mystique sur l’intérêt public réel, sur le bien commun.

Le droit n’est plus un instrument offrant des solutions concrètes aux problèmes de la vie en société. Mais il devient le réceptacle de concepts abstraits, réputés absolus, existant en dehors de toute pratique sociale et même, et surtout, allant à leur encontre.
Cette mutation du droit ne garantit plus la compatibilité de valeurs différentes, compatibilité que seul le politique peut assurer dans le monde réel et notamment dans les circonstances exceptionnelles. Car il est dans la logique de l’abstraction des droits individuels de réduire l’espace du politique et la souveraineté des États. C’est même là que réside la source des fameuses « valeurs devenues folles » que dénonçait prophétiquement Chesterton au siècle dernier : deviennent folles, en effet, des valeurs érigées en absolus au mépris d’autres valeurs tout aussi légitimes. Ainsi, en matière d’immigration, les droits individuels des immigrants à s’installer où ils veulent – puisque l’approche libérale consiste à ne voir dans l’immigration que des êtres humains pourvus de droits individuels –, primant ceux de la société d’accueil. Ou le droit d’asile devenu un impératif catégorique, sauf pour Julian Asssange bien sûr…

« Dans un État de droit, on doit vivre avec le terrorisme : il faut simplement être vigilant », a déclaré significativement Emmanuel Macron, président de la République, le 17 octobre 2023. On ne saurait mieux reconnaître que les fameuses valeurs de l’État de droit nous empêchent d’assurer la sécurité des Français, lesquels sont priés de se résigner au terrorisme par ceux-là mêmes censés les en protéger !

L’État de droit implique en effet de sacrifier l’intérêt public et le bien commun sur l’autel de sacro-saintes « valeurs » inventées – au sens archéologique du terme – par les juges et reprises comme un mantra par nos gouvernants pour justifier leur inefficacité ou leur inaction.
En d’autres termes, on nous invite à nous appauvrir, à mourir, à nous faire remplacer ou à nous abandonner aux aléas de l’histoire ou des marchés, mais avec la consolation de respecter certaines valeurs réputées impératives.
On se trouve donc en droit de se poser la question de la vérité de telles valeurs, de la vérité d’un tel droit : une valeur qui conduit si manifestement à d’étranges résultats, peut-elle être vraie ? On peut sérieusement en douter, d’autant que les Européens sont désormais les seuls à continuer d’y croire.

En outre on voit que la primauté du droit abstrait ne garantit pas nécessairement l’exercice des libertés publiques et ne nous protège pas de l’arbitraire, comme on nous le promettait.
Ainsi les juges ont activement participé, on l’a vu, à la répression du mouvement des Gilets jaunes.
Lors du covid, ni les juges européens ni les juges nationaux ne se sont opposés aux mesures liberticides mises en œuvre par les gouvernements.
Comme ils n’ont pas empêché non plus la censure de l’information dans le cadre de la guerre en Ukraine ou la lutte engagée par l’UE contre la liberté des réseaux sociaux.
Comme ils ne se sont pas opposés en France à l’introduction dans le droit commun de certaines dispositions de l’état d’urgence, réalisée au début du premier quinquennat d’Emmanuel Macron. Comme ils ne s’opposent pas à la surveillance des communications ou à la reconnaissance faciale, pardon, aux « caméras intelligentes ». Comme ils n’empêchent pas la Commission européenne de s’arroger des prérogatives croissantes au mépris des traités et de notre souveraineté…

Sur ce plan, l’État de droit fonctionne manifestement à deux vitesses : protecteur des droits des Uns, réducteur des droits des Autres. Protecteur des droits des Autres, réducteur des droits des Nôtres. Parce que l’approche essentiellement individualiste et abstraite de l’idéologie des droits humains contredit les droits des peuples réels, et que l’assignation à une identité est considérée désormais comme la source de tous les maux et de toutes les discriminations. Et selon cette mystique diversitaire, la rédemption ne peut venir que de l’Autre : c’est pourquoi le droit qui en découle est foncièrement xénophile et inégal.

Enfin, troisième conséquence, l’état de droit conduit le juge à décider de tout désormais dans notre société : de la vérité historique, comme de ce dont on a droit de rire, de ce qu’on a le droit d’écrire ou de dire, du tracé d’une route, de nos relations de voisinage ou familiales, de qui a le droit de se présenter à une élection, de qui peut s’installer dans notre pays, des intentions licites ou non des individus, etc.

Dans notre postdémocratie, comme dans les films américains – et cela n’a rien de fortuit –, tout se termine maintenant devant un juge. Sauf que chez nous on n’élit pas les juges, nuance.
Comme l’écrivait Milan Kundera, « les empires totalitaires ont disparu avec leurs procès sanglants, mais l’esprit du procès nous est resté comme héritage ».
Le procès est en effet l’instrument du puritanisme : le lieu où l’on révèle et sanctionne la nature diabolique de l’opposant, du déviant.

Ce que l’on nomme « la judiciarisation de la société » n’est pas la faute du Syndicat de la magistrature.
La judiciarisation traduit le fait que nous vivons désormais dans une société déconstruite par l’idéologie néo-libérale des droits individuels et par la préférence pour les minorités.
Une société de plaideurs, où les individus et les lobbies se battent les uns les autres pour imposer leurs intérêts égoïstes, baptisés « droits » en novlangue, et qui recouvrent désormais toute espèce d’exigence, de désir ou d’intérêt. « Mon corps, mon choix, mon droit », c’est leur slogan !
Et comme la modernité libérale a déconstruit toutes les régulations communautaires et a brutalisé tous les rapports sociaux, ne reste pour tenter de faire société que la norme du droit abstrait et procédural et les matraques de l’État Big Brother.
Plus la société se désagrège en monades individuelles devenues folles et sous l’effet du multiculturalisme, et plus les normes répressives augmentent. Ce qui d’ailleurs, comme on l’a vu, doit conduire à bien préciser ce que l’on entend par laxisme…

En outre, la multiplication infinie des droits ne s’exerce pas à somme nulle : certains droits ne fonctionnent qu’à la condition de réduire d’autres droits – c’est notamment le cas des droits sociaux et sociétaux –, ce qui produit un chaos croissant, nécessitant aussi l’arbitrage des juges, réputés objectifs, indépendants, omniscients et omnicompétents, ce qui est bien sûr une dangereuse absurdité.
Car les juges restent des hommes et donc faillibles.

Les juges feignent bien sûr de déplorer la judiciarisation de la société, qui augmente effectivement leur charge de travail et leurs délais ; mais en réalité ils en profitent aussi pour renforcer leur pouvoir et leur image. Et ils la provoquent, conjointement avec les autres professions juridiques, par leurs incitations à saisir la justice à tout propos, ce que l’on nomme en novlangue « l’accès à la justice ».

On assiste d’ailleurs à une convergence significative de deux nouveaux pouvoirs postdémocratiques fonctionnant en symbiose pour marginaliser les autres, la justice et les médias :

– les médias protègent et font la réputation des juges (notamment hier, des petits juges présentés comme des justiciers sociaux, le premier ayant été le juge Pascal, adulé par la gauche médiatique et responsable de la calamiteuse affaire de Bruay-en-Artois, jamais élucidée ; ou aujourd’hui, pour mettre à l’honneur les juges antiterroristes ou les juges qui poursuivent les politiques) ;

– et la diabolisation médiatique annonce et justifie la répression judiciaire, comme elle couvre (dans les deux sens du terme) la violence policière, comme on l’a vu avec les Gilets jaunes.

Ironie ou vengeance de l’histoire : là aussi, nos politiques de tous bords ont laissé faire et ils deviennent à leur tour victimes de cette judiciarisation. Puisque toute révolution finit par dévorer ses enfants.

***

Alors faut-il vraiment, comme disent les truands, « faire confiance à la justice de son pays » ?
Les dysfonctionnements de l’institution judiciaire ne traduisent-ils pas l’effondrement plus général de la puissance publique en France, désormais incapable de garantir le bien commun ? Un État bavard, un État qui « macrone », comme disent les Ukrainiens, au lieu d’agir ?
Est-on bien sûr que la primauté des juges non élus garantisse nos libertés ?
Ne devons-nous pas engager une véritable révolution pénale pour sortir du chaos sécuritaire actuel ?

C’est à toutes ces questions que nous allons tenter de répondre au cours de ce IXe Forum de la dissidence. Avec sérieux, sérénité et courage.

Michel Geoffroy
22/11/2023

[1] Sondage réalisé en octobre 2022 pour Le Point.
[2] Notamment, sondage CSA réalisé pour le Sénat en août-septembre 2021.
[3] Le Point du 5 novembre 2022.
[4] Le Point du 23 août 2023.
[5] Le Monde du 26 octobre 2023.
[6] En outre, il n’y a pas de peines minimales.
[7] Puisque les enquêtes de victimisation montrent que les plaintes enregistrées ne recouvrent qu’une partie des délits.
[8] Interview du 26 octobre 2023 sur CNews.
[9]La troisième peine la plus prononcée.
[10] France Info, 6 août 2023.
[11] France Info, 23 mars 2021.
[12] Ouest-France, 19 juillet 2023.
[13] Le Parisien, 19 mars 2015.
[14] Notamment à la suite de l’affaire Marbury contre Madison de 1803, par laquelle la Cour suprême américaine déclare les juges légitimes pour juger de la constitutionnalité des lois.
[15] Cf. article 2 de la Déclaration des droits de l’homme de 1789 : « Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’homme. »

Michel Geoffroy

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