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Etat de droit et la situation exceptionnelle

Etat de droit et la situation exceptionnelle

par | 26 septembre 2016 | Politique

Chantal Delsol, philosophe

♦ La philosophe Chantal Delsol souligne la difficulté de nos démocraties à trouver un juste milieu entre le maximum de sécurité et le maximum de respect des droits. (FIGAROVOX/TRIBUNE -)

Le film indémodable Les Incorruptibles nous rappelle un épisode douloureux de l’histoire des Etats-Unis : on y voit clairement l’Etat de droit dépourvu, faible et impotent, devant le crime tout-puissant et efficace, puisque utilisant tous les moyens.


L’Etat de droit ne peut être la finalité ultime d’un gouvernement. Le but dernier d’un gouvernant est de protéger une société afin qu’elle survive, autrement dit, qu’elle se prolonge dans le temps. Cicéron l’avait exprimé avec beaucoup de lucidité : un homme, disait-il, peut mourir pour une idée ou pour la vertu, il peut se suicider, parce que de toute façon il est mortel et seul responsable de lui-même ; mais une société ne voit pas de terme à sa vie, tout se passe comme si elle était immortelle, et elle n’a pas le droit de se sacrifier à une vertu ou à une idée : elle doit d’abord franchir le temps, parce qu’elle est responsable non seulement du présent, mais aussi du passé et du futur.

Nous en avons assez de ces rodomontades pour nous expliquer que quels que soient les dangers qui nous menacent, jamais nous n’enlèverons un iota à l’Etat de droit ; et que, grâce à l’intelligence, mais surtout à la vertu de nos gouvernants, nous aurons toujours le maximum de sécurité ET le maximum de respect des droits. Guantanamo ne fait plaisir à personne. Personne n’a envie de rétablir la loi des suspects à l’égard des sujets fichés S. Mais il arrive de devoir faire des choix douloureux. Il peut arriver qu’un gouvernant soit sommé d’écorner la vertu pour respecter la sécurité. Toute la question est de savoir quand, et il peut être utile de penser et de comprendre ce moment où s’imposent des choix cruciaux.

L’histoire des idées a donné un nom à ce moment cornélien : elle l’appelle situation exceptionnelle. Il s’agit d’une situation dans laquelle tous les moyens sécuritaires utilisés par le pouvoir politique ne parviennent pas à repousser ou même à endiguer un danger précis.

La notion de situation exceptionnelle ne se déploie historiquement qu’avec la naissance d’un Etat de droit. Elle n’existe que parce qu’il y a une antinomie entre le péril et l’Etat de droit. C’est la République romaine, en ses toutes premières années, qui aperçoit, avec un discernement admirable, les incapacités du régime républicain à répondre aux périls majeurs comme la guerre, extérieure ou intérieure. C’est ainsi que les Romains inventent, d’intuition, la magistrature appelée dictature, capable de répondre aux dangers graves en écartant le droit pour un temps bref. L’Etat d’exception en général, l’Etat d’urgence, l’Etat de guerre, l’Etat de siège, ou notre article 16, sont des suites modernes de l’ancienne réponse romaine.

On aperçoit à quel point l’idée même de situation exceptionnelle est dangereuse. Car qui la décrète ? Et celui qui la décrète ne nourrit-il pas des desseins ténébreux ? Il suffit de regarder le XXe siècle pour voir le nombre de dictateurs qui ont pris le pouvoir au nom d’un salut public plus ou moins inventé par leur soin : magnifique déguisement pour se passer du droit ! Hitler n’a-t-il pas mis en place un totalitarisme pour prévenir une soi-disant mort prochaine de la société allemande ? Autrement dit, même si l’on valide l’existence possible de situations périlleuses, face auxquelles un gouvernement devrait faire des concessions au droit et à la morale pour assurer la sécurité de la société, le débat surgit quand il faut décider de la réelle exceptionnalité de telle ou telle situation.

Mais les sociétés occidentales modernes ont tendance à récuser l’exception à ce titre, parce qu’elles récusent la violence en général et croient volontiers que toute la vie humaine peut être subsumée sous le droit. Rien de plus pénible pour ces sociétés que de voir exister « encore » ces Etats d’exception, comme si la Modernité faiseuse de miracles devait finalement abolir la situation exceptionnelle. Laquelle n’est rien d’autre que l’une des déclinaisons du tragique de l’existence humaine, que la modernité, malgré ses fanfaronnades, n’est pas près d’abolir.

Il ne sert à rien que les gouvernants pour faire plaisir à une élite hors sol (ou pour se conforter eux-mêmes dans leurs propres errements) fassent croire que dans la situation présente on ne touchera pas à l’Etat de droit. Les citoyens ne sont pas stupides, et ils ont bien compris qu’à un moment où l’on assassine avec tant de diligence et d’enthousiasme (au sens étymologique), on devra faire primer la sécurité du citoyen. Mais il ne sert de rien non plus que les gouvernants jouent les matamores en faisant des surenchères verbales et inefficaces à la sécurité (ils ont le don de décréter l’Etat d’urgence et en même temps de tolérer plus de violences urbaines que jamais). C’est là notre problème : en situation ordinaire, on peut se contenter de gouvernants médiocres ; mais la situation grave requiert des gouvernants lucides et même vertueux, toutes qualités inutiles pour se faire élire. La question de savoir si nous sommes en situation exceptionnelle repose à nouveaux frais la question des potentiels de la démocratie.

Chantal Delsol
22/09/2016

Née le 16 Avril 1947, 
philosophe, membre de l’Institut, professeur des universités, doctorat d’Etat ès Lettres (Philosophie) – La Sorbonne (1982)
Académie des Sciences morales et politiques (2007). Dernier ouvrage : La Haine du monde, totalitarismes et postmodernité (2016) –

Source : Figarovox, Vox société, 22/09/2016
http://www.lefigaro.fr/vox/societe/2016/09/22/31003-20160922ARTFIG00287-l-etat-de-droit-et-la-situation-exceptionnelle.php

Correspondance Polémia – 26/09/2016

Image : Des soldats français sécurisent Notre-Dame de la Garde, à Marseille. Crédits photo : JEAN-PAUL PELISSIER/REUTERS

 

 

 

 

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