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Contentieux des étrangers : une justice administrative proche de l’embolie

Contentieux des étrangers : une justice administrative proche de l’embolie

Par Paul Tormenen, juriste et spécialiste des questions migratoires ♦ Le conseil d’État vient de rendre public un rapport sur l’activité des juridictions administratives en 2021. Ce document fait ressortir que le nombre d’affaires relevant du contentieux des étrangers prend une ampleur considérable. Le conseil d’État souligne que la justice administrative se trouve embolisée en raison de la complexité d’un « contentieux de masse ». Un constat plus qu’alarmant à l’heure où le gouvernement souhaite rendre possible l’expulsion de tous les délinquants étrangers en situation irrégulière.

Une transparence prévue par la loi

Le rapport réalisé par le conseil d’État paru le 5 juillet 2022 vise à rendre compte de l’activité de l’ensemble de la juridiction administrative – tribunaux administratifs, cours administratives d’appel, conseil d’État, chambres spécialisées – durant l’année 2021. Nous nous attarderons plus particulièrement dans le document de 413 pages sur ce qui devient l’activité majeure des juridictions administratives : le contentieux des étrangers (1).

Le contentieux des étrangers

L’administration rend chaque année un nombre considérable et croissant de décisions relatives à l’entrée et au séjour des étrangers en France. Les déclarations du conseiller d’État J.H. Stahl à l’assemblée nationale le 6 octobre 2021 permettent d’avoir un ordre de grandeur sur les volumes traités : « en ce qui concerne l’administration, 4,3 millions de demandes de visa ont été déposées en 2019 par des étrangers. 130 000 demandes d’asile ont été adressées à l’administration et 750 000 décisions ont été prises par l’administration sur des questions relatives à la situation des étrangers, titres de séjour, mesures d’éloignement, etc. Ces 750 000 décisions incluent quelque 123 000 à 125 000 mesures d’éloignement de type obligation de quitter le territoire français » (2).

Instrumentalisation de l’immigration : la capitulation de l’Union européenne

Le bilan 2021 de l’activité des juridictions administratives réalisé par le conseil d’État nous apprend que les décisions qui sont défavorables aux étrangers sont de plus en plus fréquemment contestées, sous la forme de recours contentieux.

En 2021, plus de 120 000 nouvelles affaires en contentieux des étrangers ont été enregistrées dans les différentes juridictions administratives : 100 332 dans les tribunaux administratifs, 18 494 dans les cours d’appel et 1 975 au conseil d’État.
Le contentieux des étrangers est non seulement massif, il est en augmentation constante depuis plusieurs années. En 2021, il a augmenté de 28% par rapport à 2020 et de 7% par rapport à 2019.
Alors qu’en 2011, le contentieux des étrangers ne représentait « que » 29 % de l’activité des tribunaux administratifs, il représentait en 2021 42% des nouvelles affaires enregistrées.

Les requêtes introduites devant les cours administratives d’appel relevant du contentieux des étrangers ont pour leur part représenté l’année dernière 54% des nouvelles affaires enregistrées et les requêtes introduites devant le conseil d’État ont représenté 17% des nouvelles affaires enregistrées.

Des décisions toujours plus nombreuses

Conséquence logique du nombre d’affaires enregistrées, le contentieux des étrangers a représenté une part très importante des décisions rendues en 2021 par les juridictions administratives : 41% des décisions des tribunaux administratifs (97 329 décisions), 53% des décisions des cours d’appel administratives (18 230 décisions) et 16% des décisions rendues par le conseil d’État (1 854 décisions).

Des décisions de quitter le territoire français de plus en plus contestées

Un rapport sénatorial paru en mai 2022 le soulignait, l’immense majorité des requêtes introduites en 2021 relatives au contentieux des étrangers a concerné les titres et les visas de séjour (3) : il s’agit pour les ressortissants de pays tiers à l’Union européenne en contestant les décisions de l’administration soit de pouvoir entrer en France, soit d’y rester.

Parmi ces requêtes, les recours contre les décisions d’Obligation de Quitter le Territoire Français (OQTF) notifiées aux étrangers en situation irrégulière prennent une place considérable.

Le nombre de recours contre les OQTF devant être exécutées dans un délai de 3 mois a fortement augmenté en 2021 : +8% par rapport à 2020 et +7% par rapport à 2019.
Le nombre de recours contre les OQTF devant être exécutées dans un délai de 6 semaines a quant à lui augmenté en 2021 de 23% par rapport à 2021 et de 16% par rapport 2019.
Les recours contre lesdites « procédures 96 heures » (OQTF pour les étrangers placés en rétention ou assignés à résidence) ont pour leur part augmenté en 2021 de 18% par rapport à 2020. Le contentieux de l’asile relevant de l’ordre administratif est resté stable en 2021 (-1%).

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Sens des jugements

Hormis les recours formés devant la Cour nationale du droit d’asile, le rapport d’activité réalisé par le conseil d’État ne donne pas d’informations sur le sens des jugements dans le contentieux des étrangers. Signalons cependant qu’alors que 125 450 décisions d’éloignement ont été notifiées en 2021 à des étrangers en situation irrégulière, le nombre de sorties effectives du territoire de personnes sous le coup d’une OQTF a péniblement atteint 16 819 (4). Les annulations des OQTF notifiées à des clandestins présents en France suite à des recours contentieux ont sans nul doute contribué à ces résultats catastrophiques.

Le contentieux du droit d’asile explose

La Cour nationale du droit d’asile (CNDA) est compétente pour statuer sur les décisions de refus ou de retrait de la qualité de réfugié ou d’une protection subsidiaire prises par le directeur général de OFPRA. Dans ce domaine-là également, l’évolution de nombre de recours prend un tour inquiétant.

En 2021, la CNDA a été saisie de 68 243 recours, alors qu’il n’y en avait « que » 20 143 en 2009, soit un triplement de son activité en 12 ans. Le taux de recours contre les décisions de l’OFPRA de refus de l’asile (réfugié ou protection subsidiaire) est de 81% ! L’immense majorité des décisions de refus de l’OFPRA du statut de réfugié est donc contestée devant la CNDA.

Le nombre de décisions rendues par la CNDA a atteint 68 403. Il est en hausse de 63% par rapport à l’année 2020.

En 2021, les recours devant la CNDA ont permis la reconnaissance du statut de réfugié ou l’octroi de la protection subsidiaire à 15 112 personnes soit 22,1% des requérants.

Les nationalités les plus représentées parmi ceux qui forment un recours sont les Bangladais (7 447), les Guinéens (4 962), les Nigériens et les Turcs. Le rapport nous apprend que l’orientation sexuelle est fréquemment mise en avant par les demandeurs d’asile issus du Bangladesh. Les requêtes articulées sur des motifs sociétaux telles que les mutilations sexuelles féminines, les mariages forcés et l’orientation sexuelle sont nombreuses parmi les ressortissants de République de Guinée, du Nigéria, de Côte d’Ivoire, etc.

L’État ne lésine pas dans les moyens donnés pour traiter des volumes grandissants : « après avoir bénéficié de renforts supplémentaires avec plusieurs créations d’emplois nouveaux entre 2015 et 2020, la juridiction a poursuivi sa politique dynamique en matière d’emploi recrutant 184 agents dans le cadre des 32 créations d’emplois ».

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Des procédures souvent financées par le contribuable

Le rapport du conseil d’État ne précise pas le nombre de missions payées aux défenseurs des étrangers au titre de l’aide juridictionnelle pour attaquer les décisions prises au nom de l’État français. La source d’information la plus récente que nous avons trouvée à ce sujet est un rapport parlementaire paru en 2018. Celui-ci mentionne pas moins de 30 953 missions payées en 2017 dans le cadre de procédures introduites devant les juridictions administratives relatives au contentieux des étrangers (5).

S’agissant de l’aide juridictionnelle, toujours payée par le contribuable, versée aux cabinets d’avocats qui plaident à la Cour Nationale du Droit d’Asile, un récent article du journal Le Figaro fait état d’un coût faramineux, qui a atteint 21 millions d’euros l’année dernière (6).

Des préconisations peu ambitieuses

Les rapporteurs du conseil d’État formulent dans leur rapport d’activité des préconisations en matière de contentieux des étrangers :

« Il s’agit d’un contentieux devenu de plus en plus complexe au fil des réformes législatives successives, mais aussi parce que l’enchevêtrement des décisions et des contentieux, l’écoulement du temps et donc la modification des données factuelles, rendent nombre d’affaires difficiles à saisir au premier coup d’œil. Il est évidemment souhaitable que ce contentieux soit simplifié, à la lumière des recommandations du groupe de travail conduit par Jacques-Henri Stahl ».

Les propositions pour simplifier le contentieux des étrangers contenues dans l’étude présentée au premier ministre en mars 2020 par le conseiller d’État Jacques-Henri Stahl ont été reprises pour partie dans un rapport sénatorial d’information sur la gestion de l’immigration par les pouvoirs publics paru le 10 mai 2022 (7). Nous en avions souligné dans un article publié récemment le manque flagrant d’ambition face à l’ampleur des défis qui se posent en la matière (8). La réforme des procédures préconisée par la mission d’information sénatoriale n’est en effet que l’un des leviers pouvant être actionné. La baisse du contentieux des étrangers ne peut sérieusement intervenir sans qu’un strict contingentement du nombre de titres de séjour et de visas délivrés soit envisagé. Mais c’est aussi et peut-être surtout l’attractivité du système social français qui doit être remise en cause.

Ce rapport sénatorial a pourtant été qualifié d’ « excellent » par le ministre de l’intérieur, G. Darmanin, qui pourrait s’en inspirer dans le cadre le projet de loi visant à faciliter les expulsions des clandestins qu’il devrait présenter prochainement (9).

Tant E. Macron que G. Darmanin nous ont habitué aux déclarations restées sans suites visant à séduire les électeurs de droite. Il y a donc malheureusement fort à craindre qu’en 2022 comme en 2021, le gouvernement cède une nouvelle fois à son inclination naturelle en allouant toujours plus de moyens pour traiter toujours plus de recours formés par des étrangers contre les décisions de l’administration et des tribunaux administratifs. Il est à ce titre tout à fait significatif que G. Darmanin n’affiche pas comme ambition l’éloignement de tous les étrangers en situation irrégulière présents en France. À défaut de changement radical de politique, le contentieux « pléthorique » dont parlait en mai de cette année le sénateur N.F. Buffet dans un rapport sur la gestion publique de l’immigration risque de rester plus que jamais une réalité.

 

Paul Tormenen
03/08/2022

 

(1)  Rapport public du conseil d’Etat sur l’activité juridictionnelle et consultative des juridictions administratives en 2021. Conseil d’Etat. 5 juillet 2022
(2) Compte rendu de la commission d’enquête sur les migrations, les déplacements de populations et les conditions de vie et d’accès au droit des migrants, réfugiés et apatrides en regard des engagements nationaux, européens et internationaux de la France. Assemblé nationale. 6 octobre 2021
(3) Rapport du sénat sur la gestion publique de l’immigration. F.N. Buffet. 10 mai 2022
(4) « Non EU ordered to leave ». 2021. Eurostat. Chiffres clefs de l’immigration en 2021. Eloignements. Ministère de l’intérieur. 20 janvier 2022
(5) Rapport d’information sur l’aide juridictionnelle présenté par M. P. Gosselin et Mme N. Moutchou. Assemblée nationale. 23 juillet 2019
(6) « Droit d’asile : un contentieux lucratif pour les avocats ». Le Figaro. 21 janvier 2022
(7) Propositions pour simplifier le contentieux des étrangers dans l’intérêt de tous. Conseil d’Etat. 21 février 2020
(8) « Immigration : un rapport du Sénat réaliste …mais inquiétant ». Polémia. 26 mai 2022
(9) « Gérald Darmanin veut expulser « tout étranger » ayant « commis des actes graves ». Le Progrès. 9 juillet 2022

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