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Affrontement inéluctable entre Washington et Pékin : l’Europe spectatrice ?

Affrontement inéluctable entre Washington et Pékin : l’Europe spectatrice ?

par | 7 juillet 2018 | Europe, Géopolitique

Affrontement inéluctable entre Washington et Pékin : l’Europe spectatrice ?

Par Jean-Claude Empereur, haut fonctionnaire honoraire et vice-président de la Convention pour l’Indépendance de l’Europe ♦ Les nouveaux aspects du « piège de Thucydide ». Le XXI ème siècle sera dominé par l’affrontement entre la Chine et les Etats-Unis. Dans un récent ouvrage le géopolitologue Graham Allison nous invite à relire Thucydide.


Dans Destined for war. Can America and China escape the Thucydides’s trap?, à la suite d’une analyse historique très serrée, l’auteur nous rappelle, en se référant à la guerre du Péloponnèse, que lorsqu’une puissance régnante est défiée par une puissance émergente, un risque de  conflit apparaît. Il recense, au cours de  l’histoire, seize  occurrences de ce type dont, selon lui, douze d’entre elles ont débouché sur un conflit majeur. Le plus souvent  la puissance  qui se sent menacée dans sa prééminence, prend l’initiative de l’affrontement mais doit finalement s’incliner.

L’affrontement qui se précise chaque jour un peu plus entre la Chine et les Etats-Unis s’apparente-t-il à celui qui, cinq cents ans avant notre ère, opposa Sparte et Athènes ? Ses conséquences pour l’équilibre du monde et le destin de la civilisation occidentale seront-elles les mêmes ? C’est toute la question.

Ce conflit entre Sparte et Athènes est  interprété par la pensée géopolitique traditionnelle  comme celui opposant une puissance terrestre à une puissance maritime.

Il est tentant d’appliquer ce schéma de pensée  à l’affrontement de la Chine, puissance terrestre, aux Etats-Unis, puissance maritime. Sans être totalement infondée, cette grille d’analyse reflète très imparfaitement la réalité. En effet, elle ne prend en compte ni  l’évolution des technologies ni les différences fondamentales de conception de l’hégémonie chez  chacun des protagonistes.

En réalité ce sont deux formes  inédites d’hégémonie qui se dressent l’une contre l’autre : l’une, américaine,  est numérique, l’autre, chinoise, est tellurique. La première s’inscrit dans le virtualisme et le big data, la seconde dans le continentalisme et les infrastructures physiques.

Les protagonistes de la première pratiquent le jeu d’échec, où il s’agit d’éliminer progressivement l’adversaire, puis de s’en saisir brutalement. Ceux de la seconde, le jeu de go où, pour vaincre l’adversaire, on envahit patiemment l’échiquier par infiltration et contournement.

Confrontée à cette situation, l’Europe est démunie. Elle ne maîtrise plus le numérique depuis près de cinquante ans. Petit cap de l’Asie, elle est dépourvue de grands espaces et de profondeur stratégique. Pour desserrer cet étau géopolitique, il lui faut se réinventer en se dégageant de son obsession institutionnelle et normative. En a-t-elle encore la possibilité voire même la volonté ?

Les Etats-Unis ou l’hégémonie numérique

Même si la Chine développe, de nos jours, une puissante industrie du numérique, les Etats-Unis sont aujourd’hui dans ce domaine, et sans doute pour longtemps encore, les maîtres du monde. Petit à petit, le numérique devient le cœur de leur puissance économique et militaire ainsi que de leur influence politique et culturelle.

Pour bien  comprendre l’importance de cet aspect des choses, il faut avoir à l’esprit quelques principes simples :

  • La puissance des ordinateurs double tous les deux ans. Cette loi empirique, baptisée « loi de Moore » du nom de son inventeur, ne cesse de se vérifier depuis un demi-siècle. Parfois contestée de nos jours, elle continuera, dans le futur, à se vérifier, voire à s’amplifier en raison des progrès technologiques d’ores et déjà en gestation. Elle est devenue une loi de l’histoire.
  • Ses conséquences : tout ou presque tout devient progressivement numérisable et automatisable. « L’automatisation généralisée va dominer le monde » prédit Bernard Stiegler dans Disruption. Ce phénomène – renforcé par le développement de la robotisation, de l’intelligence artificielle  et de  la convergence des sciences cognitives avec les nano, bio et info technologies – envahit l’ensemble des activités humaines, celles de la paix comme celles de la guerre.
  • Ce foisonnement technologique et numérique, en accélération constante, produit, à partir de l’activité de chacun d’entre nous, des « projections algorithmiques ». Celles-ci constituent le socle du « big data », c’est-à-dire de cet ensemble de données que génèrent, en continu, les hommes et leurs institutions. Ce « big data » devient, à son tour, une matière première dont l’exploitation massive constitue, peu à peu, la base  de l’économie mondiale, mais aussi la source de toute les manipulations médiatiques et politique imaginables. La puissance algorithmique d’un Etat devient ainsi un élément majeur de de son influence  géopolitique.

La puissance algorithmique américaine repose sur le contrôle d’un appareil technologique hard et soft qui maîtrise l’intégralité de la chaîne de traitement de cette ressource inépuisable. Cette maîtrise assure ce qui est la base de la stratégie planétaire des Etats-Unis, la « Fullspectrum dominance ».

Cette hégémonie numérique n’est pas négociable, elle  s’exprime par différents canaux :

  • Le contrôle exclusif d’une chaîne scientifique, technologique et industrielle dédiée au numérique (composants, ordinateurs, télécommunications, logiciels, services etc…) appuyée sur tout un réseau de centres de recherche, d’universités, souvent sanctuarisés en des lieux tels que la Silicon Valley et abondamment soutenue par des fonds publics en provenance du secteur de la défense.
  • Une communauté du renseignement dotée d’une diversité et d’une ubiquité jusqu’ à présent inégalée : seize agences couronnées par la National Security Agency (NSA) à l’écoute permanente du monde.

Cette double maîtrise inspire une double stratégie :

Une politique de colonisation numérique exercée à partir d’une interaction constante entre  le « big data » et les GAFA dont l’utilisation permanente d’applications les plus diverses en croissance exponentielle, par des milliards d’individus de par le monde, tend à devenir un élément majeur du PIB américain et de sa croissance.
Un phénomène très particulier de l’économie numérique américaine est rarement souligné. Il est pourtant essentiel car il va prendre de plus en plus d’importance. La plupart des sociétés du numérique Google, Amazon, Facebook etc. investissent une énorme part de  leurs profits, hors du numérique, dans les industries nouvelles : espace, transport, nucléaire… où elles apportent leur formidable capacité d’innovation, rendant ainsi ce phénomène de colonisation exponentiel et de plus en plus dominateur.

Une politique d’influence, sorte de « digital power » venant diversifier et amplifier le traditionnel « soft power » où, la mise en réseau, l’instantanéité, la mise hors sol, dans le « nuage » de nos activités  apporte, avec elle, cette « siliconisation du monde » dont nous parle Eric Sadin dans son livre éponyme.

Les chiffres parlent d’eux-mêmes : Facebook compte 2,2 milliards d’usagers mensuels, WhatsApp est utilisé quotidiennement par 1 milliard d’utilisateurs, et YouTube également par plus de  1 milliard d’entre eux. Parallèlement à ces services, Google, Twitter, LinkedIn, Instagram – pour ne citer que les principaux – se sont répandus sur la totalité de la planète en utilisant tous les supports possibles : câbles, satellites, ballons, construisant ainsi une sorte de dôme numérique surplombant le monde.

Comme le prévoyait Thomas L. Friedman, la terre devient plate, lisse et sans aspérités. Notre destin commun, sous l’influence de cette siliconisation américaine  n’est autre que la transposition numérique de la « Manifest destiny » réaffirmée naguère par Madeleine Albright sous le vocable de « Nation indispensable ». Il suffit de lire les cartes du monde, diffusées par Facebook ou ses épigones, pour s’en rendre compte, l’une des dernières éditions s’ingéniant à cartographier, à l’échelle mondiale, les relations tissées par des « amis » qui ne cessent de « liker » entre eux. Traduction géopolitique d’une sorte de vivre ensemble mondialisé ignorant rapports de forces et conflits territoriaux effaçant Etats et nations. Une « géopolitique numérique du tendre » en quelque sorte, figure nouvelle du messianisme bienveillant.

Tout se passe comme si les Etats-Unis, sentant leur leadership battu en brèche, s’enfonçaient dans une conception virtualiste du monde de plus en plus déconnectée des réalités géopolitiques actuelles. Karl Rove, le conseiller de George W. Bush, l’avait exprimé naguère dans une formule saisissante et péremptoire : « Nous sommes un empire désormais, et lorsque nous agissons, nous créons notre propre réalité. Nous sommes les acteurs de l’histoire… et vous, vous tous, vous resterez cantonnés dans l’étude de ce que nous faisons. »

Ce virtualisme géopolitique avait commencé avec le projet hollywoodien de Guerre des étoiles de RonaldReagan qui ne fut pas sans résultat géopolitique, Donald Trump lorsqu’il accéda au pouvoir avait déjà derrière lui dix ans de téléréalité. Barack et Michelle Obama viennent de signer avec Netflix  le géant du streaming numérique (1 000 productions originales pour la seule année 2018…) un contrat portant sur plusieurs années pour la réalisation de séries « pour découvrir et mettre en lumière des histoires de personnes qui font la différence dans leurs communautés et veulent rendre le monde meilleur».
Cette extension constante  du numérique augmente parallèlement la puissance de l’Amérique et réciproquement. Les mathématiciens parleraient d’une relation biunivoque. Rien ne semble pouvoir arrêter ce mouvement.

La Chine ou l’hégémonie tellurique

La puissance chinoise ré-émergente ne partage pas cette interprétation du monde. A ce virtualisme géopolitique, elle oppose en effet un réalisme  continentaliste prenant la forme d’une hégémonie tellurique, c’est-à-dire inscrite dans les grands espaces, les territoires, le sol, et construite à partir d’infrastructures stratégiques, ferroviaires, routières, énergétiques, aériennes et maritimes centrées sur l’ensemble eurasiatique et donnant corps au  projet des «  Nouvelles routes de la soie » la «  Belt and roadinitiative »  (BRI)  lancé par Xi Jinping en 2013.

Sans exclure, bien entendu, la part de propagande, jamais absente des stratégies élaborées par les régimes autoritaires, il serait imprudent  de ne pas prendre en compte l’ambition géopolitique particulièrement originale de cette stratégie. Il s’agit d’une politique planétaire d’aménagement du territoire au sens que l’on donnait à cette politique, en France, à l’époque de la reconstruction et des trente glorieuses : construire un territoire à partir d’un réseau de villes et d’infrastructures destiné à permettre un développement harmonieux et coordonné.
La différence d’approche avec la politique française des années soixante est toutefois de taille : la conception chinoise est délibérément géopolitique et  s’applique à la terre entière, non seulement à l’ensemble eurasiatique mais aussi à l’Afrique et à l’Amérique latine.

Tout d’abord l’Eurasie. A cent ans de distance la BRI donne consistance, en élargissant encore son amplitude géographique à l’ensemble de l’Eurasie, à l’intuition et surtout à la mise en garde de Halford John  Mackinder sur l’importance, pour le contrôle de la planète, de « l’île du monde », « pivot géographique de l’histoire ». (Conférence à la Royal Geographical Society de Londres, février 1904).Ce qui n’était, à l’origine, qu’une vision prémonitoire devient avec la BRI une réalité concrète.

La cible de la BRI n’est autre que la totalité de l’espace eurasiatique, de Pékin aux extrémités de l’Europe, au Moyen Orient, ainsi qu’aux rivages de l’Océan indien avec comme point de départ un programme de 1 200 milliards de dollars, ferroviaire (fret et grande vitesse), routier, énergétique et maritime. Ce programme est déjà en cours de réalisation. Il comprend six grands corridors  géographiques structurant comme les doigts de la main la totalité de l’espace eurasiatique.

D’ici le milieu du siècle, le projet des Nouvelles routes de la soie  devrait concerner une centaine de pays, impliquer 7 000 projets d’infrastructures pour un montant de 8 000 milliards de dollars d’investissement.

Le programme ne s’arrête pas là. En s’appuyant sur la ceinture maritime de la route de la soie, il se déploie en Afrique, se prolonge par des infrastructures ferroviaires, la mise en place d’un point d’appui stratégique à Djibouti et se poursuit  vers la Méditerranée via le Pirée, l’utilisation de nombreuses facilités maritimes au Maghreb, ou la prise de participation dans le capital de l’aéroport de Toulouse mais aussi dans le financement  de la centrale nucléaire d’Hinkley Point.

Enfin, l’Amérique latine complète cette politique d’aménagement planétaire par la participation à la construction  d’une voie terrestre routière et ferroviaire entre le Brésil et le Pérou, l’utilisation massive du canal de panama et la conception d’un projet de nouveau canal à plus grande capacité au Nicaragua. Ce n’est qu’en consultant les cartes, celle du globe en particulier, que l’on peut prendre conscience de la dimension tentaculaire de la BRI, programme géostratégique dont il n’existe aucun précédent dans l’histoire.

Par ailleurs, cette « vertébration » du monde pour reprendre une expression d’Ortega Y Gasset s’appuie sur un ensemble institutionnel et financier considérable.

  • L’Organisation de Coopération de Shanghai (OCS), organisme original qui regroupe des Etats au moyen d’une structure très décentralisée sans porter atteinte à leur souveraineté, s’étend sur plus de 60 % du territoire de l’Eurasie et regroupe près de 45 % de la population de la planète. Les membres de l’OCS possèdent 20 % des ressources mondiales de pétrole, 38 % du gaz naturel, 40 % du charbon  et  30 % de l’ uranium, 95 % des terres rares. D’après les données de la Banque mondiale, le PIB global de l’OCS représente déjà plus de 20 % de celui de l’économie mondiale.
  • La Banque asiatique pour les infrastructures – AIIB (200 milliards de dollars) – au capital duquel participent, à l’exception de États-Unis et du Japon, la plus grande partie des membres de la communauté internationale à laquelle  il faut ajouter le Silk Fund (80 Mds de dollars).
  • La banque des BRICS (200 milliards de dollars) vient compléter ce système pour financer des interventions en dehors du périmètre Eurasiatique.

Par ailleurs, le livre blanc 2017/2022 sur la politique de l’espace prévoit l’exploitation des météorites et de la Lune, notamment pour extraire de notre satellite l’hélium 3 nécessaire à la fusion nucléaire civile, ainsi que le programme « Made in China 2025 » qui annonce le développement des dix technologies d’avant-garde à maîtriser d’ici là. Cette double ambition complète cette stratégie du« Marathon de cent ans » affichée par les responsables du Parti communiste  chinois, dans une optique de revanche, dès le lendemain de la rencontre de Nixon avec Mao Tse Toung (1972), pour rattraper puis dépasser les Etats-Unis. Ce qui frappe dans cette démarche – qui n’est toutefois pas sans risques politiques, écologiques, économiques et financiers, la Chine étant très endettée et ses initiatives parfois mal reçues chez ses voisins -, c’est la combinaison qu’elle organise entre planification séculaire et constante accélération.

Enfin, sur le plan politique, la récente décision consistant à ne plus limiter le nombre des mandats du Président confirme cette volonté de maîtrise du temps et de l’espace.

Préférence pour le temps long, prise en compte des grands espaces, financements à long terme, souplesse d’organisations multilatérales politiques économiques et militaires, liaisons permanentes entre politiques d’aménagement et politiques industrielles, recherche de la coopération régionale par la connectivité… Telles sont les formes d’une hégémonie ascendante qui prend appui sur le sol, les territoires, les continents et préserve les Etats.

L’Union Européenne ou l’hégémonie inversée

Les Européens, après l’effondrement de l’Union Soviétique, ont souscrit béatement au grand récit de la mondialisation heureuse et de la fin de l’histoire. Ils ont banni de leurs discours les notions de conflit et de puissance. Ils se sont aveuglés en privilégiant la servitude volontaire sur la prise de  conscience des réalités. La caractéristique la plus évidente de l’Europe au cours de ce dernier quart de siècle est son manque de perspective à long terme sur l’histoire mondiale et  son refus de toute vision géopolitique.

Or, après soixante-dix ans de relative stabilité, le monde est redevenu « normal », c’est-à-dire multipolaire et potentiellement conflictuel. Les Européens abordent cette nouvelle période de l’histoire du monde sans vision d’ensemble et dans un grand  désarroi. Épuisés par deux guerres mondiales

Ce désarroi est d’autant plus profond qu’ayant misé, épuisés par deux guerres mondiales, pour fonder leur projet d’intégration sur les normes et les valeurs, c’est-à-dire sur la raison et les bons sentiments, ils se trouvent plongés, à nouveau, dans une situation de montée des périls, voire même de montée aux extrêmes, perspective que leur inconscient collectif avait refoulé jusqu’alors.

Enfin, ce réveil douloureux les surprend en un temps de bouleversements démographiques, technologiques, économiques, culturels et géopolitiques dont l’imprévisibilité, l’ampleur et l’accélération continue tétanisent et sidèrent leurs opinions publiques.

Cette situation devrait inciter les Européens à placer la préoccupation d’indépendance au cœur de leur réflexion et surtout au centre d’un projet de refondation plus que jamais nécessaire. De cette volonté d’indépendance tout le reste, en effet, découlera : définition des intérêts vitaux, formes de  puissance, règles de  solidarité, transformation institutionnelle, vision géopolitique et en fin de compte souveraineté.

Par rapport à cet affrontement entre hégémonie numérique américaine et hégémonie tellurique chinoise, l’espoir qu’ils ont mis, par irénisme juridique, dans  l’avènement d’une forme inédite de puissance, cette illusoire « puissance par la norme », vacille sous nos yeux.

L’inversion du principe de subsidiarité s’est traduite par un foisonnement réglementaire et jurisprudentiel qui, loin de protéger les Etats européens, se retourne contre eux, situation encore aggravée du fait de l’utilisation, chaque jour plus invasive, du droit américain à l’ensemble de la planète.

Sans vouloir occulter un certain nombre de réussites sur le plan économique, force est de constater que l’opinion publique perçoit de plus en plus l’Union comme un monstre technocratique dont le comportement hégémonique, plutôt que de se tourner vers le reste du monde afin de participer à ce gigantesque affrontement de souverainetés qui caractérise le monde en ce début de XXIe siècle les prend pour cible. Loin de libérer leurs énergies, elle leur inflige une gouvernance qui, sous couvert de technicité rationnelle et vertueuse, leur impose une vision repentante et culpabilisatrice de leur destin collectif.

Incapable de concevoir une souveraineté qui lui soit propre, l’Union européenne se comporte comme un système annihilateur de souverainetés nationales, prenant la  forme insolite d’une hégémonie technocratique  inversée.

Le phénomène de décomposition auquel se trouve confrontée l’Union résulte de la triple convergence, contre cette hégémonie, d’une révolte des peuples, des Etats et des nations.

La situation se complique d’autant plus que, par rapport à l’affrontement entre la Chine et les Etats-Unis, les Européens se trouvent démunis. Ils sont pris dans un véritable étau géopolitique qu’ils ne semblent pas en mesure de desserrer.

Ils ne disposent, en effet, ni de la puissance numérique actuellement entièrement dominée par les Américains et sans doute demain par les Chinois, et sont coupés de toute profondeur stratégique, non seulement par leur situation géographique de petit cap de l’Asie mais aussi par l’interdiction absolue qui leur est faite, par leurs alliés anglo-saxons, de s’entendre avec la Russie dans une perspective eurasiatique.

Ils  se sont condamnés eux-mêmes à être à la fois les prisonniers et les  gardiens d’une stratégie d’endiguement engagée pendant la guerre froide, tournée vers l’URSS. Justifiée à l’époque – mais maintenue depuis, sans raison, sous la pression américaine et dont l’OTAN, en extension constante, est le bras séculier – elle est dorénavant étendue à la Chine et donc à l’ensemble de l’Eurasie.

Cette stratégie d’interdiction géopolitique est totalement contraire aux intérêts européens.

A quelques jours d’intervalle, deux anciens Premiers ministres français, Jean-Pierre Raffarin et Dominique de Villepin viennent de se prononcer pour la création d’un axe Paris, Berlin, Moscou, Pékin. C’est une initiative importante. Elle marque en effet la prise en compte d’une vision géopolitique eurasiatique auquel le discours européen traditionnel et très incantatoire, centré depuis des décennies, sur la réconciliation franco-allemande ne nous avait pas habitués.

Les exigences de la géographie et de la géopolitique reprennent enfin leur droit. Puisse la réflexion sur les grands espaces l’emporter sur celles de la gouvernance par les chiffres et les obsessions comptables d’une technocratie sans vision.

Ce n’est peut-être pas tout à fait un hasard si, face à l’affrontement de ces deux hégémonies numériques et telluriques qui vont  façonner le monde pour les décennies à venir, il revient à la France – ce finisterre de l’Eurasie, initiateur des grandes idées européennes – d’annoncer un changement de cap.

Ce changement d’angle de vue et de perspective est d’autant plus nécessaire que, sous la pression démographique qui s’affirme et les ruptures d’équilibre entre les deux rives de la Méditerranée qui se font jour, la montée d’une autre forme d’hégémonie s’annonce, celle – anarchique – des masses en mouvement, que seule une politique de codéveloppement entre l’Europe et l’Afrique peut enrayer.

Jean-Claude Empereur
07/07/2018

Source : Correspondance Polémia

Crédit photo : Iecs [CC BY 3.0], via Wikimedia Commons

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