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Révolution en Ukraine : et après ? Enjeux identitaires, enjeux géostratégiques

Révolution en Ukraine : et après ? Enjeux identitaires, enjeux géostratégiques

Animé par Philippe Christèle, le deuxième forum organisé par Polémia avait pour thème : Révolution en Ukraine : et après ? – Enjeux identitaires, enjeux géostratégiques. Pour répondre à la question, deux journalistes étaient invités à présenter leur analyse : Pierre-Alexandre Bouclay, journaliste spécialiste de la Russie et des pays slaves ; Christophe Dessanti, journaliste indépendant, longtemps collaborateur de La lettre sentinelle.

Introduction

En introduction, Philippe Christèle a présenté une synthèse d’ensemble des différents éléments qui caractérisent la situation ukrainienne et ses parties prenantes. Dans une remarque liminaire, il a précisé que le forum n’avait pas pour intention de défendre une thèse quelconque, qu’il s’agisse de démontrer la volonté de puissance des États-Unis vis-à-vis de l’Europe ou de faire l’éloge de Vladimir Poutine et de sa politique. L’objectif est, à la lecture des évènements de déduire, du point de vue des pays européens, des propositions de solution.

Par leurs approches distinctes mais complémentaires, les interventions des deux invités ont permis une mise en perspective du conflit et l’esquisse d’un bilan. Les optiques propres à l’Union européenne, à la Russie et aux États-Unis ont été examinées. Ainsi Christophe Desanty a exposé la manière dont les Russes appréhendent la situation tandis que Pierre-Alexandre Bouclay a dépeint la perception propre aux Ukrainiens.

Philippe Christèle a rappelé ce que fut la Révolution orange de 2004 à Kiev, inspirée par les États-Unis. Ceux-ci souhaitaient faire basculer le pouvoir ukrainien vers une politique favorable à l’OTAN. L’Amérique planifia quelque peu l’opération. Il faut reconnaître que celle-ci fut finalement assez réussie. Le mouvement qui a débuté en novembre 2013 a pour origine le rejet, par le Président Ianoukovitch, de l’accord d’association proposé par l’Union européenne, deux jours avant la date prévue pour sa signature. Par cette décision intervenue au dernier moment, le dirigeant ukrainien a dramatisé la situation. Outre l’instauration d’un libre échange des produits et des services entre l’Ukraine et l’Union européenne, il faut préciser que l’accord impliquait l’adhésion à la Politique étrangère et de sécurité commune de l’Union (PSDC). Dans leur présentation de l’accord, les médias occidentaux n’ont présenté que le seul volet relatif au libre-échange.

Renonçant à conclure l’accord avec l’Union européenne, les autorités ukrainiennes se sont alors tournées vers la Russie qui a consenti à son voisin un prêt de 11 milliards de dollars avec un premier versement de 3 milliards. Or cette somme destinée à couvrir des dépenses urgentes auxquelles le pays devait faire face n’a laissé aucune trace d’un emploi.

Après plusieurs semaines de manifestations place Maïdan à Kiev durement réprimées, la situation a basculé les 21 et 22 février 2014. L’accord signé le 21 février par le président ukrainien et les chefs de l’opposition Vitali Klitschko, Arseni Iatseniouk et Oleg Tiagnibok, sous l’égide des Ministres des Affaires étrangères de l’Allemagne, de la France et de la Pologne, a été rejeté par les occupants de la Place Maïdan. Iakounovitch a pris alors la fuite et le parlement, la Rada, a voté sa destitution sous la pression de la foule.

Le 23 février 2014, la Rada a adopté sa première grande décision : l’abolition du statut du russe comme langue régionale, heurtant ainsi les droits des russophones. Les évènements se sont alors enchaînés. La Crimée a obtenu après un référendum son rattachement à la Russie. Puis la révolte a gagné l’est du pays dont la majorité est russophone. L’armée, envoyée sur place, a refusé de réprimer les troubles par les armes. Elle a été remplacée par la garde nationale récemment recrutée. Enfin, lors du référendum du 11 mai 2014, organisé par les factions séparatistes dans les régions de Donetsk et de Lougansk à l’est du pays (environ 7 millions d’habitants sur une population de 45 millions d’habitants) et marqué par une très forte participation, 89% des votants se sont prononcés pour l’indépendance de leurs régions.

Au regard de ces événements et de la question ukrainienne dans son ensemble, quelles sont les positions respectives des trois acteurs internationaux principalement concernés : la Russie, l’Union européenne et les États-Unis ?

La Russie

À ce stade du processus en cours dont nul ne peut prévoir l’aboutissement, le bilan pour la Fédération de Russie est équilibré. Elle n’enregistre ni une victoire ni une défaite. Elle recueille trois bénéfices de la situation mais elle doit constater aussi trois désavantages.

Les bénéfices

  • Elle intègre la Crimée à son territoire, ce qui constitue un gage essentiel.
  • Elle a démontré son habileté dans le jeu diplomatique et l’opération de rattachement de la Crimée a suscité des commentaires élogieux du point de vue de la démarche suivie.
  • Elle a affiché sa capacité à défendre ses coreligionnaires dans les territoires proches.

Les inconvénients

  • Elle va être obligée de négocier un statut particulier pour l’Ukraine qui constitue géographiquement par rapport à la Russie l’une des zones les plus avancées pour l’instauration de modèles de société différents ou concurrents.
  • Elle peut inquiéter les pays proches, notamment les États Baltes.
  • Elle fait l’objet d’un traitement médiatique déplorable.

Ainsi, elle est systématiquement mise en cause et de manière ostensible lors de l’organisation des referendums sans que la presse, qu’elle soit audiovisuelle ou écrite, prenne en compte l’expression des populations. En revanche, la suspension de « YouTube » et de « Twitter » par le gouvernement turc de M. Erdogan a suscité très peu d’échos.

L’Union européenne

Il est difficile d’identifier pour les pays de l’Union quelques avantages tirés de la situation. S’ils se sont globalement alignés sur la position des États-Unis, il est néanmoins possible de distinguer trois types d’attitude : la Grande-Bretagne, la Pologne, les pays Baltes et les pays scandinaves, favorables à des sanctions fermes ; au contraire, la Hongrie, la République tchèque, la Slovaquie, l’Italie, l’Espagne ont souhaité des sanctions limitées ; entre les deux, la France et l’Allemagne. L’opinion publique de cette dernière est assez favorable à la Russie.

L’Union européenne a été humiliée sur deux points au moins :

  • le rejet de l’accord conclu entre Iakounovitch et les forces de l’opposition,
  • son défaut dans la conduite de l’action diplomatique malgré le souhait des États-Unis

Les États-Unis

Vis-à-vis de la crise ukrainienne, les États-Unis ont pour première préoccupation de ne pas être contrariés par l’Union européenne dans leur politique traditionnelle de refoulement de la Russie.

Par ailleurs :

  • concernant les ressources énergétiques, il s’agit pour l’Amérique de réorienter les achats des pays européens à son profit ;
  • la place qu’elle joue dans la résolution de la crise permet de montrer à l’Union européenne que le projet de traité transatlantique est pour cette dernière un besoin.

Il apparaît, cette fois-ci, que les États-Unis ne sont pas à l’origine de la déstabilisation de l’Ukraine mais ils se trouvent obligés de faire face à la situation. En effet, ils se sont détournés de l’Europe comme principale zone d’intérêt pour se porter vers l’Asie où domine la Chine. Ces derniers temps ont été marqués sur le continent asiatique par de fortes tensions entre le Japon et la Chine, d’une part et cette dernière et le Vietnam, d’autre part. Le système d’alliances entre les États-Unis et ses partenaires asiatiques est ainsi mis à l’épreuve.

L’intervention de Christophe Dessanti

Se référant au livre de François Thual, La passion des autres, la question géopolitique fondamentale pour Christophe Dessanti est d’imaginer la manière dont les Russes appréhendent la situation. En effet, pour François Thual, attiré dès son enfance par la rencontre de voisins d’origine étrangère, la base de la géopolitique est de comprendre les identités collectives.

Il semble que le monde occidental paraît incapable d’empathie envers l’autre. Si celui-ci ne s’aligne pas sur ses positions, il est considéré comme appartenant à l’univers du « méchant ». Mais l’observation montre aussi que ce monde occidental ne sait plus se situer par rapport à ce qu’il est et à ce qu’il représente. Il y a ce que nous étions et ce que nous ne sommes plus. La promotion de ce qui est vu comme de « bons sentiments » est substituée à la défense des intérêts.

Dans ses conditions, l’Occident se trouve démuni dans la définition de sa relation avec la Russie.

Pour une bonne compréhension de la situation présente, un retour vers l’histoire s’avère nécessaire.

Mais il faut, tout d’abord, faire une référence à la géographie. Dans la perception de sa position géographique par un peuple, si l’on compare les visions chinoise et américaine, d’une part et celle des Russes, d’autre part, il s’avère que les premiers se situent de manière centrale, eux et le reste du monde (L’Empire du Milieu pour la Chine) tandis que les Russes considèrent leur pays comme un gigantesque pont entre l’Europe et l’Asie. La Russie représente une superficie de 17 millions de km2 soit deux fois celle des États-Unis et trente-une fois celle de la France. Son territoire couvre neuf fuseaux horaires. Il est alors naturel que le peuple russe ait une certaine idée de son histoire et qu’il entretienne une relation entre l’espace et le territoire, due à l’étendue de celui-ci. Les autres puissances placent la Russie au centre du monde. Elle est le pivot de l’espace eurasiatique autour duquel, selon la géopolitique anglo-saxonne, s’articule la puissance mondiale. Celui qui contrôle cet espace est en position hégémonique par rapport au monde.

Comme tous les empires, la Russie, d’un point de vue géopolitique, n’a pas de frontières mais elle a des marches. L’espace qu’elle contrôle peut se réduire. Autrefois ce furent les invasions Mongole, Polonaise, Suédoise, Allemande. Aujourd’hui, ce sont les avancées de l’OTAN vers ce qu’elle appelle son « étranger proche ».

Vue de l’URSS, la guerre froide était vécue comme une agression et amenait le pays à se considérer comme une forteresse assiégée. Ce sentiment perdure et il est mû depuis quelques années par « une nouvelle dynamique ». Après la chute de l’URSS, l’OTAN, à l’instar du pacte de Varsovie, avait pour vocation de disparaître. Or les pays de l’alliance ont proposé en 1994 à leurs anciens adversaires un Partenariat pour la paix. En fait, ce fut le prélude à l’adhésion à l’OTAN des pays d’Europe centrale et d’Europe orientale, auparavant membres du pacte de Varsovie. L’objectif poursuivi était l’extension jusqu’à l’Ukraine de l’organisation militaire atlantique. La Russie a, de son côté, « tendu la main » à ses voisins de l’ouest. Dmitri Medvedev, reprenant l’idée « d’une maison commune européenne » émise par Mikhaïl Gorbatchev, proposa en 2009 la création d’un espace euratlantique commun de sécurité. Précédemment, Vladimir Poutine à la suite des attentats du 11 septembre 2001 ouvrit les portes de l’Asie centrale aux États-Unis. Néanmoins, il faut observer que face à des aspirations populaires pour l’instauration de régimes démocratiques dans « son étranger proche », les Russes ont tendance à penser que le phénomène résulte d’une manipulation qui les conduit à enclencher une sorte de spirale négative.

Dans le monde tel qu’il est présentement, la Russie se pose comme un modèle alternatif à celui que fait valoir l’Occident. La patrie de Dostoievski s’érige, entre autres, en défenseur des valeurs traditionnelles. Son message s’adresse au monde non occidental pour lequel les valeurs promues par la société occidentale d’aujourd’hui rencontrent peu ou pas d’échos.

Vladimir Poutine, personnalité qui tranche par rapport à celle de ses pairs occidentaux, marque par ses déclarations. Ainsi, dans un discours devant la Douma, le 26 avril 2005, il affirmait que « l’effondrement de l’URSS a été la plus grande catastrophe du siècle ». Mais il a dit aussi que la chute du communisme a été une bénédiction. Un autre discours, qui fit date, fut celui prononcé lors de la conférence de Munich du 20 février 2007. Parlant d’une conception unipolaire du monde, il contesta la capacité des États-Unis à assurer la paix au monde par leur seul pouvoir (« Les actions unilatérales, souvent illégitimes, n’ont réglé aucun problème »). Il défendit donc « le rôle de la diplomatie multilatérale » (« Il faut rechercher un équilibre raisonnable de tous les acteurs du dialogue »).

Les droits de l’homme et la bonne « gouvernance » n’étant que des rhétoriques destinées à désarmer l’esprit des peuples, il faut leur offrir la possibilité de reprendre leur destin à l’échelle de l’histoire. La Russie dans son adresse à son étranger proche use, pour le moment, de manière maladroite de sa puissance retrouvée. Si elle veut peser sur les événements, elle doit donc montrer que le discours tenu et les valeurs prônées par son dirigeant ne sont pas que de simples mots.

L’intervention de Pierre-Alexandre Bouclay

Pour Pierre-Alexandre Bouclay, le type de relations entretenues par la Russie avec son « étranger proche » explique la « russophobie galopante » observée au sein des pays qui constituent cet étranger proche.

Quelles sont les raisons pour lesquelles Ianoukovitch réputé pour être servile vis-à-vis de Vladimir Poutine, voire « son paillasson » comme l’a déclaré Dmitri Medvedev, était en train de se laisser appâter par l’ouest ?

L’Ukraine n’est pas un cas isolé. Il convient donc de s’interroger sur les causes qui incitent certains des pays de l’étranger proche à faire le choix des nations occidentales dominées par l’hégémonie américaine, voire à se précipiter pour certains d’entre eux dans leur giron.

L’intérêt des nations européennes est de créer un espace géopolitique d’interdépendance entre l’Europe de l’ouest, celle de l’est et la Russie. La solution aux difficultés présentes est de constituer un partenariat « eurosibérien » en s’affranchissant de la sorte d’envoûtement que représente la puissance américaine, forte de nos faiblesses.

Seulement, la Russie, par la politique qu’elle mène, n’est pas « une victime passive ». Elle est l’actrice de sa géopolitique. Elle éprouve des difficultés à entretenir des relations apaisées avec les pays qui l’entourent.

Depuis les années deux mille, elle adopte une orientation diplomatique contradictoire, partagée entre la séduction vis-à-vis des États-Unis et de l’Europe et l’usage du « knout » à l’égard de son contour.

Si Vladimir Poutine est le seul homme d’État du XXIe siècle, il obéit à la même logique de recours à la force avec ses voisins que Bismarck au XIXe. Les Russes, à la différence des États-Unis, ne savent pas jouer avec le pouvoir d’influence. Il en est ainsi, notamment, avec la Biélorussie, l’Estonie et l’Ukraine.

En outre, il existe un défaut dans la communication. Ainsi, Poutine a été approché par plusieurs maisons d’édition d’Europe de l’ouest, principalement en Allemagne, afin d’exprimer sa pensée. Il a reculé devant l’entreprise par crainte d’une traduction de l’ouvrage en russe qui aurait altéré vis-à-vis de son électorat l’image d’un homme fort. Il faut reconnaître que lorsque le président russe, voulant faire un pas vers les pays occidentaux, a un geste d’apaisement telle la libération des Pussy riot et celle de Mikhaïl Khodorkovski avant les Jeux olympiques de Sotchi, ce geste fait l’objet d’un rejet méprisant.

Pour revenir à l’étranger proche, quelques exemples permettent de caractériser l’attitude russe.

L’Estonie

Annexé en 1941, ce pays qui comprend 30% de russophones est un modèle réussi de la mutation « postsoviétique ». Or en 2007, une première crise éclata avec la Russie à la suite de l’enlèvement d’un monument à la gloire de l’Union soviétique qui fut mal perçu par la minorité russophone. La Russie déclencha la première « cyber-attaque » à l’encontre de l’Estonie. La relation passe par un rapport de force. Il y a là une application de la méthode « bismarckienne » à l’inverse de l’habileté américaine exerçant son pouvoir d’influence.

La Lituanie

S’agissant des échanges avec l’enclave russe de Kaliningrad (ancienne Königsberg), pour répondre à une tension, la Russie a adopté des mesures de rétorsion touchant à l’importation de lait et de bière.

La Biélorussie

Cette alliée particulièrement fidèle de la Russie a subi de la part de celle-ci le jeu d’un rapport de force dans l’objectif d’une vassalisation. Moscou a provoqué à l’encontre de Minsk deux « guerres du gaz ».

En 2006, la Russie a doublé le prix du gaz exporté vers sa voisine afin de négocier par la suite une baisse en échange de la cession de la moitié du capital de la société gazière biélorusse.

Cinq ans plus tard, en 2011, une nouvelle pression a été exercée pour permettre à Gazprom, la société productrice du gaz russe et la première propriétaire mondiale de gazoducs, de s’approprier le réseau de gazoducs biélorusses.

Enfin, en 2013, la société pétrolière russe Rosneft a réduit ses exportations vers la Biélorussie dans le cadre d’une guerre de la potasse.

Ainsi, le partenaire le plus fidèle de Moscou est lui aussi soumis à un rapport de coercition.

L’Arménie

Elle a dû céder son fameux réseau de gazoducs afin d’obtenir une protection contre l’Azerbaidjan.

L’Ukraine

À la chute de l’URSS en 1991, l’Ukraine et la Crimée qui lui était rattachée votèrent pour leur indépendance. En 1994, l’Ukraine par le mémorandum de Budapest du 5 décembre 1994 accepta le transfert en Russie de son arsenal nucléaire pour un démantèlement. En vertu d’un accord conclu entre la Russie et l’Ukraine, le 28 mai 1997, concernant le partage de la flotte de la mer Noire, 83% des navires soient 338 unités sont transférés à la Russie, les 17% restant (80 navires) allant à l’Ukraine. Pour la location de la base, l’armée russe a bénéficié d’un tarif particulièrement avantageux : 8 millions de dollars, annuellement, depuis 1997 ; un nouvel accord prévoyait une location pour trente ans à compter de 2017 au prix de 100 millions de dollars par an. En contrepartie, l’Ukraine bénéficiait de la livraison de gaz à un tarif de préférence.

S’agissant de l’industrie ukrainienne, les entreprises russes ont procédé à des rachats à bas prix de leurs concurrentes afin de les mettre en faillite. L’un des exemples les plus emblématiques est représenté par les chantiers navals de Nikolaïeff, les plus importants du pays. La société a été scindée en trois. Une partie est restée ukrainienne, une autre est revenue à des actionnaires russes, la troisième a été reprise par des investisseurs hollandais. Ceux-ci ont développé la société qu’ils avaient acquise en offrant à leurs employés des salaires élevés pour le pays. La société ukrainienne a stagné tandis que la russe a fait faillite. C’est de cette manière que se crée la « russophobie ».

L’attitude russe a été l’un des facteurs qui a conduit à la révolution Orange même si la ville de Nikolaïeff n’a pas participé aux événements. La Russie déclencha alors une « guerre du gaz » qui sera suivie de trois autres. Face à l’inconséquence des gouvernements ukrainiens successifs (le prédécesseur de Iakounovitch avait conclu un accord avec l’Union européenne), la Russie a proposé un partenariat aux effets destructeurs pour l’industrie ukrainienne. Mais après le déclenchement des manifestations de novembre à Kiev, Vladimir Poutine a reconsidéré la politique menée à l’égard de l’Ukraine. Ainsi, le projet visant à s’approprier le réseau de gazoducs du pays a été abandonné et une aide de 11 milliards de dollars a été proposée.

L’analyse des relations entretenues par la Russie avec l’Ukraine comme avec l’ensemble de son étranger proche montre que l’intérêt de celle qui fut l’alter ego de l’Amérique au travers de l’Union soviétique est d’inverser radicalement l’orientation de sa politique étrangère. Elle doit faire preuve à la fois d’une plus grande souplesse vis-à-vis de cet étranger proche et de fermeté à l’encontre des États-Unis et de ses alliés européens. L’avenir est dans la création d’un espace « russo-européen » où chaque entité le composant aurait pour premier intérêt de coopérer.

Conclusions

Après leurs interventions les deux invités ont répondu à plusieurs questions.

La politique suivie par les États-Unis à l’égard de la Russie et de l’Europe

Philippe Christèle a posé la question des intentions réelles des États-Unis.

Pour Christophe Desanty si l’Amérique manœuvre incontestablement face aux évènements présents, l’interrogation porte sur son rôle initial.

Les États-Unis ont-ils fomenté les troubles ou plus probablement saisi une opportunité ? La seconde hypothèse est la plus vraisemblable.

S’il est vrai que la Russie a exercé des pressions concernant les livraisons de gaz, cette forme de coercition, dénoncée par certains, doit être mise en regard du caractère brutal des interventions occidentales.

Les États-Unis pour lesquels l’Asie devient la principale préoccupation ont pour objectif majeur de maintenir les pays d’Europe occidentale dans un état de « vassalisation ».

Pour qualifier la politique américaine, il convient de se référer au livre Le Grand Echiquier de Zbignew Brzezinski, publié en 1997, dont l’analyse demeure la ligne de conduite des États-Unis. Afin qu’ils puissent se maintenir dans le rôle d’un empire mondial, face aux États d’Eurasie, susceptibles d’entraver leur action, il s’avère nécessaire :

  • « d’éviter les collusions entre vassaux et les maintenir dans l’état de dépendance que justifie leur sécurité ;
  • de cultiver la docilité des sujets protégés ;
  • d’empêcher les barbares de former des alliances offensives ».

L’Amérique a donc la volonté d’empêcher toute forme d’unité du continent eurasiatique. À cette fin, la Russie, considérée comme un danger, est stigmatisée. Mais, si l’on regarde le budget qu’elle consacre à sa défense, son montant est faible par rapport à celui dont dispose le Pentagone.

Face à cette prévention américaine d’ordre doctrinal, force est de constater que dans les années qui suivirent l’écroulement de l’URSS, l’opinion publique russe fut favorable à l’Occident. Cette posture se dégrada à partir de 1998 à la suite de la crise financière de 1997-1999 (crise dite « asiatique ») qui conduisit au krach de la bourse de Moscou, le 17 août 1998.

Il résultera des événements qui se déroulent en Ukraine, quelle que soit leur issue, des tensions voire des rancœurs propres à entretenir un climat de défiance entre la Russie et l’Europe occidentale. Ceci, au moment des négociations entre l’Union européenne et les États-Unis pour la conclusion d’un traité transatlantique.

Les acteurs de la crise ukrainienne

Pierre-Alexandre Bouclay a observé que lors de la révolution Orange de 2004, l’influence exercée par les États-Unis et l’Europe a été très nette. Les États-Unis, au moyen d’ONG et d’autres, avaient encadré le mouvement comme ils l’avaient fait auparavant en Serbie et en Géorgie. Une aide de cinq milliards de dollars aurait été versée. En revanche les événements, qui débutèrent en novembre 2013, ont surpris. Il s’agit d’un moment propre à l’Ukraine lié à la volte-face de Iakounovitch. Puis les pays occidentaux ont avancé leurs pions. Ainsi l’ancien boxeur Vitali Klitschko est une pièce dans le jeu allemand. Finalement, les chefs de l’opposition, Vitali Klitschko, Arseni Iatseniouk et Oleg Tiagnibok, signataires de l’accord du 20 février 2014 seront désavoués par la foule de la Place Maïdan qui les considéra comme acquis aux puissances européennes.

En fait, l’insurrection de Maïdan a été encadrée par les hommes de Pravy Sektor qui ont tenu le camp qui avait été constitué sur la place. Il s’est agi de la réunion durant tout le temps des événements de cinq cents à huit cents militants sans lesquels l’insurrection n’aurait pas abouti et qui, il faut le reconnaître, ont fait preuve d’un grand courage. Aujourd’hui Pravy Sektor compte entre quinze mille et vingt mille adhérents comprenant beaucoup de marginaux. Ces hommes constituent le fer de lance de la garde nationale qui mène le combat contre les russophones des provinces de l’est.

Pravy Sektor (Secteur Droit) est l’objet d’une campagne de « diabolisation » qui se réfère à l’action de mouvements d’esprit « national social » nés au sein de peuples slaves qui s’opposaient à leur domination par la Russie communiste. Il recrute ses partisans à l’ouest de l’Ukraine, territoire rattaché à la Pologne durant l’entre-deux-guerres avant d’être occupé par l’Armée Rouge en septembre 1940. Au contraire, à l’est, ce qui est glorifié c’est « la Grande guerre patriotique » menée contre l’Allemagne hitlérienne.

Les événements qui se déroulèrent au mois de février trouvent d’abord leurs sources dans l’action de certaines factions ukrainiennes. Vladimir Poutine était occupé par les Jeux olympiques de Sotchi qui furent une grande réussite. Les États-Unis, maintenant attentifs à l’Asie et confrontés à des difficultés économiques et financières ont renoncé à s’engager dans de nouvelles opérations extérieures. De plus, s’agissant de la rivalité pour les routes d’acheminement des hydrocarbures, les États-Unis ont abandonné le projet Nabucco (gazoduc destiné à acheminer le gaz d’Azebaïdjan à travers le territoire turc jusqu’à la Bulgarie, la Roumanie, la Hongrie et l’Autriche, évitant ainsi le territoire russe) face à l’habileté de Poutine qui a promu le gazoduc South Stream qui reliera la Russie à l’Europe au travers de la Mer Noire, débouchant à Varna en Bulgarie.

Le rôle des Églises

En réponse à une question sur l’attitude des Églises, principalement catholique et orthodoxe, Pierre-Alexandre Bouclay a précisé que le dialogue entre celles-ci est excellent. Le Vatican a adressé un message de tempérance qui n’a pas été relayé par les médias. Les Églises défendent leurs ressortissants. Ainsi, le Patriarcat de Moscou veille sur les insurgés « prorusses » de l’est de l’Ukraine. Plus généralement, la Russie défend les valeurs chrétiennes traditionnelles. À ce titre, elle appuie les chrétiens d’Orient, notamment dans la crise syrienne.

Les constats et les évolutions possibles

L’Europe a montré une telle impuissance qu’elle a offert aux États-Unis, dans la conduite de l’action occidentale, une prééminence qu’ils ne souhaitaient pas.

Aujourd’hui, une politique réaliste, orientée vers le rétablissement de leur puissance, devrait amener les européens à guider la Russie vers une diplomatie plus attractive, développant son pouvoir d’influence. Pour résoudre la crise dans son ensemble, l’une des solutions les plus intéressantes seraient de transformer l’espace constitué par les Pays Baltes, la Biélorussie et l’Ukraine en un « trait d’union » entre l’Europe occidentale et centrale, d’une part et la Russie, d’autre part.

Concernant l’évolution de la crise, il faut observer :

  • une fois la Crimée annexée, la Russie n’a pas intérêt à envahir les régions de l’est de l’Ukraine.
    Une telle opération aboutirait à transformer ce pays en une zone de conflit lui ôtant toute valeur économique. Or les exportations de gaz au moyen des réseaux ukrainiens représentent pour la Russie 65% des recettes tirées de ce produit.
  •  la Russie a besoin d’un interlocuteur pour renouer le dialogue.
    Ioulia Tymochenko a bénéficié d’une aura auprès des médias occidentaux après sa libération. Mais le fait que Vladimir Poutine ait indiqué qu’il a travaillé en bonne entente avec elle a limité l’attrait qu’elle pouvait exercer. Le candidat le plus sérieux pour l’élection présidentielle du 25 mai prochain est donc l’oligarque du chocolat : Petro Porochenko. Celui-ci a été proche un moment de Ianoukovitch. Loin d’être un opposant à la Russie, le futur président cherchera à s’accorder avec elle.

D’un point de vue économique, l’Ukraine représente pour les pays européens un potentiel de développement important. Elle pourrait être au quatrième rang mondial pour les réserves d’hydrocarbures issues du gaz de schiste et elle offre d’importantes possibilités d’investissements dans le domaine du bâtiment et des travaux publics.

Politiquement, la solution la plus adaptée à la résolution de la crise est la constitution d’un État fédéral.

D’une manière plus générale, l’Europe doit revoir sa relation avec la Russie. Peut-être que l’une des politiques les plus payantes est celle menée par la Hongrie qui, pour reprendre un contrôle sur les grands groupes multinationaux, a signé un accord avec la Russie.

 Michel Leblay
25/05/2014

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