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Migrations, géopolitique

Migrations, géopolitique

par | 4 avril 2016 | Géopolitique

Gérard-François Dumont, géographe, professeur d’université à la Sorbonne

♦ « Ces migrations sont aussi la conséquence d’un manque d’anticipation des responsables de l’Union européenne. Or, on sait d’expérience qu’une guerre civile qui perdure déclenche inévitablement des exodes ».


L’Europe est depuis plusieurs mois confrontée à un phénomène migratoire d’une ampleur inédite. Comment percevez-vous ces flux ? Comment s’articulent la réalité des faits et leur retranscription dans les débats d’idées ?

De par sa nature, il est clair que le flux migratoire qui arrive en Europe depuis quelques mois est sans précédent historique. Il peut paraître banal en ce sens qu’il est le résultat de conflits ou de régimes liberticides qui poussent des populations à l’exode. Mais en réalité, il est sans précédent historique car les germes de ces exodes sont radicalement différents.

En effet, on observe ici une vaste pluralité d’acteurs, lesquels, en outre, agissent sans être contenus par des frontières, comme c’est le cas en Mésopotamie par exemple, avec en sus l’intervention de grands acteurs régionaux et internationaux. Ces migrations sont aussi la conséquence d’un manque d’anticipation des responsables de l’Union européenne. Or, on sait d’expérience qu’une guerre civile qui perdure déclenche inévitablement des exodes. Exodes renforcés par ce que j’appelle l’effet Palmyre. A savoir que les populations qui s’étaient réfugiées dans les pays limitrophes, voyant l’impuissance de la coalition à frapper l’Etat islamique qui filait conquérir Palmyre, ont décidé d’accentuer leur exode, en l’occurrence vers l’Europe. Voilà pour les faits. Voyons maintenant comment ils sont traités.

En termes de retranscription dialectique, il est vrai que l’on peut être surpris de la terminologie utilisée dans les médias. On parle ainsi de réfugiés pour des personnes qui n’ont pas le statut de réfugiés. On se refuse de même à voir l’utilisation géopolitique de ces migrations par certains pays, au premier rang desquels la Turquie. Ce pays dispose d’une police et d’une armée puissantes. Comment imaginer que la Turquie ignore ce qui se passe à ses frontières et de surcroît, qu’elle ne connaisse pas les bureaux de passeurs qui ont pignon sur rue sur son territoire ?… En réalité, la Turquie utilise sciemment ces flux migratoires issus d’Irak ou de Syrie pour faire pression sur l’Union européenne. De même, en affirmant que l’Allemagne accueillerait tous les réfugiés syriens, Angela Merkel a créé un appel d’air, accentué par la prolifération de faux passeports syriens. Pour aggraver le tout, les pays d’Europe ayant décidé dès 2011 que Bachar El Assad allait être très rapidement éliminé (!), ils n’ont plus d’échanges diplomatiques avec leurs homologues syriens ou avec leurs services, que ce soit en matière d’authentification des documents ou d’échanges d’informations sensibles et de renseignement…

Vous êtes l’auteur, avec Pierre Verluise, d’un ouvrage très clair sur la Géopolitique de l’Europe de l’Atlantique à l’Oural (PUF, col. Major, 2015). Considérez-vous que les flux migratoires vont s’amplifier et si oui, quel impact risquent-ils d’avoir sur le devenir de nos sociétés européennes ?

Plusieurs scénarios quantitatifs sont possibles. Soit la communauté internationale parvient à arrêter, au moins sur une partie du territoire, le conflit syrien, et nombre d’exilés choisiront alors de retourner au pays, à condition d’organiser et de sécuriser le retour. Culturellement, les Syriens n’ont pas de fortes traditions migratoires, au contraire par exemple des Sénégalais. Soit nous continuons à faire de mauvais diagnostics et dans ce cas la situation empirera et l’immigration se poursuivra. D’autant qu’il y a encore un potentiel migratoire important en Turquie, en Jordanie, au Liban… De fait, ces flux vont avoir un impact important sur la démographie européenne. Avant 2011, l’Allemagne projetait une forte baisse de sa population active en même temps que l’on observait une dynamique démographique française, à même de rattraper l’Allemagne à l’horizon 2045. Tout a changé. Notons d’ailleurs que, manquant de main d’œuvre, les responsables économiques allemands ont toujours été favorables à ces apports migratoires. Ces flux récents bouleversent donc les rapports de force démographiques au sein de l’Union européenne.

En outre, au-delà de l’aspect quantitatif, il y a aussi des aspects qualitatifs. Les événements de Cologne ont mis en évidence le fait que les différences culturelles sont à même de créer de fortes tensions. Enfin, il faut bien comprendre que l’on assiste également à un phénomène de « diasporisation ». Les migrants qui viennent s’installer en Europe ne vont pas forcément devenir européens. Ils vont conserver – naturellement – tout ou partie de leur identité d’origine, tendance facilitée par les nouvelles technologies de l’information et de la communication qui permettent de garder des liens constants avec la terre d’origine. C’est là un changement majeur par rapport aux anciennes migrations où les populations qui arrivaient tournaient la page et cherchaient à s’intégrer dans leur nouvelle terre d’accueil.

Plus généralement, peut-on encore avoir en Europe un débat serein sur ces questions ? La démographie est une science concrète, qui se trouve confrontée aux défis de la sémantique et la dialectique, et plus généralement à la question de la perception de l’image via le filtre du « politiquement correct ». Quel est votre sentiment à ce sujet ?

Effectivement, cela fait des décennies qu’il est difficile de présenter des analyses objectives sur ces questions de migrations, d’autant que s’ajoute souvent le refus d’une réelle et solide connaissance des chiffres. Je pourrais donner de nombreux exemples concrets et à contre-courant en ce qui concerne la France, la Hongrie ou l’Angleterre.

A cet égard, je tiens à rappeler qu’un pays se doit de contrôler ses frontières puisqu’il a pour mission d’assurer la sécurité sur son territoire. On doit aussi souligner la stratégie inappropriée suivie de façon continue par l’Union européenne, consistant à élargir l’espace Schengen sans discernement aucun, en y intégrant des pays qui n’étaient pas en mesure – ne serait-ce que pour d’évidentes questions purement géographiques – de maîtriser les frontières extérieures communes, comme c’est le cas de la Grèce confrontée à des côtes complexes et à des kyrielles d’îles.

Par dogmatisme le plus souvent, on n’a pas voulu tenir compte des impératifs de la géographie. Ce qui fait que l’on ne peut pas dresser les bons diagnostics. Sur un mode humoristique, je dirais que le présupposé idéologique de l’Union européenne s’inspire du film de Jean Yanne, Tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil, en oubliant la dimension géopolitique des réalités !

Dès lors, force est de constater que nombre des élites européennes semblent vivre hors-sol, dans leur monde.
Ce qui pose la question du devenir de l’Union européenne.

Dans Géopolitique de l’Europe que vous évoquez plus haut, j’ai rédigé un dernier chapitre proposant neuf scénarios concernant l’avenir de l’Europe. Nous sommes malheureusement bien obligés de constater que ce sont les scénarios les plus sombres qui sont en train de se dessiner. De fait, il est difficile de savoir ce que veut l’Union européenne aujourd’hui, où elle veut aller et quelle est sa stratégie. Facteur aggravant, nombre de décisions résultent de compromis opaques entre chefs d’Etats ou entre les trois instances que sont le Conseil européen, le Parlement européen et la Commission. Résultat, ce déficit de transparence et de communication fait que les citoyens ne comprennent pas, s’inquiètent et n’ont plus confiance. Il est donc urgent de remettre les choses à plat et de prendre en compte les réalités pour établir de bons diagnostics.

Gérard-François Dumont
Février 2016

Entretien avec Magistro, paru dans Communication & Influence, février 2016

Source : Magistro.fr

Correspondance Polémia – 4/04/2016

Image : En 48 heures, près de 1.500 migrants ont été secourus en Méditerranée, au large de la Libye, ont indiqué ce lundi les garde-côtes italiens. (Metamag.fr 1/04/2016)

 

 

 

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