Par Johan Hardoy ♦ Constatant les changements profonds réalisés à Paris par le baron Haussmann, Baudelaire soupirait : « La forme d’une ville change, hélas, plus vite que le cœur d’un mortel » (« Le cygne »). Ce constat est encore exprimé de nos jours, de manières très différentes, par deux auteurs parisiens. Dans La disparition de Paris (Les Belles Lettres, 238 pages), le journaliste d’investigation Didier Rykner réalise une minutieuse enquête de terrain dans laquelle il décrit en détail les graves atteintes portées au patrimoine de la ville. De son côté, avec son récit Photos passées (La Manufacture de Livres, 335 pages), le romancier Thierry Marignac délaisse les banlieues new-yorkaises ou les contrées russo-ukrainiennes pour se lancer dans la quête d’un père inconnu, au travers d’un travail de mémoire qui nous rappelle une ambiance parisienne pas si lointaine mais bien révolue.
La plus belle ville du monde ?
Paris, réputée dans le monde entier pour être la plus belle ville du monde, va-t-elle le rester encore longtemps ? C’est la question que pose Didier Rykner, qui ne cache pas son animosité envers l’équipe d’Anne Hidalgo (rappelant que la maire de Paris était déjà première adjointe chargée de l’urbanisme sous la mandature de Bertrand Delanoë). De fait, l’action de la mairie, sous couvert de « réinventer » la ville, amène « la destruction méthodique du patrimoine de la capitale ».
L’auteur dénonce ainsi « le vandalisme presque méthodique, qu’il s’agisse de l’urbanisme, de l’entretien des monuments historiques ou du remplacement du mobilier haussmannien (…), devenu idéologique, systématique et presque obsessionnel ».
Après des années d’indifférence et au-delà de la question d’un manque général de propreté « qui frappe immédiatement tout observateur sans préjugés », la presse généraliste a fini par se faire l’écho d’un problème que les réseaux sociaux décrivaient depuis longtemps, la mairie « dénonçant d’abord – c’est un classique – un horrible complot d’extrême droite ».
L’état lamentable des vieilles églises parisiennes (qu’il revient à la municipalité d’entretenir car le clergé n’en est qu’affectataire) est emblématique d’une dérive grave, illustrée également par les bâches publicitaires géantes qui recouvrent certaines d’entre elles, notamment celles de la Madeleine et de la Sainte Trinité, à l’occasion de travaux de rénovation extérieure.
Les rues, victimes d’une volonté de « végétalisation » censée participer à l’action écologique, sont jonchées d’ordures et de mauvaises herbes, au moment même où des grandes opérations immobilières font disparaître les rares espaces verts.
En matière de circulation, la fréquence des bus est trop faible et certains aménagements cyclables sont dangereux, y compris pour les piétons quand les cyclistes roulent trop vite (quand ces derniers ne les frôlent pas sur les trottoirs sans précaution, alors que la mairie promeut une « circulation apaisée »…).
Dans un inventaire non exhaustif, l’auteur passe également en revue les nombreuses fontaines laissées à l’abandon, les abords des monuments historiques transformés en aires de jeu, les places dénaturées (celle de la République est devenue « un espace froid et minéral »), les chantiers laissés en plan, les pelouses « lépreuses » des jardins (clôturés par ces « barrières horribles dont la mairie de Paris a le secret »), les constructions annoncées de onze tours de grande hauteur dont six de plus de 200 mètres (avec deux tours jumelles de 323 mètres !), les colonnes Morris remplacées par des piliers lumineux en plastique, les panneaux publicitaires encombrant les trottoirs (les prochains Jeux olympiques sont prometteurs à cet égard, alors que les ressources publicitaires représentent moins de 1 % du budget de la ville), les bancs non entretenus, les tags et graffitis sauvages sur les murs, les poubelles qui débordent (un fait récent, selon ce vieil habitant de la ville), une « véritable déforestation urbaine » (malgré « l’imagination fertile des communicants municipaux » pour affirmer le contraire), les feuilles automnales non ramassées, la prolifération visible des rats [ndrl : que les élus écologistes préfèrent appeler par le nom moins stigmatisant de « surmulots »], les indécents « Naturinoirs » installés dans l’espace public avant d’être heureusement retirés, etc.
[Ndrl : ajoutons à cette liste le projet de nouvelles « salles de shoot » pour les usagers du crack et l’enlèvement des boîtes de bouquinistes des quais de Seine prévu dans la perspective des Jeux olympiques.]
Et que dire de la laideur du mur en verre de plus de trois mètres de haut, censé prévenir les attentats, installé autour de la tour Eiffel ? (L’auteur remarque que les touristes se retrouveraient coincés à l’intérieur sans pouvoir s’enfuir si des terroristes parvenaient à pénétrer dans cette enceinte…)
En réponse à ce phénomène général qui choque de nombreux habitants et touristes, la mairie rappelle que la destruction de la ville est un phénomène très ancien. Certes, répond l’auteur, mais « le développement du tourisme comme l’importance toujours plus grande donnée à la protection du patrimoine semblaient garantir à Paris, après tant d’avanies, une croissance apaisée ».
Depuis un siècle et demi, le « saccage » n’avait pas touché à ce point « le cœur même de la capitale et ce qui lui donne son âme ».
La nostalgie du Paris populaire
Parigot de la plus bel eau, Thierry Marignac s’est pourtant exilé à Bruxelles. Comme il le déclarait dernièrement dans une interview (visible sur YouTube) accordée au magazine Omerta au sujet de son dernier livre, Paris était, jusqu’à la fin des années 1970, une « ville aux cent villages », une « vraie ville vivante ».
Son ami et écrivain feu Édouard Limonov résumait la situation : « Quand j’y suis arrivé en 1981, c’était une ville populaire, quand j’en suis parti, en 1993, c’était une ville de bobo. »
Thierry Marignac précise que la gentrification a également touché, dans le même temps, Londres, Berlin et New York, raison pour laquelle il réside dans la capitale belge où certains quartiers restent épargnés par cette « aseptisation ».
Photos passées (« faute au passée ») n’est pas, à proprement parler, une peinture de la capitale de la France, mais d’abord un roman de l’absence qui traite de sa recherche d’un père inconnu, élément moteur de quatre décennies de pérégrinations transnationales. L’exilé garde pourtant la nostalgie de ses racines et la « ville qu’il a aimé » reste bien présente en arrière-plan, comme un véritable personnage du livre.
À travers un récit prenant, il dépeint sa jeunesse dans le Paris underground des années 1970, quand, « vagabond crasseux, écorché vif, parfois hargneux », il fréquente une bande d’héroïnomanes animés par la recherche du « principe de plaisir (qui) menait droit à la mort ». Le jour où il parvient enfin à « décrocher » de cette substance et de ce milieu glauque, il célèbre cette renaissance en montant jusqu’au Sacré-Cœur afin de contempler la beauté de la ville, par une belle matinée d’été.
Il travaille ensuite comme pigiste à Libération, où il constate rapidement une « servilité comique » vis-à-vis du nouveau pouvoir socialiste, conséquence d’« un prêt sans intérêt d’un milliard de centimes au journal par le Crédit Lyonnais à sa botte ». Remercié sans ménagement à cause de ses « plaisanteries acides sur le PS », il intègre le magazine Actuel, où les « vieux hippies devenus “branchés” réclament sans cesse des gages d’allégeance », tout en étant « également très liés au pouvoir mitterrandien ».
Dans ce milieu journalistique très parisien, « la mafia des soixante-huitards » devenus « cupides » sait parfaitement « se servir des vieilles tactiques léninistes d’entrisme et d’infiltration pour noyauter certains secteurs, notamment ceux de l’industrie médiatico-culturelle ».
Dans le même temps, l’auteur évolue à titre personnel dans un milieu où se mêle diverses catégories sociales. Une traduction inédite de Limonov, intégrée dans le livre, décrit son domicile de l’époque en notant que « Paris vivait encore selon une structure verticale. L’époque où dans le même immeuble, la concierge habitait au rez-de-chaussée avec sa famille, les étages suivants étaient occupés par les bourgeois, et tout en haut des chambres pour les pauvres (…) et des étudiants. Et la marmaille, toutes classes confondues, jouait dans la même cour. »
Le destin de Thierry Marignac l’amène finalement à devenir romancier. Sa volonté de sauvegarder son indépendance à l’égard de « l’église gauchiste du polar et ses chapelles » ne contribue pas vraiment à lui donner une bonne réputation dans le monde de l’édition, d’autant qu’il aggrave son cas avec la parution d’un roman au titre sulfureux, Fasciste, paru en 1988 et réédité depuis à quatre reprises.
Le temps qui passe amène la nostalgie. C’est encore Édouard Limonov, véritable père spirituel de l’auteur, qui l’incarne le mieux. En mai 2019, l’écrivain russe, revenu à Paris pour manifester avec les Gilets jaunes, profite de son séjour pour arpenter la ville avec Thierry Marignac et quelques amis. Il se sait malade, mais n’en dit rien à personne. Dans le jardin du Luxembourg qu’il apprécie particulièrement, « il avance lentement, s’arrêtant presque à chaque arbre, à chaque statue pour les contempler longuement. » En le regardant, ses amis comprennent ce qu’il en est : « Il sait que c’est la dernière fois qu’il les voit »…
La beauté et le prestige de Paris restent forts, quoiqu’on en dise… Mais François Villon, lointain ancêtre de Limonov, dirait-il encore de notre capitale : « Il n’est bon bec que de Paris » ?
Johan Hardoy
13/01/2024
Crédit photo : Domaine public
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