Entre 2010 et 2011, la Belgique a connu un épisode politique sans équivalent en Europe : cinq cent quarante et un jours sans gouvernement. Cette vacance du pouvoir n’a pas provoqué l’effondrement du pays. Les administrations ont poursuivi leur mission, les budgets ont été exécutés, les services publics maintenus. Ce précédent interroge : que devient un État moderne lorsque le politique s’efface ? Et la France, confrontée à une crise politique grave et à la fragmentation de son paysage partisan, pourrait-elle un jour connaître une telle situation ?
La Belgique : un vide sans effondrement
La crise institutionnelle belge s’est ouverte après les élections législatives du 13 juin 2010. L’impossibilité de constituer une coalition entre partis flamands et francophones a prolongé l’intérim du gouvernement d’Yves Leterme jusqu’à la formation du cabinet Di Rupo, en décembre 2011. Durant cette période, le pays fut régi par un exécutif « en affaires courantes ». Aucun budget nouveau ne fut voté ; seules les mesures indispensables furent prises.
L’économie belge ne s’en trouva pas bouleversée, loin s’en faut, le déficit public belge étant passé de –5,40 % en 2009 à –4,10 % en 20101. Les données d’Eurostat confirment un déficit public limité à –3,7 % du PIB en 20112, soit un niveau proche de la moyenne européenne. L’Express observait alors3 que la croissance belge se maintenait malgré la vacance du pouvoir et qu’un exécutif empêché d’engager de nouvelles dépenses voyait mécaniquement ses déficits se réduire.
Une étude universitaire publiée plus tard dans Governance4 a estimé, à l’aide d’un modèle de contrôle synthétique, que la croissance belge n’avait pas été pénalisée par cette période d’ingouvernabilité, voire qu’elle se situait légèrement au-dessus du « scénario contrefactuel ».
Si le cas belge a démontré qu’un État moderne pouvait fonctionner durant plus d’un an sans gouvernement formel, grâce à la continuité de son appareil administratif et à la solidité de son consensus politique interne, la France de 2025 se trouve dans une situation tout autre. Le consensus social y est plus fragile, les clivages politiques plus profonds, et la défiance envers les institutions atteint un niveau que la Belgique n’avait pas connu en 2010. Là où Bruxelles pouvait compter sur une habitude de consensus et une économie relativement stable, Paris affronte un contexte d’endettement record, de tensions sociales durables et de perte de confiance dans la parole publique. La transposition du modèle belge à la France a donc ses limites, comme nous allons le voir plus bas.
D’autres précédents européens
La Belgique n’a pas été un cas isolé. En Espagne, à la suite des élections de décembre 2015, aucune majorité claire ne put se former : le gouvernement sortant resta en place pour les affaires courantes pendant 314 jours, jusqu’à la reconduction de Mariano Rajoy à l’automne 2016. Le pays poursuivit son activité économique sans rupture notable.
Aux Pays-Bas, la formation du gouvernement Rutte III, issu des élections de 2017, exigea 225 jours de négociation5, un record national. Là encore, la continuité administrative assura la stabilité. L’Italie, pour sa part, a longtemps illustré la même capacité à survivre à une succession rapide de gouvernements sans interruption institutionnelle.
Ces exemples soulignent la résilience des États européens modernes : les administrations assurent la permanence de l’État, même lorsque la décision politique est suspendue.
La France face à l’hypothèse du blocage
La situation française diffère cependant profondément. La Ve République repose sur une forte personnalisation du pouvoir exécutif ; la légitimité politique s’incarne dans la fonction présidentielle. Une vacance prolongée du gouvernement y serait moins naturelle que dans un régime parlementaire.
Toutefois, la fragmentation croissante du système partisan rend la constitution d’une majorité stable de plus en plus difficile. L’administration centrale, les autorités indépendantes et les institutions européennes exercent déjà une part importante des fonctions de décision et de régulation. Dans ce contexte, l’éventualité d’un gouvernement restreint aux affaires courantes n’aurait rien d’impossible.
Toutefois, la France n’est pas la Belgique : là où cette dernière repose sur la culture du compromis, la première s’est construite sur la conflictualité politique. Mais sur le plan administratif, leur ressemblance est réelle : la centralisation et la technostructure garantiraient la continuité du fonctionnement public.
Une gouvernance sans volonté
Une telle configuration conduirait à un modèle de gouvernance post-politique, dans lequel la norme et la procédure se substituent à la décision souveraine. Les politiques publiques seraient maintenues par simple inertie, et les choix collectifs remplacés par la gestion des contraintes. C’est ce que l’on pourrait être tenté de designer comme une « démocratie d’administration6 » : un système stable, efficace, mais privé d’incarnation politique.
Le vide comme forme d’ordre
L’hypothèse d’une France « à la belge » éclaire un phénomène plus large : la capacité des démocraties modernes à fonctionner sans volonté politique explicite. La continuité administrative y supplée la décision. La Belgique en a fourni la démonstration, l’Espagne et les Pays-Bas l’ont confirmée : l’Europe peut vivre sans gouvernement, mais non sans bureaucratie. La France, en revanche, a construit son équilibre sur l’incarnation de l’État ; sa stabilité procède moins de la routine que de l’autorité. Si un tel vide devait s’y installer, il révélerait moins une force institutionnelle qu’un épuisement du politique : le moment où la République, toujours debout – mais pour combien de temps -, cesserait simplement de vouloir.
Yves Lejeune
Bibliographie indicative et références
- 1 Belgique, Déficit public, countryeconomy.com
- 2 Eurostat news release, Provision of deficit and debt data for 2011 – second notification. Euro area and EU27 government deficit at 4.1% and 4.4% of GDP respectively, 22/10/2012 (PDF)
- 3 Christine Kerdellant, La Belgique sans gouvernement se porte mieux qu’avant, paru dans L’Express, 26/05/2011.
- 4 Daniel Albalate, Germà Bel, Do government formation deadlocks really damage economic growth? Evidence from history’s longest period of government formation impasse, paru dans Governance, Volume 33, Issue 1, 01/2020.
- 5 Pays-Bas : 225 jours pour former un gouvernement, Euronews, 26/10/2017.
- 6 Formule dont on peut attribuer la paternité à Louis de Bonald, mais dans le sens d’une administration proche de ses sujets : « Cette démocratie d’administration crée dans les provinces des existences qui occupent les oisivetés et contentent les amours-propres… » (in Œuvres complètes, Quelques réflexions sur le budget de 1823, J.P. Migne éditeur, 1859 [1845], page 1138). Nous l’employons ici davantage dans le sens que lui donne Jacques Chevallier dans le n°137-138 de la Revue française d’administration publique (01/2011), in De l’administration démocratique à la démocratie administrative (page 217).
- Décret n° 2012-983 du 23 août 2012 relatif au traitement du Président de la République et des membres du Gouvernement, Legifrance.
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