Dans son nouvel essai, L’Horizon des possibles, Philippe Dessertine imagine un avenir optimiste, fondé sur l’innovation, la coopération et une refonte de nos valeurs économiques. Mais cette utopie technocratique souffre de multiples manquements et biais. Philippe Baccou – énarque, conseiller-maître à la Cour des comptes (ER), essayiste et contributeur de Polémia – a lu cet ouvrage et nous livre une analyse évoquant plusieurs limites et zones d’ombres de L’Horizon des possibles.
Polémia
Une fresque géopolitico-économique d’anticipation
Selon la blague consacrée, « la prévision est un art difficile, surtout lorsqu’il s‘agit de l’avenir ». Dans cent ou deux cents ans, nos successeurs considéreront avec amusement la plus grande partie de la littérature que nous aurons produite à ce sujet. Le dernier livre de Philippe Dessertine n’échappera sans doute pas à ce verdict. Il est cependant intéressant de l’examiner, moins par ce qu’il nous dit du futur que par ce qu’il nous dit de nos propres modes intellectuelles. Et de toute façon, à l’approche de l’été, pourquoi ne pas prendre du recul par rapport aux enjeux plus concrets des entreprises ou de l’emploi, et gamberger un peu ?
63 ans, diplômé de Sciences Po Bordeaux, agrégé de sciences de gestion, économiste, enseignant universitaire (IAE Paris Panthéon-Sorbonne), Philippe Dessertine est très présent dans la presse et sur les plateaux télé. Il a récemment laissé entendre qu’il pourrait se présenter aux municipales à Bordeaux en 2026.
L’horizon des possibles, paru en juin 2025, est une fresque géopolitico-économique de plus, écrite à l’intention du grand public. Sa valeur n’est pas à surestimer, mais Philippe Dessertine est intelligent, connecté aux élites des décideurs mondiaux, capable de sentir un certain nombre de mutations à long terme et de problèmes de fond. Ses écrits sont un témoignage de la vision la plus communément partagée chez lesdits décideurs.
Le constat
« Le monde connaît en ces années 20 du troisième millénaire plusieurs chocs simultanés, et chacun d’eux suffirait à faire de notre époque un tournant crucial de l’histoire humaine ».
Quels chocs ?
1/ Le dérèglement climatique, « lui-même provoqué par une économie devenue folle ».
Selon Philippe Dessertine, « Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, la croissance économique n’est plus fondée sur l’innovation, mais sur la démultiplication des produits physiques (…) qu’il faut renouveler sans cesse en raison de l’obsolescence programmée. Cet ensommeillement de l’innovation trouve une illustration concrète dans les entreprises, où, à leur tête, le financier a remplacé l’ingénieur ».
S’il y a du vrai dans tout cela -changement climatique (mais jusqu’à quel point faudrait-il y voir un « dérèglement » ?), obsolescence programmée, montée en puissance des financiers-, ce n’est pas là que l’auteur apparaît le plus convaincant. Difficile, en particulier, de considérer les 80 dernières années comme une période de sommeil de l’innovation …
2/ La démographie.
Philippe Dessertine a tout à fait raison de voir dans le vieillissement un choc majeur. Ce tournant, et celui du déclin de la fécondité, était anticipable depuis longtemps, ce qu’ont bien perçu, entre autres, le démographe Gérard-François Dumont -auteur des expressions « la France ridée » (1979), « l’Europe ridée », « hiver démographique », « gérontocroissance »- et Yves Montenay, dans ses analyses de la transition démographique de divers pays musulmans.
Faut-il cependant, avec Philippe Dessertine, affirmer que « l’inégalité de l’espérance de vie entre les populations riches et pauvres est devenue insupportable » alors qu’en fait cette inégalité a fortement diminué ? Selon les statistiques de la Banque mondiale, de 1960 à 2023, les pays à haut revenu ont gagné 12 ans d’espérance de vie à la naissance, les pays à bas revenu 24 ans, soit deux fois plus !
Faut-il ensuite, assez bizarrement, vouloir trouver un lien entre les différences d’espérance de vie et la pression migratoire : « Faire en sorte que l’Afrique puisse atteindre 80 ans d’espérance de vie est obligatoire, sans quoi ses populations migrent » ? Ce qui devient explosif, ce sont les différences de taux de fécondité, et non d’espérance de vie, entre l’Afrique sub-saharienne et un grand nombre d’autres régions du monde. Mais il est vrai qu’en disant cela, on risque de se faire moins bien voir dans les médias …
3/ La fin de la domination de l’Occident (et notamment aujourd’hui des États-Unis).
Ce thème est devenu aujourd’hui très classique –Le déclin de l’Occident, d’Oswald Spengler, fut publié pour la première fois en 1918- et bien documenté. Selon Philippe Dessertine, le déclin serait aujourd’hui « en phase d’accélération ». Même si cela peut se discuter, le diagnostic de la tendance générale paraît correct.
4/ La dette.
« Le monde croule sous la monnaie (donc la dette) des anciens pays dominants. Ces derniers bénéficient de l’avantage exorbitant de la planche à billets, cultivant, pour encore un peu de temps, l’illusion de la prospérité ». C’est donc une sorte de bombe à retardement, liée au déclin relatif de l’Occident évoqué ci-dessus. Pas mal vu … sauf qu’aujourd’hui, cela ne concerne plus seulement l’Occident : le ratio dette publique/PIB en Chine était inférieur à 40 % au début des années 2010 ; ce même ratio dépassait 88 % à la fin de 2024 (source : tradingeconomics.com).
5/ Un choc en gestation : avec l’intelligence artificielle, « la science va déferler sur notre quotidien » …
… et « Nous n’avons encore rien vu ! », s’exclame Philippe Dessertine. Ce pronostic semble en effet raisonnable. Mais alors, il faut bien prendre conscience de ce que cela signifierait : rien moins que le dépassement, organisé ou subi, de l’humanité par une surhumanité dont, par définition, il nous est presque impossible d’imaginer la nature, les contours et les relations qu’elle pourrait, ou non, entretenir avec l’espèce humaine. Je renvoie sur ce point à ma note de lecture du livre de Nick Bostrom, Superintelligence, publié sur le site irdeme.org en mai 2024.
Les perspectives
Comme il se doit pour ne pas désespérer ses lecteurs, l’auteur nous présente une vision plutôt optimiste de l’avenir du monde. Sa grande idée est que nous allons passer d’un monde vertical à un monde horizontal : « L’ère industrielle reposait sur la verticalité, avec ses lignes hiérarchiques, et la concentration : tous au même endroit (…). Le contre-pied, c’est donc l’horizontalité. Pour vous donner une image, l’horizontalité correspond aux villages interconnectés en opposition aux buildings. L’horizontalité, c’est le télétravail et la décentralisation. C’est aussi l’émergence de réseaux où chacun peut s’exprimer sans passer par des structures hiérarchiques ».
Ce nouveau monde ressemble un peu à celui d’Ivan Illich (1926-2002), ex-prêtre reconverti dans la critique de la société industrielle de son temps, dont les essais furent à la mode dans les années 1970-1980. On peut aussi songer à J. R. R. Tolkien, l’un des pères du genre littéraire de la fantasy, et à sa description du pays des Hobbits, la Comté, fortement inspirée de l’Angleterre rurale du XIXe siècle, et qui s’oppose à la forteresse verticale de Barad-Dur, capitale de Sauron, le maître du Mordor. On pensera enfin à Isaac Asimov, l’un des maîtres de la science-fiction : dans le cycle de Fondation, la capitale de l’Empire galactique, Trantor, métropole mondiale de 45 milliards d’habitants au plus, avec son Palais impérial à la verticalité vertigineuse, contraste avec la petite planète Terminus, à l’autre bout de la galaxie, couverte d’un océan parsemé de milliers d’îles, et sur laquelle va s’implanter une communauté d’encyclopédistes chargés de synthétiser l’ensemble des connaissances humaines.
L’aimable vision agro-universitaire et décentralisée de ce monde futur, anticipé par Philippe Dessertine, ne pourra évidemment que recueillir l’approbation des gens de bien.
Les questions non traitées
D’autres sujets, au moins aussi essentiels pour éclairer l’« horizon des possibles » des sociétés de la planète Terre, ne semblent guère avoir été traités par l’auteur.
1/ Quelles perspectives pour les croyances ?
Les croyances, qu’elles soient théistes (polythéismes, monothéismes, franc-maçonneries traditionnelles adhérant au concept de « Grand Architecte de l’Univers ») ou non (religions séculières telles que le marxisme, l’écologisme, l’« humanisme », etc.), fondent la cohésion des sociétés humaines. Elles influencent leur fonctionnement et donc, notamment, la géopolitique et l’économie.
Deux mutations au moins mériteraient d’être analysées sous cet angle : d’une part, le déclin des monothéismes (en cours pour le christianisme, en gestation pour l’islam) ; d’autre part, la montée de croyances de substitution. Philippe Dessertine semble faire l’impasse sur ces questions.
2/ Quels dysfonctionnements du corps social ?
L’analyse des sociétés humaines comme organismes dotés de trois fonctions interagissant entre elles -produire et se reproduire (l’économie, la démographie), entrer en conflit (la violence, la guerre), coordonner et piloter (la politique, la connaissance, les valeurs)- semble étrangère aux préoccupations de Philippe Dessertine. On pourrait pourtant, par ce moyen, progresser utilement dans la compréhension des maux des sociétés contemporaines : dysfonctionnements des marchés et de la démocratie, mauvaise maîtrise de la violence et des conflits, déséquilibre des fonctions et des groupes fonctionnels.
Je renvoie à ma note « Lutte des classes ou lutte des fonctions ? » publiée au printemps 2025 par l’Institut Iliade.
3/ Gouvernance mondiale ou concurrence entre les nations ?
Ce débat est de pleine actualité. Il fait écho à la distinction socio-politique popularisée par l’essayiste et économiste britannique David Goodhart entre les anywhere, soutiens naturels de la gouvernance mondiale, et les somewhere, soutiens de la souveraineté -et donc de la concurrence- des nations (The Road to Somewhere, 2017 ; traduction française : Les deux clans. La nouvelle fracture mondiale). Pour un libéral cohérent comme le président argentin Javier Milei, la gouvernance mondiale est la transposition, au niveau international, des maux qu’il combat vigoureusement dans son pays. Il l’a déclaré une première fois devant le G20 en novembre 2024, une seconde fois en janvier 2025 au Forum de Davos, et cela n’a pas vraiment plu à ses auditeurs.
Philippe Dessertine est-il capable d’imaginer qu’un tel questionnement puisse avoir un sens pour quelqu’un de son niveau ? On peut en douter. Son profil n’est pas celui d’un libéral, mais d’un européiste convaincu, soutien donc de la bureaucratie, des normes et de la centralisation bruxelloises ; d’un homme infiniment plus proche des anywhere que des somewhere, et qui ne verrait donc pas d’inconvénient à faire le bonheur de ces derniers malgré eux ; d’un prédicateur pour qui la transition écologique, ou plus généralement la grande mutation qu’il appelle de ses vœux, « n’est pas une option mais une obligation » -une formulation reprise dans le titre du premier chapitre et que l’auteur, avec les gens de gauche, semble affectionner particulièrement. Comment concilier cela avec la description bucolique qu’il nous propose par ailleurs de ce monde horizontal vers lequel nous nous dirigerions ? Il semble qu’il y ait tout de même là comme un léger problème.
Philippe Baccou
11/07/2025