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L’entropie dans l’Histoire (3/4)

L’entropie dans l’Histoire (3/4)

par | 28 mars 2015 | Politique, Société

L’entropie dans l’Histoire (3/4)

L’entropie comme facteur de complexification

(…) La fin d’une lignée, c’est-à-dire la perpétuation d’une entité biologiquement homogène et stable dans le temps, survient lorsque son potentiel maximum de complexification est atteint. Dans cette situation, l’entité considérée ne possède plus la capacité à contrarier les effets de l’entropie créée conformément au Second Principe de la Thermodynamique. Elle disparaît alors, ouvrant les espaces désertés à d’autres formes d’occupation… écologiques.

Complexité et entropie

La notion de complexité d’émergence s’est imposée à la fin des années 1970. On citera comme protagonistes W. Weaver et C. Schannon pour la théorie de la communication ; A. Turing et H. von Foerster pour les théories de la computation ; N. Wiener pour la cybernétique, D. Ruelle pour la théorie du chaos, I. Prigogine pour la thermodynamique des systèmes dissipatifs et d’autres, tout aussi importants. Un des enseignements principaux issus de ces travaux est que l’ordre naît du bruit (H. von Foerster) ou de la fluctuation thermodynamique (I. Prigogine), donc du désordre. Ces auteurs invitent à se pencher sur la relation ordre-désordre qui apparaît essentielle à l’existence d’écosystèmes conçus comme des structures dissipatives. Une des ruptures essentielles créées par ces nouvelles conceptions est de reconsidérer le désordre comme phénomène à part entière. En termes plus savants, on oppose alors l’entropie (le désordre) à la complexité (l’ordre). Antagoniste de l’entropie, la variable « complexité » s’impose comme l’émergence fondamentale issue de la vocation exploratoire de l’entropie. La conclusion est alors que celle-ci est un facteur de complexification.

Conformément au Second Principe, la croissance de la dimension irréversible de l’entropie, c’est-à-dire celle qui ne peut être rejetée à l’extérieur, conduit le système vers le désordre, donc vers sa fin en tant que structure dissipant des flux. Mais, simultanément, cette entropie, en tant que génératrice de fluctuations thermodynamiques, participe à l’exploration de l’espace des phases, donc à l’évolution du système. L’espace des phases est le terme savant pour désigner l’espace multidimensionnel où le système est « en équilibre ». Prigogine a résumé ce constat par l’expression d’ « ordre par la fluctuation ». L’entropie a donc une dimension paradoxale. L’ordre, c’est-à-dire la structuration du système, est identifié à la complexité ; et le désordre à l’entropie. L’évolution de toute structure se présente alors comme la résultante d’une dialectique associant l’ordre au désordre, la complexité à l’entropie.

L’idée qui s’impose alors est que lorsqu’un certain niveau d’entropie – que nous qualifierons de seuil critique – est atteint, le système se déstructure. La complexité tend alors subitement vers zéro, alors que l’entropie tend vers son maximum. Entropie et production d’entropie sont en relation inverse. Quand l’entropie est à son maximum, la production d’entropie est nulle. C’est la mort, c’est-à-dire la réalisation des conséquences du Second Principe de la Thermodynamique. C’est ce qui se passe quand une entité en non-équilibre thermodynamique, quelle qu’elle soit, meurt.

Une fois que le seuil critique d’entropie interne est atteint, le système disparaît ou mute. Cette mutation se réalise dans le cadre d’un état marginal où l’entropie alors, donc le désordre, va générer une multitude d’options possibles dont une sera celle engageant le système modifié, bien évidemment, vers un nouvel état stationnaire. Le constat de la complexification des formes du vivant au cours du temps, mais aussi de leur disparition, soutient cette vision fondée sur la dialectique création/destruction dont la complexité, envisagée comme une variable d’état, est le pivot.

À ce stade, la dialectique entropie/complexité apparaît comme le moteur de l’évolution, non pas conçue comme la recherche d’une fin, mais de l’adaptation constante de toutes les structures du vivant aux contraintes qui s’imposent à elles et dont elles tirent leurs ressources. Les finalités éventuelles relèvent de la philosophie ou de la religion.

Temps absolu et temps complexe

Les fondements du paradigme animant nos certitudes sont profondément mouvementés par ces nouvelles données. Ainsi, l’approche des systèmes complexes assimilés à des structures dissipatives repose sur une dialectique ordre-désordre, entropie-complexité, création-destruction dans une perspective temporelle. Mais le temps prend alors une autre dimension que celle qui lui est généralement attribuée dans la science classique.

Dans cette dernière, le temps n’intervient pas dans l’évolution des systèmes mais sert seulement de référentiel à leur configuration dans un espace neutre. Or, cette conclusion bute sur de nombreux paradoxes dès que la prise en compte de la complexité devient le pivot de l’approche des phénomènes. À un temps chronologique de référence il est alors nécessaire d’adjoindre un temps complexe, intégré à la matière. Le savant Maïmonide (1138 -1204) fut une des personnalités entrevoyant cette conception du temps, marginalisée depuis par celle de temps absolu. Or, ce temps complexe est plus apte à formaliser les différentes expressions de la complexité. Le temps y devient alors une ressource, avec comme conséquence l’irréversibilité dont le Second Principe de la Thermodynamique rend compte à travers la notion d’entropie. Dans les théories à l’origine des principes de fonctionnement des écosystèmes, le temps perd alors son statut exclusif de référentiel pour acquérir celui de ressource (Ph. Esquissaud, J. Vigneron, 1990).

Évolution et complexification

Dans le modèle évolutionniste d’aujourd’hui, la complexification des formes du vivant est la règle absolue de l’évolution. Toutefois, le rythme de l’évolution vers la complexité est contingent et les formes de la complexité dépendent de l’apparition aléatoire de niches écologiques. À la controverse sur les facteurs de complexification le paléontologue Steven Gould (1977) a défendu l’idée suivante :

Si l’on considère que les organismes occupent un « espace morphologique multidimensionnel » (la niche écologique des écologues), alors l’évolution consiste en bonne partie à la migration passive des lignées dans différentes régions de cet espace. Certaines régions représentent les organismes plus complexes, d’autres ceux qui le sont moins. Puisque les premières formes de la vie étaient d’une grande simplicité, les seules régions de l’espace morphologique susceptibles d’être colonisées furent d’abord celles correspondant à une plus grande complexité. Les organismes ont suivi cette voie non pas parce que la complexité était « mieux », mais parce qu’il n’y avait rien d’autre à faire que de devenir complexe. Éminent darwinien, cet auteur est probablement l’opposant le plus acharné à l’idée de progrès évolutif formulé par Huxley.

Relevons que près d’un siècle avant cette polémique, Darwin avait reconnu l’importance des innovations dans l’évolution. De formes initiales simples naissent des formes plus complexes, ce qui stimule en retour l’apparition d’une plus grande complexité ailleurs. Pour lui, nul besoin d’invoquer une « loi » qui conduirait les premiers organismes simples vers une complexité plus grande. Le progrès – envisagé ici non pas comme le cheminement vers une fin, mais le constat de la complexification – est lié aux pressions compétitives contingentes, mais prévisibles. Cela explique la stupéfiante variété des écosystèmes terrestres. L’évolution de la vie est alors conçue comme la succession de structures dissipatives qui, indépendamment de leur origine, naissent, évoluent et meurent en créant toutefois les conditions d’émergence de structures généralement plus complexes, sauf lors de phénomènes de régression adaptative… controversés.

Il y a donc un nouveau modèle évolutif à inventer reposant sur la notion de branche thermodynamique (voir Le Temps complexe). La pierre angulaire de ce modèle serait la structure dissipative, de sa naissance à sa disparition, animée par une dialectique complexité/entropie. Le facteur décisif de l’évolution serait alors que la complexification est une réponse à la croissance irréversible de l’entropie. Une fois que le potentiel maximum de complexification serait atteint, l’entité considérée disparaîtrait. Par extension, ce modèle permettrait de compléter les théories concernant la disparition de clades entiers au cours des temps.

Ces vues pourraient alors être transférées aux écosystèmes humanisés, associées au constat que la civilisation industrielle a atteint un degré de complexité inconnu auparavant. C’est la Globalisation d’aujourd’hui. Or, ce modèle, né en Europe occidentale, s’impose à toute la planète maintenant.

Nous sommes ici obligés d’aller à l’essentiel en éludant les contributions démonstratives et les propos un peu plus hermétiques. Les réduire à quelques lignes impose beaucoup de raccourcis, sources potentielles de mésinterprétations. Un recours à la littérature savante sur ces sujets serait utile au lecteur désirant aller plus loin. La petite bibliographie fournie dans Le Temps complexe ouvre la porte à une littérature très vaste sur ce sujet. Cependant cette brève évocation des controverses animant l’espace des savants permet de fournir des éléments à une conception de l’histoire reposant sur la théorie des systèmes dissipatifs et du rôle paradoxal qu’y joue l’entropie en leur sein.

Dans le prochain article, nous verrons comment ce modèle est transférable à l’interprétation de l’Histoire. Ce faisant, nous aboutirons à la conclusion politique issue de tout ceci, à savoir qu’il n’y a pas de bons ou de mauvais systèmes politiques ; il n’y a que des systèmes adaptés ou inadaptés aux circonstances écosystémiques. L’Histoire rend compte de leur triomphe et de leur élimination.

Frédéric Malaval
25/03/2015

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