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Faire face à la laideur, par Renaud Camus [Vidéo]

Faire face à la laideur, par Renaud Camus [Vidéo]

par | 19 décembre 2022 | Politique

Faire face à la laideur, par Renaud Camus [Vidéo]

Le 8e Forum de la Dissidence s’est tenu à Paris ce samedi 3 décembre devant plusieurs centaines de personnes réunies pour écouter des figures de l’opposition au « système Macron ». Voici la brillante intervention de Renaud Camus.
Polémia

 

Mesdames, Messieurs, Chers Amis,

comme j’ai eu l’imprudence d’élaborer finalement, en particulier avec l’énorme volume intitulé La Dépossession, si ce n’est tout à fait un système, du moins une grille d’interprétation générale des sociétés modernes et contemporaines, toutes les questions que l’on me pose, et les sujets qu’on me propose, vont s’inscrire immédiatement dans cette structure herméneutique, ce qui m’oblige chaque fois à quelques explications sommaires, et aussi rapides que possible, pour les lecteurs ou auditeurs — et ils sont bien sûr l’immense majorité — qui n’auraient pas idée de mes élaborations “théoriques”. Et si l’on me suggère “Faire face à la laideur”, l’inscription est automatique, la mise en place s’opère d’elle-même. Laideur et remplacisme global, de même que mensonge et remplacisme global, sont en effet consubstantiels.

Ce que j’appelle remplacisme global repose sur l’observation que le remplacement, la substitution, sont le geste central des sociétés contemporaines davocratiques, celles qui relèvent de la gestion du parc humain par Davos, du management de la Terre et de ses habitants par une conception purement économique des modes de la présence — encore cette conception économique est-elle à son tour remplacée, avec le temps, par une version rigoureusement abstraite d’elle-même, fictive, financière, à laquelle sont de plus en plus substituées le moment venu des modalités de calcul entièrement numériques, cybernétiques. Les matériaux sont remplacés par leur double moins onéreux et plus pratiques, les originaux sont remplacés par cette reproduction à l’infini dont Walter Benjamin s’est fait en son temps le chroniqueur alarmé, les peuples indigènes sont remplacés par des peuples allogènes moins coûteux mais aussi plus reproductifs, c’est-à–dire plus à même d’offrir à la davocratie ce dont elle a besoin comme un drogué de sa drogue, à savoir des consommateurs toujours plus nombreux. Artificialisation est l’autre nom du remplacisme global.

Le remplacement ouvre l’ère du faux, bien sûr, puisque la chose ou l’être de substitution ne sont plus la chose, par définition, ne sont plus l’être, mais sont leur imitation, leur double, leur contrefaçon, leur fac-similé. Il ouvre aussi l’ère du laid, un laid qui d’emblée relève de l’ordre moral autant que de l’ordre esthétique, puisqu’il est laid aussi, ou même d’abord, parce qu’il est faux. Il y a un mot qui résume bien ce double caractère de fausseté et de laideur de l’objet et de l’être de remplacement, leur mauvaise qualité, leur nature de camelote : c’est celui d’ersatz. Ce mot allemand s’est popularisé en France et dans le monde anglo-saxon durant la Première Guerre mondiale car on le disait alors d’un grand usage en Allemagne pour désigner ce qui devait remplacer tous les produits de première nécessité devenus indisponibles du fait du conflit. Le traducteur récent de William Morris commet sans doute un anachronisme en appelant L’Âge de l’ersatz la conférence prononcée par l’artiste le 18 novembre 1894 au New Islington Hall de Manchester, dans le quartier populaire d’Ancoats, même s’il faut reconnaître que le terme est parlant, plus parlant que succédané ou pis-aller : en 1894 la langue française ne connaissait pas encore ersatz, et la langue anglaise non plus. William Morris dit makeshift, The Age of Makeshift. De même qu’il a existé un âge de la chevalerie et un âge de la foi, ses contemporains, selon lui, entraient dans l’âge du makeshift, l’âge de l’ersatz, de la substitution. Nous y sommes en plein.

William Morris est particulièrement intéressant pour le sujet qui nous intéresse à présent parce qu’il est au carrefour exact de toutes les façons de l’embrasser. Même s’il est surtout connu de nos jours pour ses tissus et ses papiers peints à motifs végétaux, c’est un peintre, un décorateur, un poète, un pionnier de divers genres littéraire aujourd’hui très prospères tels que la romance et la fantaisie, un architecte amateur, on pourrait dire, au prix d’un autre anachronisme, un militant écologiste, un précoce champion de la conservation des bâtiments anciens, parmi lesquels le merveilleux Kelmscott Manor, dans l’Oxfordshire, où il installa sa famille en 1871 et qui est aujourd’hui une des plus séduisantes demeures de l’esprit qu’on puisse visiter dans le monde. Disciple de Ruskin et lui-même une source d’inspiration pour les Fabiens comme pour les conservationnistes, étroitement lié au mouvement préraphaélite et plus étroitement encore à l’Arts & Crafts dont il est la principale figure et qui essaimé sur tous les continents, Morris, qui fait actuellement l’objet d’une grande exposition à la Piscine, à Roubaix, est aussi un théoricien politique et un théoricien tout court, obsédé par la question de la beauté et celle de la laideur, de la résistance à la laideur, qu’il associe, donc, dans les matériaux, dans les meubles, dans les tissus, dans la nourriture, dans les vies, dans les âmes, à l’ersatz, au remplacement, au makeshift.

Dans makeshift il faut certes entendre shift, changement, substitution, mais on aurait grand tort de délaisser make, to make, faire, et plus précisément fabriquer, forger. Il est étonnant de constater à quel point les mots qui désignent la fabrication sont étroitement apparentés à ceux du mensonge, du faux. Pour ce qui est de forger c’est plus sensible en anglais, je l’avoue, où forgery c’est précisément le faux, la falsification, la contrefaçon. En français on forge ses mensonges, ou ses vérités de rechange. On ne songerait pas à forger la vérité elle-même. Dans les parcs, et spécialement au XVIIIe siècle, mais encore au XXe, au château de Groussay, par exemple, à Montfort-l’Amaury, on a multiplié, suivant une mode venue d’Angleterre, je crois bien, de l’Angleterre de la Révolution industrielle, les fabriques, qui souvent nous paraissent délicieuses, comme celles du désert de Retz, à Chambourcy, ou celles de Méréville, aujourd’hui transportées à Jeurre, dans l’Essonne, mais qui n’étaient rien d’autre en somme que de faux monuments, de fausses laiteries, de faux hameaux, de faux temples antiques, de fausses pyramides égyptiennes, de faux tombeaux, de faux ponts des Soupirs qui quelquefois pouvaient servir de ponts, et même parfois, par un prodige de la fabrication au carré, de fausses fabriques. J’ai quelquefois l’ambition, dans les moments de découragement, ou d’élan mystique, de me laisser bien davantage pousser la barbe et de me faire engager dans un parc à fabriques en tant que faux ermite, ermite d’ornementation, ornemental ermit, comme il y en eut quelques-uns, qui paraissaient hors de leurs grottes à heure fixe, pour les visiteurs et les promeneurs, dans l’Angleterre néo-classique. [Notons que le néoclassicisme est le premier, dans l’histoire des styles, et comme son nom l’indique, à se constituer par référence expresse à autre chose que lui-même et à procéder par citations, imitations, reproduction. Dans l’Angleterre georgienne qui le voit naître au temps de la première Révolution industrielle il aligne et multiplie crescents, terraces, circuses, malls, prospects, à Bath, à Cheltenham, à Harrogate, à Brighton, à Londres bien sûr, du côté de Regent’s Park — élégantes théories d’immeubles tous semblables dont le seul défaut est qu’elles n’ont aucune raison de s’arrêter].

Il y a dans le petit Roland Barthes par Roland Barthes de la collection des “Écrivains par eux-mêmes“, aux éditions du Seuil, p. 132, un dessin très drôle de John Hart, paru à l’origine dans le New York Herald Tribune des 12 et 13 octobre 1974. C’est un triple dessin, en trois cases, où Barthes décide de voir une Histoire de la sémiologie. Dans la première case on voit l’homme des cavernes de John Hart, familier aux habitués de sa série BC, Before Christ, vêtu de sa peau de bête d’uniforme, chevauchant une roue de pierre percée d’une barre de bois et dévalant dans cet appareil acrobatique un pente rapide où il aperçoit un anachronique panneau de signalisation routière portant les deux seuls mots : Sign ahead, “Attendez-vous à un signe”, “Il va y avoir un signe”. Dans la deuxième image l’homme continue sa descente, guettant le signe annoncé. Dans le troisième il le rencontre : c’est un panneau de signalisation tout à fait semblable au premier et qui, tenant littéralement la promesse de son prédécesseur, porte seulement le mot Sign, Signe. Un signe est un signe est un signe. Mais un signe de quoi ? D’encore un signe. Où est passée la chose ? Où est l’être ? Que devient le monde ?

Ce que j’appelle la Grande Pelade, et que je considère comme un des principaux facteurs d’enlaidissement de la France depuis cinquante ans, au même titre que la sursignalisation — nous allons y venir — et bien sûr que les éoliennes, la Grande Pelade, donc, l’arrachement systématique des enduits ou crépis, sur les façades, pose un problème presque philosophique de rivalité entre deux authenticités. En effet les peladistes, les arracheurs d’enduits, agissent au nom d’une exigence d’authenticité. Ils possèdent de la pierre, ou de la brique, ou du torchis, ils veulent les montrer, à un moment où la pierre, en particulier, devenue rare et précieuse en temps de siporex et de ciment, est un gage d’ancienneté et presque d’honnêteté. Mais en choisissant une authenticité de la matière ils trahissent une authenticité de l’esprit, de l’histoire, de la culture et presque toujours de la beauté. Les crépis anciens, qui aujourd’hui ont presque tous disparus, étaient souvent magnifiques. Et comme c’est l’âge qui leur donnait leur beauté, une fois arrachés ils sont irremplaçables. Or ils jouaient un rôle majeur, de même que les huisseries et fenestrages, aujourd’hui si malmenés, eux aussi, par les vélux et autres PVC, dans la composition des façades, ne serait-ce que pour faire ressortir les parties non crépies, et d’abord les tours de porte et de fenêtre en pierre de taille. C’est l’histoire qui est ici bafouée au nom de la matière. Structurellement, il en va là exactement comme dans les pays soumis à la submersion migratoire et au Grand Remplacement, disons le Tibet, pour ne pas regarder trop près de nous : à une légitimité historique, raciale, culturelle, héréditaire, identitaire, on oppose une légitimité démocratique, fabriquée par le changement de peuple imposé et appuyé sur le nombre, puisque les Chinois sont désormais majoritaires au Tibet, Pékin y a veillé, comme Davos à notre propre génocide par substitution.

Quant à la sursignalisation, l’invasion par les signes, par la signalétique, remplacement du monde par sa désignation, elle ne le cède en rien à la Grande Pelade, et seulement aux éoliennes, en efficacité d’enlaidissement. La sursignalisation est à l’œil ce que le bruit est à l’oreille : elle est le tumulte de la lettre, le vacarme de l’image. Même l’administration des Monuments historiques ne résiste pas à la tentation d’étaler sur eux de gigantesques panneaux expliquant en grand détail les travaux dont ils font ou vont faire l’objet, avec la liste interminable des entreprises et des subventionneurs engagés ; et ces panneaux restent là des mois quand ce ne sont pas des années, gâchant entièrement ce dont ils professent le sauvetage. La photographie est un bon moyen de faire face à cette laideur-là, d’abord pour la prévenir, parce qu’un bon cadrage et un bon objectif permettent de mieux voir et de mieux montrer aux responsables ce que leur œil, semble-t-il est insuffisant à leur faire comprendre ; ensuite pour dénoncer le gâchis, si la première méthode n’a pas donné de résultats.

Les musées aussi deviennent de plus en plus bavards. Comme ils doivent fonctionner au chiffre, comme tout le reste, et s’ouvrir sans cesse à de nouveaux publics, comme la nation, c’est-à-dire à des personnes innombrables que rien ne prépare à s’y trouver, et qui n’ont pas les codes, comme dit la Presse Égout central à propos des immigrés violeurs de centenaires ou d’enfants, il faut submerger cimaises et visiteurs sous un raz de marée d’explications qui relèvent moins du didactisme que de la pédagogie, selon le terme exaspérant, dès lors qu’il désigne des messages politiques ou culturels destinés à des adultes, qui souligne, au même titre que les proliférant papas et mamans, l’infantilisation partout à l’œuvre dans nos sociétés, et si curieusement concomitante à leur extrême violence. La pédagogie est d’ailleurs moins culturelle qu’idéologique, moins informative qu’endoctrinante, les musées n’étant plus guère, comme les écoles et les universités, comme les salles de cinéma et de théâtre, que des lieux de propagande génocidaire en faveur des deux remplacements, le petit, culturel, et le grand, racial. Comme à l’université, comme dans les bibliothèques, les théâtres subventionnés, les médiathèques, les maisons de la culture, on ne saurait y faire carrière qu’en y multipliant les signes d’allégeance à toutes les substitutions, de niveau culturel, de classe, de sexe, de race et parfois même de langue.

Je suis tombé l’autre jour, au musée de Cahors, sur une grand tableau du XIXe siècle, à vrai dire assez médiocre, qui avait le malheur de s’intituler Joseph, le nègre — un modèle fameux, qui avait posé pour la plupart des grands artistes de l’époque, à commencer par Géricault pour Le Radeau de la Méduse. Comment faire ?  Dans un musée français en 2022, un tableau ne peut plus s’appeler Joseph, le nègre. On avait cependant gardé celui-ci, bien courageusement, on n’avait même pas changé son titre, mais on l’avait flanqué d’un immense panneau pédagogique, c’est-à-dire didactique, c’est-à-dire idéologique, c’est-à-dire propagandiste, presque aussi grand que lui, et naturellement affreux, expliquant en gros caractères comment pareil titre avait pu paraître tolérable, en 1865, mais ne l’était évidemment plus pour nous, avec notre sensibilité plus aiguisée, notre perception mieux instruite et nos exigences morales plus hautes.

La laideur est souvent un excès de sens, ou, sinon de sens, et pour ne pas paraître chercher querelle à ce beau mot, un excès d’information, et plus précisément de vouloir-dire, comme on disait assez laidement dans ma jeunesse. La question du style aidera à faire comprendre ce point. Le style tient plus souvent à quelque chose en moins qu’à quelque chose en plus. C’est particulièrement notable dans les formes brèves, le haïku, l’aphorisme, la maxime, le tweet : elles n’arrivent à la perfection que par le sacrifice et l’imprudence, le risque, la perte. Il faut en enlever du sens, et plus trivialement du message, de l’information. Il faut accepter d’être incomplet, se passer de précisions utiles, de nuances, de précautions peut-être nécessaires. Voyez les couvertures de magazines, et combien elles se sont enlaidies et vulgarisées, depuis le siècle dernier. Je connaissais une revue magnifique, d’une élégance incomparable, dont la couverture était chaque fois une magnifique photographie pleine page, frappée seulement du nom de la publication, et de l’indication sobre, en bas à droite, de l’un des sujets abordés dans la livraison, en deux ou trois mots. Cette revue n’avait pas un large public, et pendant longtemps elle n’y prétendit pas. Est arrivé le moment fatal où tout de même, pour des raisons financières, sans doute, il a fallu vendre un peu plus. La revue qui était si belle a engagé un conseiller en communication et un maquettiste professionnel. Leurs avis convergeaient parfaitement. Si l’on voulait vendre il fallait attirer l’œil et surtout l’intérêt, la curiosité. Il fallait signaler en gros caractères plusieurs des sujets traités à l’intérieur. Il fallait mettre en valeur certains auteurs, certains thèmes, certains sujets. Bref il fallait en dire plus. La revue est devenue non pas affreuse, ce serait trop dire, mais banale, racoleuse, semblable à toutes les autres. Car la plupart des revues et magazines, et par exemple des grands hebdomadaires, sont très laids, il faut le reconnaître. Y a-t-il rien de plus laid que Marianne, par exemple ? Et l’on comprend les rédacteurs en chef, et mieux encore les directeurs, les comptables. Je n’irais pas jusqu’à dire que plus c’est laid mieux cela se vend, mais celui qui le dirait ne trahirait qu’à moitié ma pensée. [Et comment résister, lorsqu’on a un journal à sauver, ou tout simplement que l’on veut augmenter ses profits ? À nous qui ne sommes pas directeur de journaux, l’expérience des réseaux sociaux nous permet de mieux comprendre les patrons de presse. Aimerions-nous un peu plus de likes et d’abonnés, nous savons tous par expérience que ce n’est pas en étant plus fins, plus délicats, plus subtils, que nous allons nous les assurer. Mais la couverture des magazines est certainement l’un des lieux où les liens du profit avec la laideur, et bien sûr avec la bêtise, sa sœur, sont le plus immédiatement observables.]

Cependant je suis obligé de reconnaître que la sursignalisation n’a pas toujours pour fin le profit. Avant de s’étaler dans la presse, en des mises en page hideuses, elle s’étale dans l’espace sensible, qu’elle contribue largement à gâcher : profusion de panneaux indicateurs, d’interdictions, d’incitations, de directions, d’informations, de chiffres et de lettres, de pictogrammes, de représentations et figurations de ce qui est désigné. Au monde réel se substitue le monde du signe, le faussel, le faux réel, le réel faux. Le fourmillement des panonceaux est une des entrées dans le second degré du monde, du monde aménagé, victime du terrible aménagement. Le remplacisme global ne peut rien laisser à soi-même. Il faut toujours que la management aménage, afin que les sites les plus beaux, par exemple les derniers vestiges de littoral intouchés, les ultimes solitudes, les rarissimes paysages encore inexploités, les massifs montagneux, entrent dans la course au profit, souvent déguisée sous le nom d’emploi.

L’emploi aura été l’un des pires ennemis de la beauté, comme il l’est de l’écologie, avec la croissance démographique pour seul rival heureux. Faut-il rappeler que tout nécessaire qu’il soit, hélas, l’emploi n’est pas une fin en soi ? Et que son nom seul évoque suffisamment ses liens évidents avec la servitude. Je me permettrais de renvoyer ici à mon petit ouvrage vieux de presque trente ans, mais que je ne renie en rien, Qu’il n’y a pas de problème de l’emploi. Il y a certes un problème de revenus, qui ont toujours tendance à être insuffisants ; et il y un problème de temps, qui au contraire se présente en excès, souvent, au sans-emploi : mais il n’y a pas de problème de l’emploi, qui n’est qu’un moyen parmi d’autres, même si c’est le principal, de faire face aux deux exigences précédentes, l’argent et l’occupation. Il faut se garder de détruire le monde pour l’emploi, qui est pourtant le prétexte le plus souvent invoqué pour faire précisément cela. Et puisque nous en sommes aux rappels, je prendrai la liberté d’évoquer ici un des plus anciens points de programme du parti de l’In-nocence, repris parmi les tous premiers articles de mon propre programme de non-candidature : la sanctuarisation du vide. Pour faire barrage à l’industrialisation de la campagne, à l’effacement progressif de la différence entre elle et la ville, à la prolifération de la banlieue, au devenir-banlieue du monde et à l’évolution presque aussi rapide, en sous-main, de la banlieue universelle en bidonville global, cette zone de plus en plus déglinguée et sale, ravagée par l’hyperviolence et les épidémies, où les machines, les appareils et les institutions tombent en panne les uns après les autres, à commencer par l’École, l’hôpital et les trains, bref, pour circonscrire le Bidon-Monde, cet horizon indépassable du remplacisme global davocratique, il faut dresser des cartes du vide, des espaces vacants, des territoires qui ont échappé à l’homme et à ses maudits aménagements ; et, ces territoires, il faut les ériger en sanctuaires, protégés de tout aménagement, justement, et bien sûr de toute construction, et pour commencer de toute signalisation.

C’est bien beau, les sentiers de Grande Randonnée, avec leurs petits points partout, leurs signaux, leurs panneaux leurs flèches. Je suppose qu’il en faut, et je ne dédaigne pas d’y avoir recours moi-même. Mais ils sont assez exactement, au même titre que le tourisme en général, ce que j’appelais à l’instant le second degré du monde, le monde utile, prêt à l’emploi, le monde en représentation, remplacé par sa représentation, touristifié par le tourisme et pour lui, multipliant les signes de lui-même, plus vrai que nature, et donc faux. Il y a une chose pire que Venise à Las Vegas, c’est Venise à Venise, n’ayant plus de soi que son image, sa photographie, son cliché, et ses ultimes indigènes submergés sous le flot migratoire, touristique, certes, théoriquement bienveillant, admiratif et dépensier, rémunérateur, mais dont il n’est pas indispensable de souligner ici la grande ressemblance structurelle, quantitative, antiidentitaire, avec notre propre submersion migratoire, colonisatrice et remplaçante. Le Grand Remplacement est un phénomène gigantesque, certes, mais circonscrit au changement de peuple et de civilisation ; tandis que le remplacisme global, lui, est, well, global, général, universel, omniprésent : et aussi clairement observable dans la touristification du monde, et bien sûr dans son artificialisation, que dans le génocide par substitution.

J’évoquais à l’instant l’un des tout premiers points de mon non-programme de non-candidature, la sanctuarisation du vide ; autant dire un mot du premier, qui n’est pas sans rapport avec lui, serait-ce par la nécessité de rendre la territoire à lui-même : je veux parler bien sûr de la remigration. Ses effets esthétiques autant qu’écologiques seraient remarquables. Songez au nombre de casernes de l’occupant qu’on pourrait détruire à jamais, après son départ. Sur leur emplacement on pourrait créer de grands parcs, des jardins ouvriers, des vergers, des pépinières, des champs. Mettre un terme à l’artificialisation des sols n’est pas assez, en effet, de même qu’il est absurde de vouloir seulement mettre un terme à l’immigration, même si bien sûr ce serait mieux que rien. Il faut désartificialiser, puisque le mal est fait. Paris après la remigration sera entouré d’une ceinture verte, et pas au sens croissantiste et soumissioniste de l’expression. Des prairies et des frondaisons du 9-3 jailliront une basilique, des folies, des châteaux, des fabriques, des guinguettes comme autrefois. Les prisons seront transformées en hôtels de charme. Une ou deux mosquées désaffectées, les moins laides, seront converties en musées du Grand Remplacement, par respect du devoir de mémoire et par exigence de plus jamais ça! Quand aux églises désaffectées, mais surtout dans les villes, cette fois, j’ai proposé depuis longtemps que, plutôt que de les détruire on les convertisse en temples du silence, pour la méditation, l’élévation et la prise de distance. Elles pourraient aussi prêter leur majesté, ou à défaut leur verticalité, à de dignes cérémonies non religieuses, mariages, enterrements, engagements sous serment — pour les cérémonies religieuses il y aurait bien sûr les autres, la grande majorité il fait l’espérer, non-désaffectées.

Dans la situation désastreuse de notre pays livré, de notre civilisation harcelée, de notre continent offert par ses maîtres davocratiques à la conquête et à la colonisation, il faut une politique des sanctuaires, pour sauver ce qui peut l’être encore et pour offrir des bastions à la reconquête. Il faut des sanctuaires pour l’éducation, et c’est ce que l’In-nocence et moi évoquons avec notre projet de Sécession scolaire interne, appuyée sur le triple volontariat : celui des maîtres, celui des parents d’élèves et celui des élèves eux-mêmes. Il faut des sanctuaires pour la Culture : se fait cruellement sentir en France, par exemple, le besoin d’une station de radio qui lui soit entièrement consacrée, de même qu’une chaîne de télévision. Il faut des sanctuaires pour la pensée et pour la vie de l’esprit, Polemia en est un exemple admirable. Pour faire face à la laideur, il faut des sanctuaires pour la beauté, des jardins, des terrasses, des maisons, à commencer par nos demeures à chacun. C’était l’idée de William Morris qui voulait que n’y figurât rien qui ne fût utile ou ne fût beau, et de préference les deux. Il faut se donner pour exigence de vivre dans la beauté, ou à tout le moins de ne pas vivre dans la laideur, comme le font sans doute les trois quarts de nos compatriotes, qui peuvent passer des jours et quelquefois une vie entière sans voir une chose belle, un beau bâtiment, un bel arbre, une belle place, une belle œuvre, un beau paysage — et si par inadvertance il les voient ils ne les reconnaissent pas, la Grande Déculturation le garantit. Comment s’étonner qu’ils soient si passifs, devant l’effacement de notre race : ils n’ont aucune idée de ce qu’elle a fait de grand et de beau, ils n’en voient plus les traces, ils vivent dans la laideur, les tags et les plots.

Quelqu’un, à mon grand amusement, a fait remonter des profondeurs, récemment, sur les réseaux sociaux, un commentaire que j’avais écrit il y a des années dans le livre d’or des Charmettes, la jolie maison de Mme de Warens et de Jean-Jacques Rousseau, au-dessus de Chambéry. J’étais très enthousiaste, dans mon témoignage de visite, et félicitais vivement les conservateurs de leur discrétion : « Quelle merveille ! écrivais-je. Pas une étiquette, pas une vitrine, le XVIIIe siècle sans guillemets, dans ses couleurs au filtre du temps ! Faites-en encore moins, ne touchez à rien ! »

Je formulais tout de même un reproche, en post-scriptum, et c’est sans doute à quoi faisait allusion le « Faites encore moins ! », où je me reconnais tout à fait :

« Seule réserve, poursuivais-je : pourquoi gâcher ce beau jardin par des photographies de jardin ? »

C’est en effet une des modes les plus calamiteuses de l’époque : les expositions de photographies en plein air, dans des lieux magnifiques qu’elles gâchent. Nos amis de la Nouvelle Librairie, qui déjà subissent tant d’avanies de la part du remplacisme global et de ses milices de délation et de harcèlement, sont confrontés en permanence, rue de Médicis, à l’un des pires, des plus bêtes et des plus durables exemples de ce travers : sur les grilles d’un des plus beaux jardins du monde, le Luxembourg, et empêchant le passant et l’automobiliste d’en voir les frondaisons et les statues, quand ils passent, de grandes photographies encadrées, souvent d’une rare banalité touristique — mais qu’elles soient superbes n’y changerait rien —, montrant tous les lieux de la terre et occultant celui qu’on aurait sans elles sur les lieux.

C’est le trait que je pourrais citer parmi les premiers si l’on me demandait de fournir un emblème du remplacisme global : le remplacement du monde par son image, ou par l’image d’autres mondes. Mais plus parlant encore me semblerait ces bâches qui recouvrent les monuments les plus augustes et les plus beaux, notamment à Paris, quand ils font l’objet de travaux. Le Paris de Mme Hidalgo fait en permanence l’objet de travaux. Mme Hidalgo est l’inventeur d’un concept nouveau : les travaux d’enlaidissement. À mesure que l’ex-Ville-Lumière est plus cruellement dépouillée de sa beauté d’antan, sous l’œil horrifié du reste du monde, à mesure qu’elle évolue plus vite vers le statut peu enviable d’appartement témoin du bidonville global en formation, de vitrine du Bidon-Monde, elle semble faire l’objet de plus de soins, comme si c’étaient les soins qui créaient la laideur. Les sols, qui avaient été jusqu’à présent à peu près épargnés, sont couverts de signes et de pistes, de bandes, de blocs de béton peinturlurés encombrant les chaussées ; sur les trottoirs fleurissent en tous lieux les affreuses barrières de laiton qui ont remplacé, plus économiques, plus commodes et plus faciles à déplacer, les élégantes barrières de bois de jadis : reliées entre elles par de vilains rubans de couleurs, qui suggèrent à juste titre le chantier perpétuel, elles empêchent tant bien que mal Parisiens et touristes de tomber dans les trous dont sont percés de toute part l’asphalte et le pavé. Quelqu’un se souvient-il d’avoir vu sans bâche l’ensemble des monuments qui composaient jadis un des plus harmonieux et majestueux ensembles urbanistiques du monde, l’Assemblés nationale, les palais de Gabriel pour le Garde-meuble, Crillon, Automobile Club, ex-ministère de la Marine, et la Madeleine, et l’Orangerie, et le Jeu de Paume, et l’obélisque, place de la Concorde ? Depuis des années l’un ou l’autre, ou pour ainsi dire tous, sont en travaux et donc recouvert de bâches, qui ne sont jamais des bâches à l’ancienne, faites pour dissimuler, mais, l’emplacement étant trop visible et trop précieux pour ne pas servir à s’exprimer, à montrer et à dire, sont toujours des bâches parlantes, comme on le disait héraldiquement des armes, et souvent très éloquentes : ce qui ne les empêche par de dissimuler aussi, bien entendu, et même très au contraire ; mais elles dissimulent par l’image, et quelquefois par la parole, ou les deux.

Parfois elles se contentent de représenter ce qu’elles cachent : et c’est déjà un beau symbole, ce remplacement du monde par sa figuration, sa figuration qui le dissimule. Mais elles touchent de plus près à la vérité, à la vérité du mensonge, du faussel, lorsqu’elles sont franchement, si l’on peut dire, publicitaires. Le Garde-Meuble fut longtemps Swatch, Adidas, Cartier. La Madeleine est Louis Vuitton, puis Cartier. The Kooples investissent le Panthéon. La davocratie s’étale, les nouveaux maîtres se donnent en spectacle. Plus les monuments sont augustes, ou sacrés, plus ils ont de valeur symbolique, et commerciale, pour les grandes entreprises, les sociétés multinationales, les industries de luxe et de l’homme, de la Matière Humaine Indifférenciée. Elles ont un faible pour les églises, qu’elles semblent tenir particulièrement à humilier de leur emprise. Elles aiment les monuments de prestige et d’exercice de l’autorité, les palais, les musées, mais aussi les grands magasins, tout ce qui est large, haut et bien visible. Elles veulent faire savoir aux pouvoirs tombés, ou bien en voie d’effacement, et bien sûr aux populations, qui est le maître, le vrai maître. Jamais le remplacisme global davocratique ne laisse mieux paraître qu’en ces gigantesques remplacements du monde par la publicité son essence qui est, précisément, publicitaire. Et il faudrait être infiniment naïf pour croire que la publicité se limite à la publicité, à la publicité officielle, déclarée comme telle, au commerce, aux marques. L’an dernier c’était l’Opéra qui était recouvert latéralement, sur toute sa hauteur, par une trémousseuse de couleur et de poids qui proclamait fièrement au nom de Nike, ou Niké, la victoire, et en langue anglaise, en plein Paris, comme s’il fallait que toute les colonisations à l’œuvre se concentrassent là, Own the floor, Possédez le sol, Soyez maîtres du territoire.

Il n’y a pas de solution de continuité entre l’incitation à l’achat d’un vêtement, d’un maquillage, d’une paire de chaussures, d’un séjour à Maurice ou à Las Vegas, et l’incitation à certaines façons d’habiter la terre, au vivre ensemble, à certaines opinions ou certains préjugés. J’en veux pour témoin l’évolution du verbe vendre, qui autant qu’aliéner signifie désormais suggérer, recommander, persuader — il est vrai qu’il a toujours voulu dire trahir. Mais je pourrais citer tout aussi bien, à l’appui de mon observation sur la nature fondamentalement publicitaire du remplacisme global, la figure désormais mythique d’Edward Bernays, le neveu de Freud (comme on dit Le Neveu de Rameau), mort à cent trois ans en 1995 et sans doute de plus grande influence encore que son oncle, sur nos destins. J’ai quelques raisons personnelles de n’être pas autrement enthousiaste de Wikipédia et de son évolution récente en forteresse du macwokisme, où patrouillent en permanence les milices de délation et de diffamation du Moloch davocratique ; mais je dois dire que le chapeau de l’excellent article “Bernays“de l’encyclopédie en ligne résume l’essentiel en trois lignes :

« Il est considéré comme le père de la propagande politique et d’entreprise, ainsi que de l’industrie des relations publiques, qui ont fortement contribué à développer le consumérisme américain ».

Il me semble que tout y est, sans que soit oubliée bien sûr la consommation, qui est la fin dernière du remplacisme global, quand bien même il s’agirait, et certes il s’agit, de la consommation du monde. Le produit-phare des industries de l’homme c’est le consommateur : d’où le remplacement des peuples à faible taux de reproduction par des populations à taux fort, ou très fort, et c’est pourquoi, le 15 novembre dernier, l’humanité a dépassé les huit milliards de membres. Vous direz que je m’égare mais je m’égare moins qu’il n’y paraît : car une Terre habitée par huit, neuf, dix milliards d’êtres humains ne peut être que hideuse, dévastée, ravagée, salie, artificialisée, plastifiée, urbanisée, banleugalisée, bidonvillisée sans reste : c’est le Bidon-Monde, vidé du vide, dépouillé de l’absence. Quant à Bernays, qu’évoque aussi notre ami Jean-Yves La Gallou dans son excellente Société de propagande, il vendait aussi bien des paquets de cigarettes (c’est lui qui a fait fumer les femmes, un grand progrès de l’émancipation féminine par la dépendance, ou l’inverse) que des idées politiques et surtout économiques, et bien sûr des candidats. C’est grâce à des hommes comme lui que la davocratie s’accommode à merveille de la démocratie, sans doute son régime préféré, même, celui qu’elle maîtrise le mieux : car il est plus facile d’influencer les masses qu’une élite véritable, et les peuples que quelques individus déterminés et conscients. Si Davos parvient tous les cinq ans à faire voter les indigènes français presque comme un seul homme pour leur propre génocide par substitution, on ne voit pas pourquoi l’hyperclasse, dès lors qu’elle contrôle parfaitement les médias de l’Égout central, aurait à se faire du souci pour quelques élections de rien du tout. Dès lors que les électeurs sont conditionnés à voter pour leur mourir ensemble, les bureaux de vote leur sont grands ouverts. Il est vrai qu’ils paraissent s’en méfier un peu, dernièrement, comme s’ils se défiaient d’eux-mêmes, et de leur désir de mort. Ils n’ont pas tort.

Que les publicités soient commerciales ne les empêchent en rien d’être politiques, bien au contraire. On dirait parfois qu’elles ne sont commerciales qu’à titre de prétexte, et qu’elles n’essaient de vous vendre des pull-overs, des assurances-vies ou des F4 à Bagnolet que pour mieux vous vendre la fin de votre race, le métissage universel, l’exogamie. À mesure qu’il cessait d’être indispensable d’appartenir à des sexes différents pour se marier, l’exigence de mixité sexuelle tendait à être remplacée, dans le mariage ou la vie de couple, par l’obligation de mixité raciale — cela du moins dans la vision du monde que dicte à chaque page de magazine et chaque clip de télévision la publicité, ce Grand Prescripteur du remplacisme global.

Encore ne lui suffit-il pas de dresser pour nous, jour après jour, l’image du monde qu’elle veut nous imposer, il lui faut encore nous dégoûter de l’ancien, et du présent, le monde réel. Il lui suffit pour cela de se substituer à lui, de le dissimuler sous elle, de dresser entre nous et lui ses panneaux lumineux, ses affiches, ses sucettes, ses enseignes, ses logos, ses emblèmes. Il en va d’elle comme de la population de remplacement : les métropoles ne lui suffisent plus, les banlieues non plus. Elle s’était fait une spécialité particulièrement ravageuse des abords des villes, elle entend se soumettre aussi bien les campagnes, de moins en moins campagnardes il est vrai, et de plus en plus banlieusardes. Le vide est maillé, soumis par les routes, les autoroutes, le goudron, le ciment, les stabulations, le béton. Et comme les voies de communication sont aussi les voies de la vision, la publicité se colle à elles et s’empresse de gâcher tous les pays qu’elles ouvrent. Cet univers idyllique de la consommation qu’elle vante, du même geste elle le consomme et le détruit.

C’est que la contradiction est au cœur du remplacisme global davocratique, ce monde à l’envers. Si la publicité est sa reine, l’occultation est son régime. Il n’avertit que pour mieux cacher, recouvrir, bâcher. Sign, No Sign. Le négationnisme est son idiome. À l’en croire, rien de ce qui est n’est : voyez la race, les sexes, la culture française, les Français de souche, etc. À partir de la négation centrale, celle du génocide par substitution tel qu’il s’accomplit à marche forcée et migrations imposées tous les jours, le mensonge gagne l’ensemble de la réalité sensible : c’est le faussel, le réel faux, le faux réel.

L’écologie politique n’est que contradictions, dénégations, apories. D’abord elle est vaine de naissance, et c’est le cas de le dire, puisque tout combat pour la préservation de la planète et la lutte contre le réchauffement climatique est parfaitement chimérique et creux, naturellement, tant qu’il ne se donne pas pour préalable la maîtrise et le renversement de la croissance démographique, en laquelle se résume à peu près, pourtant, toutes les calamités qui accablent la Terre, à commencer par la laideur. De même, autre contradiction, l’écologie politique prétend lutter pour la défense de la biodiversité mais elle ne peut être politique, c’est-à-dire être payée, publicisée, médiatisée, élue, qu’en servant la davocratie et en se faisant complice de son crime, à savoir le broyage de l’espèce et l’instauration de l’interchangeabilité générale, c’est-à-dire l’écrasement final de la plus précieuse des biodiversités, la biodiversité humaine. Elle ne condamne pas et même elle soutient presque unanimement le remplacement des populations à faible taux de reproduction, ou même à taux négatif, par des populations à fort ou même très fort taux de reproduction, qui bien sûr, à peine occupent-elles le territoire des précédentes, adoptent leur mode d’existence grâce à leur niveau de vie, et donc se dépouillent de la seule compensation à leur nombre croissant, leur moindre consommation d’énergie et leur moindre production de gaz à effet de serre, dans leurs pays d’origine. Mais la pire des contradictions de l’écologie politique, c’est qu’elle prétend sauver un monde qu’elle s’évertue à rendre inhabitable, et même indésirable, indigne d’être sauvé, par les moyens mêmes qu’elle met en œuvre pour le sauver.

Qu’on songe à l’actuelle renaissance de l’iconoclasme, non plus mystique et religieux comme aux siècles lointains, mais écologique, hélas. Par souci affichés de sauver la Terre des écologistes prétendus s’attaquent à l’art, qui est avec la religion l’une des façons les plus spirituelles de l’habiter, pour l’homme, et d’y légitimer sa présence. Ils s’ingénient à conserver un monde dont ils arrachent une à une toutes les raisons de le conserver, et de l’aimer. Une écologie qui promeut la laideur et qui a fortiori s’attaque à la beauté, à la culture, à l’art, n’est pas une écologie : elle est morte-née.

L’esthétique n’est pas un supplément gratuit, en effet. Tout au contraire, elle est la vérité des discours, des philosophies, et même des spiritualités. Voyez la malheureuse Église catholique, qui a produit des siècles durant quelques-unes et peut-être la plupart des œuvres artistiques, musicales, architecturales et, dans une moindre mesure, littéraires, de notre civilisation ; et considérez les tristes banderoles et les niaises affichettes dont en son épuisement conceptuel et moralisateur, laïcisant, à l’heure où elle met tant d’ardeur à trahir l’Europe qui l’a longtemps si bien servie, elle enlaidit méthodiquement les superbes édifices que nos pères ont bâti. Le style c’est l’homme : la beauté dit, sinon toujours le degré de vérité, du moins le niveau de qualité et de hauteur de la pensée.

Qui ne voit pas le désastre des éoliennes, je ne sache pas qu’on puisse le lui expliquer. Dire par exemple qu’il ne faut pas d’éoliennes parce que leur rentabilité est médiocre, ou que leur industrie est entre les mains d’un mafia sans nom, ou qu’elles vont rendre les vaches folles, ce n’est probablement pas faux mais c’est à peu près comme de dire qu’il ne faut pas de génocide par substitution, pas de changement de peuple et de civilisation, pas de Grand Remplacement, pas de colonisation de l’Europe parce qu’il n’est pas du tout assuré que ces phénomènes vont assurer nos retraites. C’est certainement vrai, mais ce n’est pas pertinent. D’ailleurs les mêmes qui soutiennent que les éoliennes ne les gênent pas du tout, au contraire, sont également persuadés qu’il reste beaucoup d’espace libre en France, que la surpopulation ne menace en rien, que nous pourrions très bien être cent millions, ou deux cents. La disparition du vide, la banleugalisation générale, l’industrialisation de l’agriculture (l’agriculture, la culture et l’homme sont les trois derniers champs à s’être industrialisés, quand tout le reste se désindustrialisait), l’artificialisation précipitée, le lotissement galopant, rien de tout cela ne les alarme, parce qu’ils ne le voient pas. Il faut une langue, pour voir les choses. Il faut une syntaxe, pour les percevoir. Il faut un vocabulaire pour les aimer. La prolifération des éoliennes n’est pas seulement une catastrophe esthétique, un triomphe de la laideur — après tout elles ne sont pas si laides que cela, en soi. On pourrait même les trouver assez jolies, ailleurs, toujours ailleurs. Mais elles sont un désastre ontologique, une humiliation sans nom pour l’espèce, un camouflet formidable pour l’être, l’omniprésent rappel à l’homme que cette fois il est vraiment fait comme un rat. Pardonnez-moi de citer encore une fois Hölderlin, qui va finir par devenir aussi pénible que Michel Audiard, Bossuet ou Albert Camus. Les sommets, où plus présents sont les dieux, disait le poète de Tubingue. Et Baudelaire : Homme libre, toujours tu chériras la mer. Mais il n’y a plus de sommets, plus de mer. Inutile de regarder vers les hauteurs, inutile de tourner les yeux vers le large, partout les yeux butent sur ces immenses poteaux et leur pales, sans rapport de proportions avec le corps, et qui lui ôtent, ainsi qu’à l’âme, toute échappée possible vers la transcendance. Elles n’ont rien de divin en effet, comme jadis les cathédrales ou les pyramides. Au contraire, elles sont le triomphe de la conception purement matérialiste et économiste de la Terre, envisagée comme un pur champ d’exploitation, indépendamment de toute considération mythique, religieuse, poétique, identitaire, cratylienne. Elles sont les totems du remplacisme global, les croix gammées de la davocratie, les tags et les logos des industries de l’homme.

Que si vous estimiez maintenant que le parle beaucoup de la laideur mais ne propose pas grand-chose pour y faire face, j’ai un projet à vous soumettre. Les champs photovoltaïques ne sont pas bien préférables aux éoliennes, ils dévorent tout autant la campagne et sont presque aussi accablants pour le cœur. Mais pourquoi ne pas utiliser les toits ? Le parti de l’In-nocence et moi sommes de grands partisans de ce qui s’est appelé un moment, et je le dis sans désir de publicité aucun, d’autant qu’Elon Musk ne m’a toujours pas rendu mon compte Twitter, les tuiles Tesla. Posées sur les pans de toit les plaques photovoltaïques sont très laides. Mais pourquoi ne pas exiger, d’abord, qu’elles coïncident exactement avec les pans de toit sur lesquels elles sont posées ? Ce serait déjà beaucoup moins laid. La matière et l’apparence n’en sont pas très heureuses, toutefois. C’est ici qu’interviennent les tuiles Tesla, qui ne sont pas nécessairement Tesla, je suppose, et que la science peut encore améliorer, rendre moins coûteuses, et plus semblables aux tuiles et aux ardoises qu’elles remplaceraient. C’est encore un remplacement, direz-vous. On n’y échappe pas. Mais celui-ci a de moins fâcheux effets que les éoliennes et les fermes photovoltaïques. Il suffit d’imposer que toute construction nouvelle et toute réfection de toiture y ait recours. Les toits de France font autant d’espace et donc d’énergie que les champs.

Beaucoup des initiatives qu’il conviendrait de prendre pour faire face à la laideur, comme pour faire face au Grand Remplacement, ou pour faire face au désastre de l’École, supposent le pouvoir, la prise de pouvoir, la réussite politique. Il faut disposer de l’autorité publique pour interdire la publicité le long des routes, imposer la désignalisation, faire abattre les éoliennes. D’autres mesures, néanmoins, n’exigent de pouvoir que sur soi-même. Zygmunt Bauman l’a admirablement montré, nous vivons dans des sociétés liquides. Notre temps est un temps liquide. Le visage que revêt la liquidation de la civilisation occidentale par le remplacisme global davocratique est celui de la liquéfaction. L’homme coule, il fuit de toute part. La déconstruction s’inaugure inévitablement par une déstructuration. L’Europe était par excellence le continent de la forme. Très logiquement, ceux qui s’acharnent sur elle s’ingénient précisément a la dépouiller de toute forme. Il était naguère une pièce de mobilier qui incarnait à merveille la déstructuration générale et ce que j’ai appelé l’idéologie du sympa (“le sympa, voilà l’ennemi”) : c’est ce qui se nommait je crois un pouf, dont la substance était faite, si je ne me trompe, de granulés, et qui se présentait comme un siège, officiellement ; mais dont la caractéristique était de n’avoir pas de forme, sinon peut-être, vaguement, celle d’une poire, certainement pas celle d’une chaise ou d’un fauteuil. Il est certain qu’une civilisation, un peuple, et d’abord un individu, ne voit pas le monde de la même façon selon qu’il le considère d’un fauteuil Louis XIII, comme Pascal, ou d’un pouf déstructuré. Or il n’est pas d’activité humaine, ni de mode de la présence, qui n’ait son pouf déstructuré, c’est-à-dire son effondrement, sa liquéfaction, son avachissement mortel. La plus évidente, et aussi la plus fondamentale parce qu’elle commande toutes les autres, est la langue. C’est particulièrement manifeste en français, langue éminemment volontariste, langue de la réflexion sur elle-même, langue structurée comme un génome, et qui se confond avec sa syntaxe. Est-il besoin de souligner à quel point cette syntaxe est effondrée ? Bien plus grave encore que l’afflux de mots étrangers est le remplacement d’une syntaxe par une autre, en l’occurrence bien sûr celle de l’anglais. Il est stupéfiant que les Français, qui sont si peu doués pour les langues étrangères, et qui dans l’ensemble parlent si mal l’anglais, le parlent si bien et témoignent une telle maîtrise de sa grammaire dès lors que c’est en français qu’ils parlent anglais. Un écrivain français disait cette semaine, à la radio, que Liane de Pougy, la grande horizontale, était confortable avec sa sexualité. Elle devait avoir un pouf déstructuré, certainement. Nos compatriotes remplacent une des syntaxes les plus rigoureuses de la terre par celle d’une langue sans syntaxe, ou presque, et dont ils ignorent tout. Or il n’est nul besoin de détenir le pouvoir pour résister à cela. Chaque fois que vous donnez de la forme à votre phrase vous résistez à la laideur, à l’avachissement, à la liquéfaction, à la liquidation, au génocide par substitution, au Grand Remplacement. On pourrait en dire autant du vêtement, cet autre langage, et l’un des plus proches de l’original. On pourrait en dire autant des manières de table, sans doute la première, chronologiquement, de toutes les impositions de la forme dans les existences, et propédeutique de toutes les autres : car il est peu vraisemblable que des enfants qui n’auraient pas d’abord été appris à tenir correctement leurs couverts, ou à ne pas mettre les coudes sur la table, soient à même, ensuite, de recevoir un enseignement quelconque, d’appréhender les formes de l’autorité et de la contrainte, de l’effacement provisoire de soi, du moins pour le plus, qui président nécessairement au protocole d’une salle de classe, ou d’un amphithéâtre d’université, ou de tout environnement qui soit autre chose qu’un bidonville.

Supprimer l’éloignement tue, dit René Char. Il attribue même à ce crime la disparition des dieux, que j’impute volontiers pour ma part, on l’a vu, aux éoliennes : mais elles sont précisément cela, une abolition des distances, un meurtre de l’horizon, dangereux rapprochement des lointains, cynique sans-gêne avec les hauteurs. Les dieux ne meurent que d’être parmi nous, dit-il encore. La nature aussi, les animaux pareillement. La Terre n’en peut plus de l’homme. Rétablissez les distances. Appelez une petite fille Mademoiselle. N’imitez pas Facebook, la BNP ou la chaîne Accor, dérobez-vous à la civilisation des prénoms. Ayez une mère, pas une maman. Ne soyez pas papa, soyez père. Ne dites pas c’est quoi?, dites qu’est-ce que c’est?, ou qu’est-ce que? Fuyez la langage bébé. Ne faites pas comme l’administration des Impôts, n’écrivez pas Bonjour!, dites Monsieur. Pratiquez la concordance des temps. Ne venez pas comme vous êtes. Soyez plutôt mort que sympa. Posez vos couverts entre chaque bouchée, au lieu de les tenir haut levés comme un hôte de talk-show toujours la main en l’air pour interrompre celui ou celle à qui il vient de donner la parole. Chassez les marques de la table de vos repas, même au petit déjeuner. Chassez-les aussi de vos vêtements. Vouvoyez les inconnus. Quoi que vous entrepreniez, drague, traité théologique, libération du territoire. Mettez-y les formes. Résistez, résistez, résistez. Les liquidateurs vous veulent liquides, refusez la liquéfaction. On veut vous faire disparaître, imposez-vous le paraître : il est la condition de l’être, pour les individus comme pour les peuples, et plus encore pour les civilisations, qu’il a vu naître.

Renaud Camus

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