« Homme libre, tu chériras la mer…» et placeras au-dessus de tout fidélité et vérité. Tel fut Emmanuel (dit en gaélique Well) Allot, alias Julien Guernec, alias François Brigneau, alias Mathilde Cruz entre autres nombreux pseudos, journaliste et polémiste dont Anne Le Pape nous livre un portrait aussi sensible que documenté. C.G.
Sait-on que dans le célèbre magazine américain Forbes, et grâce au système baptisé Quill (plume, en anglais) avec une cruelle ironie, tous les articles de la rubrique financière sont désormais «générés par un algorithme sans l’ombre d’une intervention humaine», qu’il s’agisse de la recherche des informations, de la rédaction, de la mise en forme ou de la publication, « le tout sans jamais commettre la moindre faute d’orthographe ou de syntaxe » ?
À l’opposé des journalistes-robots, un géant de la plume
À juste titre, Le Nouvel Observateur parle d’un « cauchemar futuriste devenu réalité ». Mais l’hebdomadaire de la gauche friquée et d’ailleurs la majeure partie de la presse française ne comptent-ils pas déjà nombre de rédacteurs robots, formatés par les écoles spécialisées et débitant leur prose «sans jamais commettre» le moindre impair contraire à la pensée unique (1) ?
C’est pourquoi l’on ne remerciera jamais assez Anne Le Pape d’avoir ressuscité François Brigneau (2), sans doute le dernier géant du journalisme français né au XIXe siècle et qui connut au XXe un éclat prodigieux avec Joseph Kessel, Léon Daudet, Henri Béraud, Lucien Rebatet, Lucien Bodard et quelques autres. Des forçats de la plume, certes, mais surtout pas des robots car ils avaient, eux, été élevés à l’école de la vie et tant étaient puissants leur personnalité, leur amour de la langue, leur empathie avec les milieux où les entraînaient leurs reportages et leurs goûts… et leur esprit d’indépendance.
Nul n’était mieux placé qu’Anne Le Pape, indispensable collaboratrice des « Cahiers François Brigneau » et surtout bretonne, pour cerner la complexité de l’enfant de Concarneau, né en 1919 d’un instituteur laïcard, et donc non baptisé mais grandi à l’ombre des calvaires et des chapelles où se complaisait sa grand-mère maternelle. Socialiste de formation (il milita dans le mouvement de Gaston Bergery dont Maurice Gaït, son futur rédacteur en chef de Rivarol, était un jeune cadre) mais devenu ardent maréchaliste tant lui parut sublime le sacrifice de l’octogénaire Philippe Pétain acceptant par devoir le mortel héritage de la défaite de 1940, il poussa l’engagement ou la provocation jusqu’à s’enrôler (le jour du Débarquement, le 6 juin 44 !) dans la Milice. Ce qui lui valut de la part des libérateurs, outre un sérieux tabassage, d’être emprisonné plusieurs mois à Fresnes, et, de la part du destin, une rencontre décisive : celle de Robert Brasillach discernant dans le Breton à peine diplômé (un simple Brevet supérieur) et encore brut de décoffrage un esprit délié et un authentique lutteur.
Pour le meilleur et pour le pire
Dès lors, la vie de Well Allot était tracée. Pour le meilleur et pour le pire. Après des collaborations enrichissantes et flatteuses mais peu rémunératrices pour un jeune père de famille dans des publications éphémères et à Rivarol (où il devient Julien Guernec), son talent, sa facilité mais aussi sa puissance de travail lui ouvrent en 1952 les portes de la grande presse : sous son nouveau pseudo de François Brigneau, du nom d’un port de pêche breton qui lui est cher, il sera successivement la vedette de Semaine du monde, de Paris-Presse et de L’Aurore en même temps qu’il signe Caroline Jones des chroniques très suivies sur Buckingham Palace. Parallèlement, il accouche en collaboration avec le très élégant Roumain Georges Barbul, alias Christian Errans connu, comme Antoine Blondin, à Rivarol, d’un ouvrage si érudit sur le danger nucléaire qu’il intéressera Benoist-Méchin et sera traduit en plusieurs langues ! Et, infatigable, il enchaîne aussi l’écriture de romans et de polars bien accueillis.
Toutefois, son «lourd passé» le poursuit. En l’apprenant, l’acteur Roger Hanin, époux de la productrice Christine Gouze-Rénal et donc beau-frère du futur président Mitterrand, fait capoter l’adaptation au cinéma du roman Le Manoir de Malheur-l’amour. Et, quelques années plus tard, le résistant figaresque Louis Martin-Chauffier s’oppose à l’attribution du Prix Albert Londres à « L’aventure est finie pour eux », passionnant recueil d’interviews dont celles de Otto Skörzeny, Leni Riefenstahl ou Léon Degrelle.
De Minute à Présent
En 1964, Brigneau arrive à Minute où il restera jusqu’en 1987… et affrontera nombre de procès. Une grande aventure qui, longtemps, le satisfera pleinement. Mais en 1982 s’en amorce une autre : celle du quotidien Présent qu’il lance avec les catholiques traditionalistes Bernard Antony et Jean Madiran, et à laquelle est (toujours) associée la caricaturiste Chard. La rupture interviendra en 1986 avec son soutien à la fameuse « thèse de Nantes » passée par Henri Roques sur les fausses confessions de l’officier SS Kurt Gerstein. Il éditorialisera donc à National-Hebdo où il restera jusqu’à la crise de 1998, dont il s’explique dans Jean-Marie m’a tuer.
Dès lors, Brigneau se bornera à collaborer au Libre Journal de son ami Serge de Beketch où écrit aussi l’un de ses complices de Minute et des franches lippées, le talentueux écrivain-journaliste Alain Fournier dit A.D.G. — tous deux disparus encore très jeunes, A.D.G. en 2004, Serge en 2007 — et à publier ses «Cahiers» puis Derniers Cahiers sur 1939-1940 : l’année terrible, La Terreur mode d’emploi , Si Mussolini était conté, Mais qui est donc le professeur Faurisson ? ou encore Le Racisme judiciaire. Un sujet qu’il connaissait bien pour avoir subi moult procès, où l’assista son fidèle avocat, Me Eric Delcroix.
Combat contre l’injustice et l’imposture
Encore jeune, Brigneau s’était convaincu que «pour témoigner, rétablir la vérité des faits, démontrer, réfuter, montrer l’imposture avec l’absurde, le ridicule avec la falsification, écrire devenait un devoir».Dans tous ces textes, le vieil homme qui avait si passionnément aimé la mer, le sport, l’Histoire, la camaraderie, les traditions, sa Bretagne natale et la patrie française pour lui inséparables, a poursuivi son combat contre l’injustice et pour la vérité comme en témoignent son Anti-89 où éclate son horreur de la Grande Révolution et son Jules l’imposteur sur les traumatismes inguérissables que les lois Ferry infligèrent à la société française désormais soumise aux « droits de l’homme sans Dieu » — cf. Jean Madiran.
Son épouse Sabine meurt en 2008, il la suit le 9 avril 2012. Une foule compacte — dont Jean-Yves Le Gallou et Jean Madiran, avec lequel il avait renoué et qui s’éteindra lui-même un an plus tard — se presse à son inhumation au cimetière de Saint-Cloud, où quelques soutanes côtoient des marteaux de Thor (2) en un bel œcuménisme.
Grandeur et servitude journalistiques… La biographie d’Anne Le Pape devrait devenir le bréviaire de tout apprenti-journaliste. Il y apprendrait ce qu’il en coûte de rester fidèle à cette « certaine idée » que l’on se fait de soi-même, mais aussi que cette fidélité doublée d’un talent inné — à condition que ce don soit sans cesse enrichi par le travail, la discipline, l’esprit critique, une curiosité toujours en éveil et une humilité conduisant à une inextinguible soif de connaissances – peuvent conduire à l’attachement de lecteurs de plus en plus nombreux – et donc à la célébrité. François Brigneau eut décidément une belle vie. Mieux : une vie utile.
Camille Galic
27/08/2014
Anne Le Pape, Brigneau, éditions Pardès 2014, Collection « Qui suis-je ? ». 128 pages avec chronologie, bibliographie et nombreuses illustrations, 12 €.
Notes
(1) Le Nouvel Observateur / 50 ans de passions… [et de mystifications] de Jacqueline Remy
(2) Le comptoir bancaire, nouvelle église ?
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