C’est une plongée au cœur d’une page terrible de l’Histoire française que nous proposent Camille Galic et Bernard Zeller dans cet entretien. Les relations franco-algériennes se font toujours plus mauvaises au fur et à mesure des années et le traumatisme de la Guerre d’Algérie est à la racine du discours éternellement victimaire du gouvernement algérien. Dans l’entretien que les lecteurs de Polémia découvriront ci-dessous, Bernard Zeller revient sur cette période troublée, avec ses drames et ses zones d’ombres. Un témoignage engagé et très critique du général de Gaulle par moment. Un ton qui étonnera certains et qui porte la marque de l’engagement familial, tant il est vrai que la blessure de l’Algérie française reste vive pour de nombreuses personnes qui ont payé le prix fort lors de cette guerre. C’est définitivement un sujet ancien… qui n’en finit pas de revenir dans l’actualité.
Polémia
Bernard Zeller, fils de général putschiste
Né en 1946, ingénieur en chef de l’armement après avoir fait toute sa carrière dans l’industrie spatiale et de défense, Bernard Zeller s’est consacré depuis sa retraite à rétablir la vérité sur la (triste) fin de l’Algérie française et notamment sur son père, le général André Zeller, l’un des auteurs du putsch d’Alger dont il fit éditer le Journal d’un prisonnier (éd. Tallandier, 2014), ainsi que sur Raoul Salan dont, en collaboration avec Jean-Paul Angelelli, lui-même auteur de Une guerre au couteau (éd. Picollec, 2004), il se fit le biographe (éd. Pardès 2016). Nul n’était donc mieux placé que lui, qui avait personnellement connu nombre de protagonistes, pour replacer dans leur contexte et détailler les conditions dans lesquelles Charles de Gaulle revint au pouvoir à la faveur des « treize complots du 13 mai » 1958, et les ressorts qui, trois ans plus tard, le 22 avril 1961, poussèrent à la révolte les étoilés André Zeller, Raoul Salan, Edmond Jouhaud et Maurice Challe — dont le sursaut, s’il avait été suivi, aurait peut-être évité l’indépendance de l’Algérie avec pour résultat un marasme qui provoque depuis 1962 une immigration si incontrôlée vers l’ex-métropole que l’actuel président algérien Tebboune affirmait sur France 24 en juillet 2020, en une menace implicite : « Nous avons près de six millions d’Algériens qui vivent en France. » Sous le titre Un quarteron de généraux avant le putsch (1), Bernard Zeller a écrit un livre factuel mais passionnant, étayé par un remarquable appareil de notes, que devraient lire tous les férus d’histoire contemporaine. Et, bien sûr, tous ceux ayant eu des attaches avec la province perdue.
Des profils différents
Camille Galic : À première vue, le seul point commun entre les quatre chefs de l’insurrection, dont vous retracez les brillantes carrières, est qu’aucun n’avait entendu l’appel dit du 18 juin 1940. Comment et pourquoi, après avoir atteint le grade de général d’armée, ces officiers si différents en vinrent-ils à la rébellion ?
Bernard Zeller : C’est précisément l’objet de l‘ouvrage. En effet leurs parcours avaient été bien différents. Zeller, à part la Syrie et cinq années en Algérie en 1934-1935 et en 1940-1943, est plutôt « métropolitain ». Salan est séduit par le Tonkin et le Laos et passera, en plusieurs épisodes, près de vingt ans de sa vie en Indochine. Challe a une carrière essentiellement métropolitaine à part deux années au Maroc. Jouhaud, lui, connaît l’Afrique noire, l’Indochine et l’Algérie. Challe et Jouhaud, qui se suivent à un an d’intervalle, sont les seuls qui se connaissent dès leur jeunesse.
Arrivés à des postes de haute responsabilité dans la deuxième moitié des années cinquante — Zeller est chef d’état-major de l’armée de terre, Salan commandant en chef et délégué général en Algérie, Challe major général des armées puis successeur de Salan en Algérie, Jouhaud adjoint de Salan puis chef d’état-major de l’armée de l’air – ils sont directement confrontés au problème algérien qu’ils prennent à bras-le-corps.
Quand le dessein de De Gaulle apparaît lors du discours du 16 septembre 1959 annonçant sa politique d’autodétermination de l’Algérie et se précise au cours de l’année 1960 sous la forme d’une Algérie algérienne indépendante, tous quatre sont conscients que le résultat en sera une Algérie livrée au FLN, organisation indépendantiste pratiquant un terrorisme systématique à l’encontre de la population. C’est pour tenter d’empêcher cet abandon des Algériens à une clique antifrançaise conduisant au massacre généralisé des partisans de la France et à l’exode de centaines de milliers d’habitants que se sont rebellés ces généraux.
La duplicité de Charles de Gaulle ?
Camille Galic : A peine réinstallé au pouvoir grâce aux tenants de l’Algérie française, de Gaulle prend à son cabinet Bernard Tricot et René Brouillet, notoirement acquis à l’indépendance de l’Algérie, et, dès février 1960, alors que la guerre est pratiquement gagnée sur le terrain, il évoque l’« Algérie algérienne ». En décembre 60, il admet que « sur le terrain, c’est gagné » pour nos armées, mais il ordonnera peu après « l’arrêt des opérations offensives ». Comment l’expliquez-vous ?
Bernard Zeller : La duplicité de Charles de Gaulle est la marque constante de sa politique algérienne. Il a précisé lors de ses nombreux discours de 1958 à 1961 tout ce qu’il ne fallait pas faire en Algérie, les conséquences catastrophiques qui en découleraient si malgré tout on le faisait et… il l’a fait :
- Reconnaître le Front de Libération Nationale comme seul interlocuteur pour traiter de l’avenir de l’Algérie: « Les insurgés voudraient être reconnus d’avance comme étant l’Algérie, le gouvernement algérien. Ils voudraient que nous leur passions la main. Ce n’est pas possible. Cela je ne le ferai jamais. » Le 14 juin 1960, De Gaulle appelle le FLN à la négociation. Celui-ci envoie une délégation à Melun. De facto, le FLN est reconnu comme le représentant de l’Algérie et le restera.
- Entamer des négociations politiques avec le FLN avant d’avoir obtenu un cessez-le-feu: « Mais avant toutes conversations officielles d’ordre politique, il est nécessaire que s’établisse la trêve des combats et des attentats. » Le FLN exigeant de mener en même temps négociations sur l’avenir politique de l’Algérie et discussions sur le cessez-le-feu, De Gaulle cède et le cessez-le-feu n’est proclamé qu’à l’issue des négociations, le 19 mars 1962.
- Céder le Sahara au FLN: De Gaulle veut conserver le Sahara, essentiellement pour garder la main sur les réserves d’hydrocarbures découvertes et exploitées par la France depuis 1956 et pour continuer à disposer des sites d’essais de missiles et de lanceurs spatiaux ainsi que du site d’expérimentation de bombes atomiques. Là encore, les exigences du FLN le font céder : le 5 septembre 1961, il cesse de revendiquer la souveraineté de la France sur le Sahara.
- Abandonner l’Algérie: « À quelles hécatombes condamnerions-nous ce pays si nous étions assez stupides et assez lâches pour l’abandonner ! » Les accords d’Évian de mars 1962 scellent l’abandon de l’Algérie au FLN.
Outre le discours du 4 juin 1958 à Alger, « Je vous ai compris… », à Bône, le 5 juin 1958, de Gaulle déclare à la foule, Européens et musulmans mêlés : « Je considère l’armée française avec sa loyauté, son honnêteté et sa discipline comme la garante que la parole de la France sera tenue (…). Venez à la France ! Elle ne vous trahira pas !»
À la foule oranaise, le 6 juin 1958, il déclare : « Oui, Oui, la France est ici avec sa vocation (…) Elle est ici pour toujours ! » et à Mostaganem : « Vive l’Algérie française ! »
Au général Zeller qui, dès septembre 1958, s’inquiète des ambiguïtés de sa politique algérienne, il répond : « Ai-je jamais abandonné quelque chose ? Voilà de quoi vous rassurer, vous et vos amis. » De même, à Alger, au début du mois d’octobre à une vingtaine de capitaines, anciens d’Indochine, ayant un commandement dans le bled, il s’exclame : « Ai-je l‘air d’un homme qui ait jamais abandonné quelqu’un ? »
Le 29 janvier 1960, il déclare encore, à destination des habitants de l’Algérie : « Comment pouvez-vous écouter les menteurs et les conspirateurs qui vous disent qu’en accordant le libre choix aux Algériens, la France et de Gaulle veulent vous abandonner, se retirer de l’Algérie et la livrer à la rébellion ? »
Les exemples de duplicité, tangentant parfois la grossièreté, sont nombreux, en particulier entre ce qu’il dit ou écrit aux généraux et ce qu’il fait ou lâche à leur propos en petit comité. Échantillons : alors qu’il a exprimé au commandant en chef en Algérie son entière satisfaction quelques instants plus tôt : « Ce Salan, un drogué, je le balancerai après les élections. » Alors qu’il vient de signifier à Jouhaud la confiance qu’il lui fait en le nommant chef d’état-major de l’armée de l’air : « Ce Jouhaud, un gros ahuri. » Quant à Massu qui, à Alger, le 13 mai 1958 a ouvert la voie au retour au pouvoir du général de Gaulle : « Massu ? Un brave type, Massu, mais qui n’a pas inventé l’eau chaude »
En fait, de juin 1958 à avril 1961, toute la tactique du général de Gaulle concernant sa politique algérienne est fondée sur l‘écart entre ce qu’il dit ou écrit et ce qu’il fait, utilisant également son premier ministre, Michel Debré, pour introduire l’équivoque sur ses réelles intentions.
Camille Galic : Dans les remous qui agitent alors les forces opérationnelles, les « centurions » tels Godard, Gardes, Robin, Degueldre, sont très actifs. Est-ce dû au traumatisme, qu’ils ne veulent pas revivre, de l’humiliation subie en Indochine en 1954 ?
Bernard Zeller : Ces quatre officiers ont combattu en Indochine. Lors de cette guerre, les gouvernements successifs n’ont pas eu de politique définie. Et de 1947 à 1954, chaque année, plusieurs centaines d’officiers, surtout des jeunes — l’équivalent d’une promotion de saint-cyriens — étaient tués au combat dans l’indifférence de la métropole. Il s’agissait, comme ce sera le cas en Algérie, d’une guerre politique où la conquête des populations avait un rôle encore plus important que celle du terrain. Cela n’était pas compris des dirigeants français de l’époque (ni, plus tard, en Algérie de De Gaulle). Le tout s’est terminé par la défaite de Dien Bien Phu, l’abandon du Tonkin aux communistes et le retrait piteux de la France de l’Indochine. Et surtout l’abandon des populations locales ralliées au combat anti-communiste. Cela, ceux qui avaient participé à cette guerre ne voulaient absolument pas le revivre.
Salan a été le premier meurtri car le Vietnam était devenu sa seconde patrie. Jouhaud, qui commandait l’Air en Indochine après Dien Bien Phu a vécu sur place l’exil de centaines de milliers de Tonkinois catholiques vers le sud. Zeller, nommé en août 1955 chef d’état-major de l’armée, dans son premier discours aux officiers, s’exprime ainsi à propos de l’insurrection en Algérie : « Cette fois-ci, ce ne sera pas comme pour l’Indochine (…) Il n’y aura pas de nouvel abandon. »
L’échec du putsch
Camille Galic : Les causes de l’échec du putsch sont multiples : hostilité générale des médias (étrangers compris) et des syndicats, hâte des familles de voir revenir les mobilisés, affolement de l’Hexagone à l’idée de voir « les paras sauter sur Paris », réticence voire hostilité sur place de nombreux commandants d’unité. Ne pensez-vous pas qu’a joué aussi en France le choix de se débarrasser du « fardeau de l’homme blanc », alors que la décolonisation et les désastres qui en ont vite suivi dans les anciennes colonies africaines ont rendu ce fardeau plus pesant que jamais, sur notre sol même ?
Bernard Zeller : De Gaulle a évidemment joué sur la lassitude de la métropole qui ne voyait pas venir la fin des opérations en Algérie. Pour lui, l’Algérie était un boulet financier et un boulet politique qui l’empêchait de mener la politique internationale – entre les deux blocs – qu’il voulait mettre en œuvre. Le FLN, en faveur duquel le temps jouait, a aussi tablé sur la lassitude des Français. Le contexte de l’époque n’est évidemment pas favorable à une action telle que celle menée par les quatre généraux : décolonisation, début de la société de consommation, généralisation de l’attrait pour les biens matériels, disparition d’idéal dans la jeunesse, soutien moral et matériel d’une partie de la gauche au FLN. L’abandon de l’Algérie au FLN en 1962 marque une rupture profonde dans l’histoire de la France, qui l’a menée où elle est aujourd’hui.
La cause directe de l’échec est l’absence de ralliement des officiers généraux présents en Algérie, une quarantaine le nombre d’officiers généraux présents en Algérie en avril 1961.
On avait certifié à Challe que la majorité d’entre eux se rallierait à lui. Seuls deux généraux l’ont fait. Gouraud à Constantine se rallie puis se rétracte ; Pouilly à Oran est pour l’Algérie française mais ne se rallie pas ; Vézinet à Alger est neutralisé. La quasi-totalité s’est réfugiée dans l’attentisme, se réservant de voir dans quel sens la situation allait évoluer. Ailleret fait même voter ses officiers pour déterminer sa position. Très peu s’opposent fermement au putsch.
Challe dira plus tard : « Ce sont les officiers de l’armée française qui, finalement, par leurs atermoiements et leur lâcheté d’une façon générale, m’ont fait perdre dans cette révolte. » Et il ajoutera : « Je ne sais pas me battre contre un édredon, je regrette beaucoup, je crois savoir faire un certain nombre d’actions de guerre, mais pas celle-là. »
Camille Galic : Vous êtes l’auteur de « L’autre visage d’Edmond Michelet » (éd. Via Romana, 2012) et vous animez un blog (2) sur ce gaulliste, ministre de la Justice lors du putsch. Pouvez-vous nous éclairer sur ce saint homme dont la cause de béatification fut officiellement introduite en 2006 mais qui apparaît sous un autre jour dans « Un quarteron de généraux avant le putsch » ?
Bernard Zeller : D’Action Française dans sa jeunesse Edmond Michelet vire vers la démocratie chrétienne dans les années 1930. Résistant pendant la guerre, il est arrêté en février 1943 et déporté à Dachau en septembre. De retour en France après l’armistice, il est en novembre 1945 choisi par de Gaulle, président du gouvernement provisoire et ministre de la Défense nationale, pour être son ministre des Armées ! Dès lors, Michelet devient un gaulliste intégral et dira de son idole : « Il était pour moi le monarque. »
Député puis sénateur sous la IVe République, il écrit régulièrement dans l’hebdomadaire Carrefour qui tient une ligne “gaullisme et Algérie française”, y compare le FLN au nazisme et soutient à fond l’action de l’armée française en Algérie.
En juin 1958, de Gaulle, de retour au pouvoir, le nomme ministre des Anciens combattants, ce qui le conduit, lors d’un discours devant des anciens combattants algériens réunis à Paris pour le 14 juillet, à déclarer que leur présence « affirmait qu’il n’y avait, d’un bord à l’autre de la Méditerranée, qu’une seule France, retrouvée dans l’unité, une France libre, égale et fraternelle. »
Par la suite, ministre de la Justice, il calque ses positions sur l’Algérie sur celles de son monarque, ce qui ne l’empêche pas de proclamer en septembre 1959 au général Zeller venant le saluer avant son passage en 2ème section et qui s’inquiète de l’avenir de l’Algérie : « Mon cher général, comme vous connaissez mal ce régime ! Dans 50 ans, le drapeau tricolore flottera sur Alger ! »
Nonobstant, son entourage proche est truffé de partisans du FLN ; l’un de ses conseillers, Hervé Bourges, rejoindra dès l’indépendance de l’Algérie le cabinet de Ben Bella à sa prise de pouvoir en Algérie et, le jour du premier anniversaire de l’indépendance, accèdera à la nationalité algérienne !
En juin 1960, il profite de la réforme du Code pénal pour faire rétablir subrepticement la peine de mort en matière politique, abolie depuis 1848, ce qui lui permettra, lors du procès des généraux Challe et Zeller, d’enjoindre au procureur général de la réclamer. Le procureur ne l’ayant pas requise et les juges ayant considéré qu’il y avait des circonstances atténuantes, il est furieux tant contre ceux-ci que contre celui-là
Dès son décès en 1970, son entourage lui tresse une auréole, ce qui a conduit à entamer en 2006, à Tulle, le processus diocésain de sa béatification. Le dossier complet a été transféré à Rome en 2015. Il est au Vatican, entre les mains du postulateur auquel l’auteur n’a pas manqué de faire parvenir l’ouvrage que vous citez. Le rétablissement de la peine de mort en matière politique et son injonction au procureur du procès Challe-Zeller, difficilement interprétables comme l’expression d’une parfaite charité chrétienne, ne plaident pas en sa faveur.
Entretien avec Bernard Zeller, réalisé par Camille Galic
03/09/2025
(1) Un quarteron de généraux avant le putsch. 430 pages avec index, 24,90 €. Éditions Perrin, juin 2025.
(2) edmond-michelet.blogspot.com/
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