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Alstom : puissance et souveraineté. Halte à l’évitement sémantique !

Alstom : puissance et souveraineté. Halte à l’évitement sémantique !

par | 7 mai 2014 | Europe

« La puissance se définit par un contenu, la souveraineté par une vision. »

La perspective des élections européennes, la négociation sur l’Accord de partenariat transatlantique, dans un climat général de méfiance envers les institutions européennes, devraient inciter médias et responsables politiques à s’interroger sur les concepts de puissance, d’indépendance et de souveraineté appliqués à la construction de l’Union européenne et à rompre enfin avec une stratégie d’évitement sémantique qui a prévalu jusqu’à maintenant dans l’expression de ces concepts.

La question de la puissance de l’Europe est essentielle mais à deux conditions :

  • que les Européens s’entendent sur son contenu ;
  • qu’ils la considèrent non comme une fin en soi mais comme l’élément d’un concept plus riche : la souveraineté européenne.

Si la réconciliation des Européens avec la puissance est une nécessité, l’impératif essentiel reste la conquête de la souveraineté, c’est-à-dire la volonté de maîtriser un destin collectif. La puissance n’est qu’un élément de la souveraineté, un chemin d’accès ; elle n’a pas de valeur en soi. C’est un concept relatif, la souveraineté est un concept absolu.

La puissance se définit par un contenu, la souveraineté par une vision.

La puissance : quel contenu ?

Depuis des années les responsables politiques comme les médias ne cessent d’invoquer, en toute circonstance, à temps et à contretemps, la notion d’ « Europe puissance ». Rares sont ceux qui se hasardent à en définir le contenu. Pire : les dirigeants de l’Union européenne, effrayés à l’idée d’être accusés d’exprimer ne serait-ce que l’esquisse de la moindre volonté de puissance, intention qui pourrait les renvoyer « aux âges sombres de notre histoire », se sont ingéniés à affirmer, pour preuve de leurs bonnes intentions, une volonté d’impuissance exemplaire. Ils croient devoir ainsi quémander l’approbation du reste d’un monde pourtant engagé dans une compétition multipolaire acharnée, dont le ressort est précisément l’expression de la puissance sous toutes ses formes.

Or, aujourd’hui rien ne permet de penser que les États membres de l’Union :

  • se font la même idée de la puissance, de son usage et de sa finalité ;
  • sont d’accord sur ses différentes composantes ;
  • partagent une vision commune de la manière de les hiérarchiser ;
  • envisagent d’y affecter le même type ou niveau de moyens ;
  • en ressentent même, pour certains, le besoin.

Poser la question est déjà y répondre. Il suffit d’énumérer, pêle-mêle, quelques-uns de ces éléments de la puissance : finance, démographie, défense, énergie, technologie, industrie, numérique, espace, océans, culture, etc., pour s’apercevoir qu’il n’existe actuellement aucun consensus européen.

Ceci ne signifie pas néanmoins qu’il faille renoncer à l’idée de construire une « Europe puissante », notion concrète et opérationnelle, plutôt d’ailleurs qu’une « Europe puissance », concept purement incantatoire, tout juste utile à servir de leurre dans les congrès ou les assemblées de la bien-pensance européiste.

Bien au contraire : il s’agit d’une impérieuse nécessité. Il est temps de mettre en perspective l’ensemble du dispositif de puissance nécessaire à la survie de l’Europe dans un monde qui globalement ne lui est pas favorable et la perçoit, au mieux, comme un marché, au pire, comme un ensemble économiquement anémique, démographiquement vieillissant et politiquement inexistant.

Ayant depuis trente ans favorisé l’irénisme économique sur le volontarisme politique, le court-termisme du marché sur la vision à long terme, l’Union s’est montrée incapable de mettre en œuvre ce dispositif de puissance dans des domaines aussi stratégiques que la recherche fondamentale et appliquée, l’énergie, les technologies génériques, le numérique, la sécurité alimentaire, la défense mais aussi les politiques de population ou d’identité culturelles.

La réussite indiscutable de certaines grandes aventures technologiques ou industrielles dans le domaine de l’aérospatial ou du nucléaire est due, pour l’essentiel, à des initiatives françaises relayées le plus souvent par l’Allemagne et parfois par d’autres partenaires européens. Outre le fait que ces aventures ont été initiées il y a plus de quarante ans, cette réussite, certes brillante, masque le fait que les nouveaux domaines de la puissance n’ont guère été explorés depuis lors si ce n’est par des rapports ou des livres blancs.

L’aversion pour toute politique industrielle, l’obsession de la concurrence libre et non faussée rendraient sans doute impossible aujourd’hui le lancement d’Airbus.

C’est non sans mal que l’on a réussi à construire l’A400M, outil majeur de souveraineté par sa capacité de projection, ou continuer à développer le programme Galileo, instrument de géolocalisation indispensable à la sécurité et à la gestion des flux économiques. La livraison du premier se fait au compte-gouttes, compte tenu de la réduction des budgets de défense ; le second a dû accepter de nombreux compromis d’interopérabilité avec le GPS américain préjudiciables à l’indépendance de l’Europe.

Ce dernier point illustre clairement la volonté affichée par les États-Unis, non seulement face à l’Union européenne, mais aussi au reste du monde, Chine notamment, de maintenir en permanence un « gap » technologique décisif seul susceptible de préserver une volonté de « full spectrum dominance », concept ô combien éclairant et non négociable de leur stratégie d’hégémonie.

L’affaire Snowden a révélé, par ailleurs, comment la NSA, l’une des agences de renseignement la plus emblématique de la souveraineté technologique et numérique américaine, bien au-delà du simple système d’écoutes tentaculaire que l’on s’est borné à présenter, constituait, en réalité, le « pivot numérique » de cette stratégie.

Pour paraphraser Mackinder et sa théorie du « pivot géographique », on peut affirmer que celui qui contrôle et commande le « pivot numérique » contrôle le monde.

La National Security Agency (NSA) dont Edward Snowden a révélé l’ampleur des activités constitue l’axe central d’un pouvoir numérique planétaire.

Ce pouvoir numérique, qui se déploie, à vitesse exponentielle, dans tous les secteurs, de la défense à l’économie et à la culture, est malheureusement hors d’atteinte pour les Européens qui ont décroché, dans ce domaine, il y a quarante ans, par manque de vision technologique industrielle et géopolitique, risquant ainsi de condamner l’Europe à n’être qu’une puissance incomplète.

La souveraineté, quelle vision ?

L’expression d’une puissance européenne sans but affiché n’a aucune valeur. Cette puissance doit être ordonnée à un objectif. A minima il s’agit d’assurer la survie du Vieux Continent ou, si l’on a plus d’ambition, de défendre une certaine conception du monde et de la société, bref, de maîtriser un destin.

Or, depuis Bodin et Hobbes, la volonté de se donner les moyens de cette maîtrise, de ne dépendre de qui que ce soit, de protéger son peuple, ses biens, son patrimoine, sa mémoire, s’appelle la souveraineté.

Mais, pour des raisons historiques, géopolitiques mais aussi de psychologie collective, les Européens vivent depuis la fin de la seconde guerre mondiale dans le déni de souveraineté.

Cette attitude de déni n’affecte en aucune manière les autres acteurs du monde multipolaire et de la prétendue communauté internationale, qu’il s’agisse notamment de la Chine, des États-Unis, de la Russie, de l’Inde, d’Israël ou du Brésil. Bien au contraire, ce monde est le théâtre d’un affrontement permanent de souverainetés. Cet affrontement est même la caractéristique essentielle d’un « monde redevenu normal » pour reprendre l’expression du géopolitologue américain Robert Kagan.

Mais le fonctionnement de leurs institutions condamne les membres de l’Union européenne à ce déni. Bien plus : ces institutions n’ont de cesse d’absorber, année après année, par délégations successives et irréversibles, la substance même des souverainetés nationales sans transformer ce processus en construction d’une souveraineté européenne à la fois « surplombante » et partagée, capable de s’exprimer face au reste du monde.

Peu à peu s’est installée une conception à deux faces de la souveraineté européenne : l’une, à usage interne, tournée vers les États membres, coercitive, culpabilisante voire punitive ; l’autre, à usage externe, complexée, frileuse et quasi inexistante à l’égard du reste du monde.

Cette dissymétrie de plus en plus mal perçue par l’opinion est largement responsable de l’affaiblissement du sentiment européen.

Elle est manifeste dans la gestion de la monnaie unique. Chacun a fini par comprendre que les sacrifices consentis en termes d’abandon de souveraineté dans ce domaine particulièrement sensible de la psychologie collective n’étaient pas compensés par l’émergence d’une monnaie qui, malgré une certaine réussite au plan international, ne parvenait pas à s’imposer dans une guerre des monnaies où s’affrontent, pour l’essentiel, le dollar et le yuan, seules monnaies réellement souveraines car adossées à de véritables puissances.

Il est vrai que, selon la tradition juridique, la souveraineté prenant nécessairement appui sur trois éléments : un État, un peuple et un territoire, l’Union européenne se trouve en porte-à-faux, révélant ainsi toute l’ambiguïté de son projet.

La difficulté est d’autant plus grande qu’au-delà et en complément des puissances traditionnelles se développent, à un rythme accéléré, d’autres vecteurs de puissance le plus souvent étroitement reliés entre eux : le réseau des entreprises financières et leurs instruments de marché et celui des entreprises numériques publiques et souveraines, NSA et autres…, ou privées, Google, Amazon, Facebook, etc.

Les unes et les autres, aujourd’hui, sont, pour l’essentiel, dépendantes de l’hyperpuissance américaine. Elles seront bientôt également aux mains de nouvelles puissances émergentes ou ré-émergentes engagées, à leur tour, dans une gigantesque compétition visant à l’ « arraisonnement du monde », pour reprendre le concept qu’Heidegger appliquait au développement technologique postmoderne.

Confrontés à une situation aussi complexe, porteuse de menaces pour leur avenir, paralysés par des institutions inadaptées au monde qui vient, tourmentés par un sentiment de culpabilité parfois même de haine de soi, dépourvus de toute vision géopolitique collective, que peuvent faire les Européens pour échapper à cet arraisonnement « gullivérien » ?

On a souvent dit que l’Union européenne était une construction juridique sui generis sans précédent dans l’histoire. C’est sans doute vrai : elle n’est ni un État, ni une fédération, ni une confédération. Il ne faudrait pas que cette singularité devienne maintenant un piège dans la compétition multipolaire qui se déploie sous nos yeux.

Aux Européens d’inventer désormais une nouvelle forme de souveraineté sui generis, partagée, coopérative, surplombante, « hors sol », etc., pour peu que cette souveraineté, sans étouffer les souverainetés des États-membres, soit à la fois protectrice, libératrice et anticipatrice, seule capable de rompre avec cette « géopolitique de l’impuissance » qui semble inspirer l’Europe depuis cent ans.

En l’absence de réflexion collective sur ces sujets, nul doute que la crise du sentiment européen et la désaffection déjà très avancée de nos concitoyens vis-à-vis d’institutions, dont ils ont constaté, médusés, qu’elles ne répondaient pas aux défis que la crise et la recomposition du monde qui l’accompagne leur imposaient, ne cessent de s’aggraver.

 Jean-Claude Empereur
02/05/2014

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