Quand il n’écrit pas de romans noirs ou ne traduit pas de poésies russes, Thierry Marignac se range volontiers sous le patronage d’Albert Londres en s’envolant vers les contrées slaves. Après La guerre avant la guerre qui révélait une Ukraine gangrenée par la pègre, Vu de Russie – Chroniques de guerre dans le camp ennemi (Éditions La Manufacture de Livres, 254 pages) — préfacé par Daniil Doubschine, secrétaire littéraire de feu Édouard Limonov — constitue un témoignage essentiel en cette période troublée. « À chaque étape du périple russe s’élève cette musique entêtante de film tragique. Dans quel autre lieu sur terre a-t-on encore le sens du destin ? », songe l’auteur…
Moscou
Hormis la présence de quelques ordinateurs, la salle d’attente de l’ambassade de Russie du boulevard Lannes n’a pas beaucoup changé depuis l’époque de l’URSS. Les lieux sont également moins fréquentés que naguère : « En dehors des familles et de quelques excentriques, la boutique est fermée. Logique : il n’y a plus de liaison aérienne directe, plus de visas de transit, les cartes de crédit occidentales sont désactivées là-bas. La peur joue aussi son rôle. »
Du fait des sanctions, le voyage en avion, via Istanbul, dure désormais près de neuf heures.
Dès son arrivée à Moscou, Thierry Marignac est invité dans un théâtre pour une grand-messe de charité destinée à l’enfance. Durant la cérémonie, la présidente de l’Association des mères de famille de Koursk décrit les malheurs de l’attaque ukrainienne en annonçant la victoire prochaine sur les « fascistes ». Un jeune homme blond qui monte sur scène est un héros de la Russie qui a perdu une jambe dans les combats de Marioupol.
Le journaliste Dimitri Likhanov, qui préside le Fonds pour l’enfance, conteste avec véhémence les accusations occidentales qui ont entraîné un mandat d’arrêt contre le Président Poutine : « Il fallait protéger les enfants à tout prix des dommages de la guerre, il ne s’agissait pas d’enlèvements, mais de mesures d’urgence pour éviter des victimes. » Originaires du Donbass ou de Lougansk, ceux-ci n’ont en aucun cas été « russifiés » de force car ils sont russophones depuis leur naissance.
L’écrivain voyageur réside provisoirement dans un immeuble de banlieue où il est « interdit de fermer la porte du palier pour faciliter l’évacuation si un drone provoquait un incendie ». En outre, les dispositifs de géolocalisation des portables sont brouillés.
Un étudiant lui confie qu’il poursuit ses études pour ne pas être mobilisé et éviter de « se faire trouer la peau pour des gens qui, eux, n’iront jamais sur le front ». Nombreux sont pourtant ceux qui assurent que seuls des engagés combattent, d’autant que les sommes proposées — plusieurs millions de roubles (un million équivalent à 10 000 euros) — sont très attractives, surtout dans les régions reculées du pays.
Malgré la guerre, Moscou est une ville « à haute tension […], sillonnée de routes à grande vitesse, de toboggans ». « Le plus frappant, c’est la façon dont visiblement l’économie tourne à plein régime. » Toutes les marques familières sont disponibles car « de nombreux pays s’enrichissent en étant des points de transit ». L’Union européenne a pris des sanctions contre le Kazakhstan mais pas contre la Turquie, Dubaï ou l’Azerbaïdjan…
Dans la capitale, Thierry Marignac fait connaissance avec des expatriés venus de France comme l’homme d’affaires et essayiste Xavier Moreau et Fabrice Sorlin, qui dirige une société de conseil dont l’activité consiste à faciliter les démarches pour s’installer en Russie.
En arpentant la ville, il se souvient du Moscou des années 1990, où il fallait « calculer chaque pas » parce que « le crime y régnait en maître ». Depuis lors, « le pouvoir a repris le contrôle ».
La Russie périphérique
« Il est curieux de relever dans des provinces reculées, des villes moyennes, à quel point le mode de vie général se distingue peu du reste du monde industrialisé. Une annonce publicitaire sur deux est un américanisme à peine traduit, parfois un gallicisme pour les produits de beauté ou la lingerie féminine. Les gens sont concentrés sur les quatre-vingts applications de leur smartphone, qu’ils ne quittent pas. Les supermarchés regorgent de produits alimentaires parfois venus de très loin, de vins, de bière et d’alcools étrangers, y compris euro-américains. Sur le parking du centre commercial, si les voitures sont souvent sales, maculées de boue et de neige, on compte un nombre considérable de 4×4. […] Le commerce des boutiques de sport est florissant, et les salles de fitness sont aussi à la mode que les salles de réalité virtuelles métavers. […] Embouteillages monstres aux heures de pointe. L’antagonisme des États n’y change rien : on subit la même civilisation à quelques détails près. »
Par ailleurs, « le nombre de travailleurs d’Asie centrale et du Caucase est stupéfiant ».
La guerre
Thierry Marignac rencontre Guennadi Alekhine, un correspondant de guerre qui a grandi dans le même quartier qu’Édouard Limonov à Kharkov, dans l’est de l’Ukraine russophone, avant de couvrir quatre guerres pour le service de presse de l’armée russe.
En réponse à une question sur le « Corps des volontaires russes, très médiatisée en Occident, menée il y a deux ans et demi par un néonazi russe », Guennadi s’esclaffe au sujet de ces « clowns » dont l’incursion ne visait qu’à « débarquer dans un bled derrière la frontière, planter un drapeau devant une auberge, prendre une photo et tourner casaque aussitôt ».
Plus sérieuses sont, selon lui, les opérations constantes menées à Belgorod par les forces spéciales ukrainiennes, voire par les troupes régulières, qui empêchent le contrôle total de la région par l’armée russe. Les victimes civiles sont fréquentes, même si « les Ukrainiens visent principalement des objectifs militaires ou assimilés. […] La gestion de leur matériel l’impose ».
Les deux hommes s’amusent beaucoup des « “experts” et baltringues de toutes obédiences » qui se succèdent dans les médias français, « ignorants du terrain, de la culture, de la langue, sans aucune notion de l’histoire et des rapports de force sur place », sans parler des « transfuges plus ou moins mythomanes, autoproclamés “spécialistes” en raison de leur pays d’origine, gagnant leur croûte auprès du nouveau maître ».
Guennadi reconnaît pourtant que les « bobards » circulent des deux côtés : « Les Russes auraient tendance à orienter leur guerre de l’information avec une bonne dose de propagande triomphaliste, tandis que les Ukrainiens axeraient celle-ci plus précisément sur la désinformation. »
Les pertes humaines — sujet tabou — sont importantes de part et d’autre. « Si l’on a beaucoup parlé des cimetières ukrainiens qui refusent du monde, croix et drapeaux jaune et bleu à perte de vue, Guennadi m’assure que ceux des environs de Moscou sont eux aussi pleins à craquer. »
À Kronstadt, le romancier Daniel Orlov, qui achemine toute sorte d’« aide humanitaire » au Donbass, explique que, dans cette guerre du XXIe siècle par bien des aspects conventionnelle, les drones, comme chacun le sait désormais, mais aussi les mines jouent un rôle essentiel. C’est la raison pour laquelle il procède à des livraisons de tiges de bambou, utiles pour les différencier des vieux éclats d’obus. L’intéressé regrette par ailleurs que les milices populaires des Républiques de Donetsk et de Lougansk ne bénéficient pas de l’équipement des troupes régulières de l’armée russe.
À Belgorod, Thierry Marignac constate qu’« il y a en moyenne sept ou huit alertes par jour, parfois plus. Drones ou “bombes planantes”. Dès que les sirènes retentissent, il faut piquer un sprint vers l’abri le plus proche. Ceux-ci se dressent à chaque coin de rue et sur les places, dans les parcs publics. Plus tard, j’apprendrai par la télé locale où passent régulièrement des messages d’avertissement qu’il faut courir en zigzags suivant une tactique commando, ça complique la tâche des “oiseaux” comme on appelle ici les mortels volatiles à moteur. »
Le soutien populaire
Quelques-uns expriment leur grand désarroi face à la guerre, tandis que d’autres ont fui la Russie depuis le début de l’Opération spéciale à l’instar du Biélorusse Vladimir Kozlov, « l’étoile montante de la littérature punk au début des années 2000 ». Celui-ci, réfugié en Allemagne, déplore le manque de soutien de l’Europe à l’Ukraine devant ce qu’il considère comme une agression russe.
Selon Daniil Doubschine, « le front médiatico-culturel est loin d’être aussi uni qu’on le présente », car « il existe une opposition souterraine dans les grands médias, la presse, le cinéma, l’édition ». « L’édition, à quelques exceptions près, est acquise à une forme “d’occidentalisme” moderne, notamment par ses propriétaires, et toute une tendance post-moderne, voire pop, dans la littérature contemporaine russe. »
A contrario, Thierry Marignac observe un tout autre état d’esprit dans la population générale : « Il semble se confirmer définitivement qu’en Russie, comme je l’avais vu en Ukraine dans des circonstances symétriques neuf ans plus tôt, la guerre est soutenue, en dehors du régime, voire contre lui, par un véritable sentiment populaire. […] Si les Ukrainiens sont souvent plus violents dans leur rejet des Russes, tandis que ceux-ci sont plus mélancoliques, la détermination est la même. »
L’écrivain constate également l’incompréhension totale de nombreux Russes devant l’attitude du gouvernement français à l’endroit de leur pays, tant les affinités culturelles sont encore présentes dans la population, y compris dans les jeunes générations : « Aujourd’hui encore, ce prestige de la France, quoique terni, est perceptible à voir la déception qui s’affiche sur les visages lorsqu’on aborde le sujet. »
Johan Hardoy
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