Un récent article de la presse britannique, publié début décembre par The Daily Telegraph, a exposé avec une sobriété inhabituelle une réalité stratégique que Londres préfère généralement tenir hors du débat public. Le journal y dresse un constat précis, l’état préoccupant de la Royal Navy, confrontée à des réductions capacitaires, à des difficultés de disponibilité et à une dispersion croissante de ses missions. L’article souligne que la défense des îles Malouines repose désormais sur un dispositif réduit, symbolique, sans profondeur stratégique réelle, tandis que l’effort principal britannique est concentré sur le flanc européen de l’OTAN face à la Russie.
Sans s’interroger sur la souveraineté britannique sur l’archipel, le texte met en lumière un dilemme devenu structurel. Le Royaume-Uni ne dispose plus des moyens lui permettant de répondre simultanément à une montée en puissance argentine dans l’Atlantique Sud et à ses obligations stratégiques européennes. Le silence qui a accueilli cet article est en lui-même révélateur. Il traduit l’effacement progressif de la question des Malouines dans la conscience stratégique britannique, reléguée au rang de victoire acquise, figée dans le passé.
Ce constat impose de relire la guerre de 1982 avec un regard débarrassé de l’imagerie triomphale. Comme le rappelait Raymond Aron, les conflits ne prennent leur véritable sens qu’à l’épreuve du temps long, lorsque l’on observe ce que les vainqueurs oublient et ce que les vaincus retiennent. Or la mémoire de la guerre des Malouines est aujourd’hui profondément asymétrique.
Sur le plan strictement militaire, l’Argentine a été battue en 1982. Elle a toutefois été battue de peu. Les pertes infligées à la Royal Navy, plusieurs bâtiments coulés ou gravement endommagés, la vulnérabilité révélée des groupes navals face aux missiles antinavires, ont démontré qu’une puissance régionale, mal équipée et privée de soutien logistique à longue distance, pouvait néanmoins infliger des dommages significatifs à une marine de premier rang. Cette réalité a été largement minimisée dans le récit britannique, mais elle a été pleinement intégrée à Buenos Aires.
Cette intégration différenciée correspond à ce que le général André Beaufre appelait la dialectique de la stratégie, une victoire tactique peut masquer une fragilité stratégique, tandis qu’une défaite peut produire une maturation doctrinale durable. Là où Londres a retenu l’image de la victoire, l’Argentine a retenu les enseignements opérationnels et politiques.
La mémoire argentine de la guerre ne fonctionne pas comme un traumatisme paralysant, mais comme une défaite formatrice. Elle a mis en évidence les limites de l’improvisation stratégique, mais aussi la capacité de forces relativement modestes à tenir tête à un adversaire technologiquement supérieur. Cette mémoire est entretenue, transmise et institutionnalisée. Elle s’inscrit dans un temps long qui dépasse largement le seul épisode de 1982.
Elle se nourrit également de précédents historiques plus anciens. Les invasions britanniques de 1806 et 1807, repoussées par des forces locales à Buenos Aires, occupent une place structurante dans le récit national argentin. Ces épisodes rappellent que la confrontation avec le Royaume-Uni ne relève pas d’un accident historique, mais d’une longue durée conflictuelle. Comme le notait Lucien Poirier, la stratégie est toujours inscrite dans une mémoire collective qui conditionne les choix futurs plus sûrement que les équilibres juridiques.
L’épisode de Top Malo House illustre de manière exemplaire cette mémoire active. Sur le plan opérationnel, cet affrontement n’a pas pesé sur l’issue de la guerre. Sur le plan symbolique, il est majeur. Il incarne la capacité de soldats argentins à affronter, dans des conditions défavorables, des unités d’élite britanniques. Ce type d’événement devient, pour reprendre la terminologie de Pierre Nora, un lieu de mémoire militaire, structurant la représentation nationale du conflit.
Dans cette perspective, les Malouines occupent pour l’Argentine une fonction comparable à celle de l’Alsace-Lorraine pour la France après 1871. Elles constituent un contentieux territorial structurant, un rappel permanent qu’un conflit est possible, et qu’il ne peut être indéfiniment neutralisé par le droit international seul. Comme l’écrivait Aron, les nations raisonnent moins en termes de justice abstraite qu’en termes d’expériences accumulées. Londres a gagné la guerre. Buenos Aires en a tiré les leçons.
C’est à cette lumière qu’il faut interpréter le réarmement argentin actuel. Après plusieurs décennies de sous-investissement, Buenos Aires entreprend une reconstruction méthodique de ses capacités militaires. Le retour à une aviation de chasse moderne avec l’acquisition de F-16, la volonté de reconstituer une flotte sous-marine crédible, traduisent moins une intention offensive immédiate qu’un refus stratégique, ne plus jamais se retrouver dans la situation de dépendance capacitaire de 1982. La puissance, rappelait Aron, est d’abord une potentialité.
À ces évolutions s’ajoute une recomposition régionale significative. Le rôle historique du Chili comme contrepoids stratégique à l’Argentine s’estompe, modifiant l’équilibre du cône sud. Parallèlement, le retour assumé d’une doctrine Monroe par les États-Unis redonne à l’hémisphère occidental une centralité stratégique accrue. Dans ce cadre, l’Argentine apparaît de plus en plus comme un partenaire utile pour Washington, notamment face aux ambitions chinoises en Atlantique Sud et en Antarctique.
Cette configuration nouvelle fragilise mécaniquement la position britannique et ouvre un dilemme stratégique pour la France. Alliée du Royaume-Uni et engagée dans une solidarité européenne et atlantique, Paris est également un acteur industriel et militaire majeur en Argentine. En cas de crise autour des Malouines, la France serait confrontée à un arbitrage délicat entre solidarité alliée, intérêts industriels et réalisme géopolitique. Comme l’avait souligné le général Pierre Gallois, l’indépendance stratégique ne consiste pas à refuser les alliances, mais à ne jamais se lier les mains face au réel.
Ce dilemme français illustre plus largement les limites de la cohérence occidentale dans un monde redevenu multipolaire. Les contentieux territoriaux anciens, loin de disparaître, ressurgissent à la faveur des recompositions de puissance. Comme l’a montré Paul Kennedy dans The Rise and Fall of the Great Powers, les grandes puissances déclinent rarement par défaite brutale, mais par dispersion excessive de leurs engagements et incapacité à hiérarchiser leurs priorités.
Dans ce contexte, le statu quo juridique des Malouines apparaît de moins en moins tenable à long terme. Une évolution du statut de l’archipel, associant autonomie intégrale des insulaires, garanties britanniques et reconnaissance partielle ou symbolique des revendications argentines, pourrait s’imposer non par idéal juridique, mais par contrainte stratégique.
Les guerres se gagnent dans l’instant. Leur héritage se joue dans la durée. La victoire britannique de 1982 appartient désormais au passé. La mémoire argentine, nourrie de leçons, de blessures et d’expériences accumulées, continue de structurer le présent et d’informer l’avenir. Et dans les affaires de souveraineté, ce sont souvent les mémoires les plus longues, non les victoires les plus éclatantes, qui finissent par peser le plus lourd.
Balbino Katz – balbino.katz@pm.me
22/12/2025


Soutenez Polémia, faites un don ! Chaque don vous ouvre le droit à une déduction fiscale de 66% du montant de votre don, profitez-en !




