Le débat du 8 décembre entre Piers Morgan, figure médiatique anglaise bien établie, et Nick Fuentes, jeune porte-voix de segments radicaux de la jeunesse conservatrice américaine, mérite davantage qu’un commentaire de circonstance. Il constitue, à bien des égards, un révélateur de la transition intellectuelle en cours au sein de l’Occident. Le choc observé entre ces deux générations ne relève pas simplement d’un affrontement rhétorique, mais d’un déplacement profond du cadre normatif qui régissait depuis soixante ans la vie publique des démocraties occidentales.
L’usure du cadre moral libéral d’après-guerre
Piers Morgan parlait depuis l’horizon d’une idéologie qui considérait l’universalisme libéral, l’antiracisme dogmatique et la culpabilité historique comme des invariants moraux, presque anthropologiques. Ce cadre, issu du double traumatisme de 1933 et de 1945, a façonné l’ensemble du discours public européen et nord-américain. Il a servi de socle à ce que Pierre-André Taguieff qualifia jadis de nouvelle vulgate antiraciste, c’est-à-dire un ensemble de prescriptions morales non discutables, fondées sur une conception déshistoricisée du « bien », et dont l’autorité reposait sur la crainte sociale de l’excommunication symbolique.
Morgan mobilisa cette vulgate avec assurance. Il évoqua le racisme, la misogynie, la question juive, les crimes du national-socialisme, persuadé que la seule invocation de ces catégories suffirait à disqualifier son interlocuteur. Cette technique rhétorique, qui servit longtemps de rempart idéologique à l’ordre libéral, apparaît désormais en perte d’efficacité. Le fait même que Fuentes puisse répondre sans se retirer, sans s’excuser, sans chercher la réhabilitation, indique que la sanction morale ne produit plus l’effet disciplinaire qui faisait jadis sa force.
Le refus de la honte comme instrument politique
Ce phénomène n’a rien de spontané. Il correspond à ce que plusieurs travaux en sciences sociales, notamment ceux de James Davison Hunter ou d’Eric Kaufmann, identifient comme un affaiblissement du capital moral des élites progressistes. Le régime émotionnel qui structurait la politique occidentale, fondé sur l’indignation et la honte comme mécanismes de contrôle social, se heurte désormais aux limites de sa propre inflation. À force d’avoir utilisé les mêmes catégories pour stigmatiser l’ensemble du spectre politique non conforme, le système les a vidées de leur charge performative.
La réaction de Fuentes s’inscrit dans cette dynamique. Ses réponses, parfois simplistes, parfois déstabilisantes, n’en témoignent pas moins d’un changement anthropologique. Il refuse la prémisse morale ; il refuse la honte comme instrument de gouvernement ; il refuse la légitimité d’un cadre normatif qu’il considère comme étranger à la réalité vécue par les jeunes Américains. Lorsque Morgan évoque l’Holocauste dans une séquence qu’il croyait décisive, Fuentes ne conteste pas les faits historiques, mais refuse leur instrumentalisation contemporaine. Ce glissement est lourd de signification. Il annonce la fin du monopole narratif unifié de la période d’après-guerre.
Généalogie intellectuelle et retour transatlantique
Il faut replacer ce mouvement dans une généalogie intellectuelle plus vaste. Ce qui surgit aujourd’hui sur le continent américain n’est pas une rupture complète, mais le retour, sous une forme simplifiée mais amplifiée, des concepts imaginés depuis longtemps par la Nouvelle Droite européenne. Dès les années 1970, Nouvelle École et, plus tard, Éléments avaient posé les bases d’une critique radicale de l’universalisme moral et de la mystique égalitaire. Alain de Benoist avait démontré que les catégories morales issues de l’après-guerre n’étaient pas universelles mais historiquement situées. Guillaume Faye, surtout, avait anticipé la fin d’un cycle idéologique fondé sur le déni du tragique et l’oubli de la conflictualité inhérente au politique.
Ces analyses restèrent longtemps marginales en Europe, mais trouvèrent, par un détour paradoxal, une nouvelle fécondité intellectuelle aux États-Unis. Les traductions, les réappropriations partielles, les synthèses plus abruptes opérées par certains courants américains ont généré un effet de retour. Ce phénomène est bien connu des historiens des idées. Il n’est pas rare que les concepts élaborés en Europe ne trouvent leur plein développement que dans les sociétés américaines, avant de revenir vers leur point d’origine comme des ondes de choc amplifiées.
Le débat entre Morgan et Fuentes illustre précisément ce retour. Ce que Morgan croyait être une ligne de front infranchissable ne l’est plus. Ce que Fuentes exprime maladroitement mais avec aplomb témoigne de l’érosion du magistère moral occidental. Et ce que l’Amérique commence à traverser, sous une forme turbulente, s’imposera tôt ou tard en Europe. L’histoire intellectuelle du continent nous l’a appris cent fois. Les tempêtes qui naissent au large du monde anglo-saxon parcourent toujours l’Atlantique avant de frapper les côtes européennes.
Nous entrons ainsi dans une phase où les catégories politiques de l’ancien régime mental s’effacent. Les tabous vacillent, les schémas explicatifs se délitent, les peuples redécouvrent la légitimité du réel contre l’incantation morale. La question n’est plus de savoir si cette houle atteindra l’Europe, mais comment elle la prendra, avec quelle intensité, et si nos systèmes politiques disposent encore de la stabilité nécessaire pour absorber un tel renversement.
L’entretien Morgan–Fuentes ne fut pas seulement un incident médiatique. Il fut le signe précurseur, presque académique dans son exemplarité, de la fin d’un cycle intellectuel. Le prochain commence déjà.
Balbino Katz
15/12/2025


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