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« La Grande Séparation. Pour une écologie des civilisations » de Hervé Juvin

« La Grande Séparation. Pour une écologie des civilisations » de Hervé Juvin

par | 10 novembre 2013 | Médiathèque

« La Grande Séparation. Pour une écologie des civilisations » de Hervé Juvin

« La décomposition des nations européennes procède de la censure, de la grande fatigue devant l’histoire et de leur soumission par en haut aux institutions supranationales, par en bas aux communautés et minorités revendicatrices : soyez minoritaires et vous aurez raison ! »

Une phrase parmi d’autres du remarquable ouvrage de Hervé Juvin sur La Grande Séparation. Après celui de Bruno Guillard, voici l’éclairage de Georges Feltin-Tracol.

Dans les années 1990, Hervé Juvin travaillait au côté de Raymond Barre et agissait en faveur de la monnaie européenne. Il chroniquait pour Le Monde, L’Expansion et Les Enjeux/Les Échos. Consultant international, responsable d’entreprise, il a contribué à « la mondialisation [qui] est d’abord la conquête humaine du globe » (p. 37) et a appartenu à cette catégorie de personnes qui en furent les fidèles soutiers. Il aurait pu à terme accéder à l’hyper-classe et intégrer le club fermé des membres de l’Oligarchie planétaire. Or ce voyageur impénitent à la grande curiosité philosophique, littéraire et ethnologique s’est effrayé des ravages de l’économie mondialisée.

Contre l’emprise hégémonique du droit

Si La Grande Séparation relève d’une trilogie, la parution en 2010 du Renversement du monde exprimait déjà un changement notable d’état d’esprit. Avec ce nouvel ouvrage, Hervé Juvin signe une dissension éclatante. Avouant que « réduire une population à une masse statistique est une prouesse inégalée de l’humanisme contemporain ! » (p. 120), il sait dorénavant que « l’individu est l’homme séparé, des origines et de l’histoire, de la terre et de toute limite » (p. 91). Pis, « un amour abstrait des hommes conduit assez aisément à l’extermination des hommes réels, les indigènes, ceux qui ne se résignent pas à devenir des hommes neufs » (p. 151-152). Il rappelle que les États-Unis ont été fondés sur le terrible génocide amérindien.

Hervé Juvin concentre ses plus fortes critiques sur l’hégémonie du droit, bien plus coupable que le marché, qui « n’est rien sans le droit qui l’institue, sans le droit qui fonde les contrats, sans le droit qui organise les sûretés sans lesquelles toute transaction serait impossible » (p. 149). Cette domination, bel exemple d’impérialisme mental anglo-saxon, fait que « l’État se sépare de la nation et ne connaît plus les peuples, il devient le colon de la ferme mondialisée » (p. 268). Plus grave, « l’arraisonnement de la société par le droit donne un pouvoir non démocratique aux émetteurs de normes et de règles de toute sorte » (p. 158). Cette préemption fait que, si « l’universalité du jugement appelle la guerre mondiale et l’extinction de la diversité, l’écologie humaine appelle la territorialité du droit et l’abstention du jugement » (p. 317). On se trouve par conséquent bien loin de la logorrhée verdâtre de soi-disant « écologistes » qui prônent un monde défiguré par un progrès dit « durable ». En réalité, pour les peuples, « le progrès nommé “droit au développement” devient notre ennemi – l’ennemi de notre survie, quand progrès signifie alignement des conditions, création des droits à, et diffusion d’un modèle incapable de se soutenir » (p. 351). Le monde perd son hétérogénéité pour devenir une aire globale homogène enfin débarrassée des frontières. Mais celles-ci survivent et – mieux – s’adaptent. « Quand la frontière disparaît, elle est partout. La frontière qui devait n’être plus nulle part se rencontre à chaque porte, à chaque entrée de bureau, à chaque sortie d’autoroute, à chaque aéroport, à tout moment, entre tous. Voilà l’ordre nouveau que la société multiculturelle, sans frontière et sans identité, prépare » (p. 276-277). Les nouvelles frontières sont plus polémogènes que les anciennes. Gare aux déceptions iréniques !

L’inévitable retour de la frontière

L’histoire humaine montre au contraire que « c’est à la frontière d’assurer la paix en permettant à chaque peuple de connaître et de faire connaître, de délimiter, de faire respecter et de défendre ses droits » (p. 47-48). Elle apaise les rapports entre individus, d’une part, et peuples, d’autre part. Or, par un singulier paradoxe, « la disparition des frontières fait que la frontière est partout » (p. 194). Bien sûr, « toutes les discriminations sont condamnables », s’empresse-t-il d’ajouter, « sauf celles que détermine l’argent. Toutes les déterminations sont haïssables et doivent être surmontées, sauf celles que crée l’argent, comme patrimoine, comme pouvoir d’achat ou comme dette » (p. 245). Multiculturalisme et mondialisation produisent une « diversité des existences individuelles à l’intérieur de chaque société [qui] supprime toute diversité entre elles, d’ailleurs illégitime, interdite, condamnée – il y a des lois pour ça, et des tribunaux y veillent ! » (p. 146). Législations spéciales sur les opinions et judiciarisation sociale dévalorisent finement la communauté politique parce que « rendre la solidarité nationale indifférenciée entre les citoyens français et les résidents, légaux et illégaux, c’est supprimer la solidarité nationale au profit d’un individu sans frontières et sans citoyenneté » (p. 181). Cette action participe à l’effacement de l’État, à l’éclatement de la nation et à la neutralisation du politique alors que « faire politique, c’est à la fois se reconnaître commun, et se choisir différent » (p. 300). Bref, plus que jamais, la frontière, la limite, « la séparation est notre technique de salut » (p. 368).

L’auteur décrit avec une rare pertinence la relégation du fait politique. La crainte – quasi-maladive – de l’inattendu favorise la mise sous surveillance de nos sociétés par des officines privées de sécurité aux ordres de quelques grands oligopoles. Non seulement il dénonce l’accaparement des ressources naturelles ainsi que la folle « brevetabilité » du vivant, il s’indigne aussi du livre numérique comme rente monétaire profitable et comme moyen de contrôle de lecture. La conformation des sociétés surdéveloppées aux injonctions économiques et sécuritaires amplifie leur déréliction collective, voire leur anomie sociale. « La décomposition des nations européennes procède de la censure, de la grande fatigue devant l’histoire et de leur soumission par en haut aux institutions supranationales, par en bas aux communautés et minorités revendicatrices, soyez minoritaires et vous aurez raison ! (p. 54). » Des frontières d’argent d’une très grande étanchéité ont remplacé les frontières de chair et de sang, de pierre et d’histoire, plus poreuses mais plus solides.

Fin ou métamorphose de l’État ?

Assistons-nous par conséquent à l’éviction de l’État par les entreprises transnationales ? L’auteur y répond de manière nuancée. Il observe d’abord que « la globalisation appelle son contraire : les peuples sont de retour, ces communautés humaines nées d’une vision et d’un récit communs, portées par une volonté commune et par un projet collectif, autour d’une identité singulière » (p. 54). Il objecte ensuite aux partisans de l’avenir d’ensembles continentaux intégrés que « Mercosur, Alena, Asean, Union européenne même… Non seulement les unions régionales, supranationales, peinent à tenir leurs promesses, mais les ensembles nationaux appelés à se dissoudre dans la mondialisation font face à une résurgence des particularismes locaux ou régionaux qui vont jusqu’à prendre la forme d’indépendantismes » (p. 50-51). En effet, d’après lui, « la mondialisation à la fois généralise la forme de l’État-nation, mais ruine son contenu identitaire. Elle est directement à l’origine du retour imprévu du fait ethnique et religieux, un fait ethnique et religieux qui est contre l’État, puisque l’État est l’autre nom du mondialisme imposé de l’extérieur » (p. 69). Bien loin de disparaître, l’État se métamorphose donc plutôt.

Pour Hervé Juvin, il est indéniable qu’ « un État en pleine possession de son territoire est un État qui est prêt pour la mondialisation, c’est-à-dire pour le commerce des droits financiers et des droits réels d’exploitation de son territoire, tel que la rareté le suggère, tel que le prix l’y incite » (p. 269). A l’encontre de nombreux clichés, il juge qu’ « un État mondialisé est un État en pleine possession de son territoire, qui en contrôle toutes les ressources pour les gérer, pour les exploiter, pour en négocier l’accès ou pour les protéger » (p. 42). Toutefois, s’il cite le remarquable géopoliticien Carl Schmitt, auteur de Terre et Mer, Hervé Juvin semble en revanche tout ignorer de ses travaux politologiques ainsi que des riches réflexions du penseur français Julien Freund, d’où parfois, dans La Grande Séparation, des confusions regrettables entre l’État qui, quelle que soit sa forme historique (clan, tribu, cité, royaume, république, empire…), constitue une donnée permanente de la nature foncièrement politique, sociale, communautaire de l’être humain, et un cadre politique moderne épuisé, l’État-nation.

Demain, État national ou plurinationalité étatique ?

Ainsi, contrairement à ce qu’affirmait le géopoliticien Pierre Béhar dans un essai qui fit date en 1991, L’Autriche-Hongrie, une idée d’avenir, Hervé Juvin considère-t-il qu’ « il n’y a plus de place pour l’Autriche-Hongrie dans notre monde, et les nations formant des ensembles multiconfessionnels et multi-ethniques, présentés comme des modèles dans les années 1960, sont nombreux à avoir connu ou à connaître le sort du Liban » (p. 74-75). En est-il si sûr ? On peut en douter et l’auteur lui-même se contredit. Il fait, par exemple, l’éloge de l’unité d’Israël alors que l’État hébreu est miné par de lentes désagrégations socio-ethniques. Outre la rivalité traditionnelle entre Séfarades et Ashkénazes, il faut maintenant prendre en considération l’importante population russophone, les Falasha (juifs noirs d’Ethiopie), les vives réticences des communautés religieuses ultra-orthodoxes à adhérer au processus d’intégration niveleur, national, laïc et sioniste.

Par ailleurs, à deux reprises il célèbre le cas éthiopien, « à bien des égards le pays le plus moderne d’Afrique » (p. 76). L’Ethiopie proclame « dans sa Constitution qu’elle est un État et une nation composés de peuples différents, égaux en dignité et en droit, en reconnaissant les droits des différentes tribus qui y vivent et qui composent l’ensemble national » (p. 77). Il souligne, plus loin, que ce polyculturalisme accepté de tribus, d’ethnies et de peuples fait de « l’Ethiopie, l’un des seuls – faut-il dire l’un des premiers ? – pays au monde qui affirment dans leur Constitution être composés de peuples différents, reconnus dans leur diversité et dans leur singularité » (p. 229). Ce pluralisme ethnoculturel n’empêche pas l’État éthiopien d’être la principale puissance de la Corne de l’Afrique. Il n’est pas courant qu’un État anciennement centralisé officialise la variété identitaire de ses peuples constituants. On retrouve cette novation majeure en Bolivie qui, depuis l’élection en décembre 2005 du président Evo Moralès, est devenue l’ « État plurinational de Bolivie » pourvu de trente-sept langues officielles. La mondialisation n’éclipse pas l’État ; elle facilite plus certainement sa mutation qui s’apparente au retour des autochtones ou des indigènes sous de nouvelles facettes, celles d’unités politiques plurinationales.

Résister à la police de la pensée de l’État privatisé

Sans l’expliciter formellement, Hervé Juvin distingue la situation précaire des peuples natifs de la présence de populations d’origine immigrée. Il assure volontiers que « l’affaire de la soumission de l’Europe à l’ordre mondialiste a été menée rapidement en Europe, et sans mollesse à l’égard des résistants. […] Silence aux Français, interdits de parler de ce qui les concerne, interdits de rappeler qu’une société qui ne peut plus déterminer elle-même les règles de l’appartenance est une société envahie, et qu’une société qui ne peut plus transmettre les règles, les mœurs et les lois qui sont les siennes est morte » (p. 204). Un totalitarisme douceâtre s’installe lentement dans cet hospice pour retraités fortunés que serait l’Europe. La coexistence ethno-sociale fragilise l’unité politico-culturelle initiale au point que les États adoptent un « vivre ensemble » fictif, sécuritaire et policier. Désormais, « la censure d’État est le plus sûr moyen d’en finir avec l’histoire, avec la nature, et avec la vie : lois sur la mémoire obligée et les regrets de rigueur, lois sur l’homophobie, l’handiphobie » (p. 181). Il importe d’empêcher l’éclosion de la moindre contestation véritable. Le pire est que cette répression étatique s’exerce dans le quotidien via des organismes privés et subventionnés de délation. Quelle merveille que de privatiser la guerre, la police et… le politiquement correct !

En refusant toutes les différences substantielles, ce nouvel ordre mondial provoque une gigantesque césure, une formidable division entre des masses humaines vouées à devenir des « individus de rien » et une minorité nantie de privilégiés. C’est contre cette incroyable rupture et pour défendre, par-delà le retour inévitable de la frontière, toutes les identités charnelles et vitales du monde qu’Hervé Juvin a rejoint les rangs de plus en plus fournis de la dissidence.

 Georges Feltin-Tracol
07/11/2013

 Hervé Juvin, La Grande Séparation. Pour une écologie des civilisations, Gallimard, coll. « Le débat », 2013, 388 p.

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