À la lecture du dernier ouvrage d’Olivier Battistini, La Guerre : un maître de violence, je me suis posé plusieurs questions auxquelles l’ouvrage permet d’apporter des éléments de réponse. Voici un dialogue entre moi et le livre, suivi d’explications d’Olivier Battistini lui-même, sur des thématiques hautement actuelles.
Lucas Chancerelle, porte-parole de Polémia
Dialogue avec l’ouvrage d’Olivier Battistini, par Lucas Chancerelle
- Qu’est-ce qui pousse à écrire La Guerre : un maître de violence aujourd’hui, dans un contexte international marqué par le retour des conflits de haute intensité ?
Ce livre procède d’une inquiétude intellectuelle autant que politique. Nous vivons dans des sociétés qui ont voulu croire que la guerre appartenait au passé, qu’elle était devenue une anomalie, une pathologie de l’histoire appelée à disparaître sous l’effet du droit, du commerce ou de la morale universelle. Or le réel a fait irruption avec violence. La guerre n’a jamais cessé ; elle a seulement été occultée, refoulée, euphémisée.
L’auteur a voulu revenir à une pensée tragique et lucide de la guerre, loin des discours anesthésiants. La guerre n’est pas une défaillance de la politique, elle en est l’acte suprême. Elle révèle ce que les périodes de paix masquent : la lutte pour la survie, la puissance, l’autonomie. Penser la guerre aujourd’hui, c’est refuser de se laisser surprendre par elle demain. C’est aussi rappeler que la violence n’est pas un scandale moral extérieur à l’homme politique, mais une donnée constitutive de l’histoire humaine.
- L’auteur part de la pensée grecque, notamment de Thucydide, pour analyser la guerre comme fait politique. En quoi l’Antiquité grecque reste-t-elle une clé majeure pour comprendre les guerres contemporaines ?
Les Grecs ont pensé la guerre sans les illusions modernes. Ils ne l’ont ni sacralisée naïvement ni condamnée moralement. Ils l’ont comprise comme un fait de nature et de cité. Thucydide est central, parce qu’il est à la fois historien, stratège et penseur politique. Il écrit pour les lecteurs du futur. Son œuvre est une « acquisition pour toujours ».
Chez lui, la guerre révèle les lois permanentes du politique : la peur, l’intérêt, l’appétit de domination. La guerre du Péloponnèse n’est pas seulement un conflit daté ; elle est un modèle intelligible de l’impérialisme, de la montée aux extrêmes, de la démesure. Le dialogue des Athéniens et des Méliens dit une vérité intemporelle : lorsque les forces sont inégales, la justice cesse d’être opérante. Le fort décide du possible, le faible s’y adapte.
Lire les Grecs, c’est retrouver une pensée désenchantée mais souveraine. Ils nous apprennent que les empires naissent, s’étendent et meurent, et que ceux qui dominent aujourd’hui subiront demain. Cette lucidité est plus nécessaire que jamais pour comprendre les conflits contemporains.
- Le sous-titre du livre associe théôria et praxis, pensée et action. Comment cette articulation éclaire-t-elle la réalité concrète de la guerre ?
Dans la tradition grecque, la pensée ne s’oppose jamais à l’action. Elle en est la condition. La guerre est précisément le lieu où cette unité devient vitale. Penser, c’est déjà agir ; parler juste au bon moment est une forme d’action politique. Périclès le savait : chez les Athéniens, la parole ne nuisait pas à l’action, elle la rendait possible.
La théôria permet de comprendre la finalité politique de la guerre, tandis que la praxis en est l’exécution violente. Sans pensée, la violence se déchaîne selon sa propre logique. Sans action, la pensée se dissout dans l’impuissance. La stratégie est ce point de jonction : elle instrumentalise la violence pour servir un but politique déterminé.
La guerre révèle ainsi une vérité essentielle : l’homme politique est condamné à agir dans l’incertitude, à décider dans la tragédie. La pensée n’abolit pas le risque, elle le rend seulement conscient.
- L’auteur décrit la guerre comme une « dialectique de la violence », mêlant brutalité première et rationalité stratégique. Comment cette tension se manifeste-t-elle aujourd’hui ?
La guerre n’est jamais une pure explosion de barbarie, ni une mécanique parfaitement rationnelle. Elle est une dialectique. D’un côté, la violence primaire, l’usage illimité de la force, la destruction. De l’autre, l’intelligence stratégique, le calcul, la maîtrise apparente. Cette tension est permanente.
Les guerres contemporaines, malgré leur sophistication technologique, n’échappent pas à cette loi. La précision des frappes, la distance, la numérisation du champ de bataille donnent l’illusion d’une violence maîtrisée. Mais cette maîtrise est fragile. Comme le montre Clausewitz, la montée aux extrêmes est inscrite dans la logique même du duel. Chaque camp fait la loi de l’autre, et la réciprocité pousse à l’escalade.
La guerre reste une école de violence. Elle forme des hommes capables de décider, mais elle révèle aussi l’effondrement des normes, la brutalisation des sociétés, la destruction des équilibres. Rien de fondamental n’a changé depuis l’Antiquité, sinon l’échelle et la vitesse.
- À l’ère des guerres hybrides et informationnelles, que nous apprennent encore les notions grecques de commandement et de stratégie ?
Elles nous rappellent que la guerre reste fondamentalement politique. Les formes changent, les moyens évoluent, mais la finalité demeure : imposer une volonté. Les Grecs savaient que la stratégie n’est pas définie par la planification technique, mais par le but poursuivi. La tactique gagne des batailles ; la stratégie vise la décision politique.
Le commandement, chez eux, est indissociable de la responsabilité. Le stratège engage non seulement des hommes, mais le destin de la cité. Aujourd’hui encore, la dispersion des responsabilités, la technicisation excessive, tendent à masquer cette vérité fondamentale.
Enfin, les Grecs nous enseignent que toute politique suppose la désignation de l’ennemi. Il n’y a pas de politique sans conflit potentiel. Le nier, c’est s’aveugler volontairement.
- Quel message essentiel souhaite transmettre l’auteur au lecteur : faut-il penser la guerre pour mieux la contenir, ou accepter qu’elle demeure une dimension irréductible du politique ?
Il faut d’abord accepter la vérité tragique : la guerre est irréductible au politique, parce qu’elle en est l’expression extrême. Penser la guerre ne signifie pas l’aimer ni la célébrer, mais la comprendre pour ne pas la subir aveuglément. Les Grecs savaient que la domination est toujours provisoire, que les empires sont mortels, et que la puissance expose autant celui qui l’exerce que celui qui la subit.
La seule liberté véritable réside dans la lucidité. Accepter la nécessité de nature, c’est refuser les illusions dangereuses. La guerre est une maîtresse violente, mais elle enseigne ce que l’homme est réellement. La refuser en pensée, c’est s’en remettre à elle sans défense.
Si vous le voulez bien, sortons de mes appréciations et donnons la parole directement à l’auteur, en mettant en exergue un moment capital du livre pour éclairer les enjeux contemporains.
Quand l’Antiquité éclaire le présent : parole à Olivier Battistini
Par la dialectique d’un achèvement et d’une négation, la guerre grecque dit l’harmonie de la cité-État. Elle est le signe paradoxal de sa survie et de sa disparition future. Elle apparaît comme l’acte politique suprême. La guerre victorieuse, qui oscille entre des pôles opposés, la violence première et le raffinement souverain, est le moyen de tendre à l’hégémonie et à l’autonomie et, au-delà, de penser et de réaliser l’ἀρχή (archè), la domination absolue, l’empire, pour le maintien de la cité dans l’horreur de l’histoire.
Prendre l’empire pour n’être soumis à personne. Pour un temps nécessairement bref.
Lecteurs d’une Iliade au cœur de leur paideia, les Grecs savent le monde de l’ἀγών (agôn), de la lutte, de la compétition, celui de l’ἀριστεία (aristeia), de la volonté d’être le meilleur, pour la quête illimitée de l’ἡγεμονία, de l’hégémonie, la suprématie étant un but en soi.
En 416, la seizième année de guerre, une flotte de trente navires, sous le commandement de Cléonidès et de Tisias, auxquels se joignent six bâtiments de Chios et deux de Lesbos, est envoyée contre les Méliens.
Des députés athéniens s’adressent aux premiers citoyens de l’île. Ils leur demandent d’examiner les « circonstances actuelles » et de ne pas considérer les « incertitudes de l’avenir ».
Les Athéniens savent leur force et connaissent, en conséquence, le présent et peuvent décider du futur. Si les Méliens réalisent et acceptent cette praxis, ils parleront. Si ce n’est pas le cas, tout discours est inutile. Puisqu’il n’est pas question d’un dialogue entre égaux – il est insensé de parler de justice quand il n’y a pas équilibre de puissance –, ils ont donc le choix entre la guerre et la servitude. Leur croyance en la justice, leur confiance dans la divinité et leur espérance en un secours des Lacédémoniens sont une naïveté et un tort. Leur intérêt est de se soumettre.
Dans l’exercice de leur kratos, les Athéniens se comportent selon des nécessités de nature (ta phuseôs anangkaia) qui poussent à dominer les autres chaque fois qu’on est le plus fort.
Ce principe sous-tend La Guerre du Péloponnèse. Il est conduit, lors de l’affaire de Mélos, à son point idéal, à la manière d’une thèse métapolitique et profondément pessimiste.
Le dialogue des Athéniens et des Méliens, le seul de tout le récit, est œuvre de Thucydide par excellence, comme un dialogue de Platon est œuvre platonicienne.
Selon les Athéniens, il faut « négocier le possible avec réalisme de part et d’autre, sans perdre de vue […] que, dans la logique humaine, le droit tranche si les forces s’équilibrent ; sinon, le fort décide du possible et le faible s’en accommode » (V, 89).
La violence prend une forme intelligible. L’impérialisme est la question du terrible dialogue. Les Athéniens anonymes de ce débat improbable se placent, avec lucidité, dans le devenir : la nécessité de nature l’emportera toujours sur l’idée de justice.
Romilly parle de la force exaltante, de la dynamique de la force. Gomperz et Nestle pensent que ce réalisme, si crûment exprimé par les Athéniens, traduit les sentiments de l’historien lui-même. Il serait proche du Thrasymaque de la République et préfigurerait, par son apologie de l’idée de puissance, l’énigmatique Calliclès.
Pour les Athéniens, la force, excluant l’idée même de justice dans son acception large, est la norme dans les relations politiques. Ils sont donc à Mélos pour le bien de leur empire, de leur survie. Commander à celui qu’on peut vaincre est une nécessité naturelle et universelle. Les Athéniens n’ont pas établi cette “loi” et n’ont pas été les premiers à l’appliquer. Elle existait avant eux et demeurera éternellement après eux. Ils en font usage parce qu’ils savent que les Méliens et les autres, parvenus au même degré de puissance que le leur, agiraient de la même façon.
Chez Thucydide, comme chez Homère, où la mort aristocratique est liée à la gloire (kléos), il n’est pas question d’une simple manifestation primaire de la force. Le rapport à la force est souveraine dialectique.
L’audace des Athéniens, vantée par Périclès et dont parlaient les Corinthiens à la fameuse assemblée de Sparte avant le début du conflit, cette incapacité à rester en repos et à laisser les autres tranquilles, font apparaître la notion d’un pouvoir défini à la fois comme pouvoir de tuer et pouvoir d’être tué. « La souveraineté n’est que “différance” souveraine, état, comme le dit Dumézil, d’une “victime en sursis permanent d’exécution” (Flamen-Brahman, 1935), dont la religion romaine offre la figure exemplaire avec le prêtre-roi de Némi, Dianus : sa souveraineté est coextensive à son être-pour-la-mort. »
Le pouvoir est chose redoutable pour son détenteur comme pour celui qui le subit.
Celui qui, provisoirement, dispose du kratos est, dans l’univers de la praxis et de l’action, soumis à la même nécessité que le faible. Ils sont victimes tous deux de cette force de nature dont il est question ici. Ce ne sont pas les Athéniens qui ont posé ce principe ou qui ont été les premiers à appliquer ce qu’il signifie : il existait avant eux et existera pour toujours après eux.
C’est seulement leur tour de l’appliquer, en sachant qu’aussi bien les Méliens ou d’autres, placés à la tête d’une même puissance, auraient fait de même.
La prise de Mélos n’est pas seulement un « défi adressé à Sparte » ; elle est épreuve de force et touche à l’abstraction la plus haute. Les Athéniens sont devenus incapables de modérer leur désir d’empire, selon une nécessité de nature qu’ils acceptent – là est la véritable et seule liberté. Ils savent que les empires sont mortels.
Lucas Chancerelle et Olivier Battistini
31/12/2025


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