L’article que Libération consacre à un forum d’Afro-descendants organisé à Salvador de Bahia, en présence de Christiane Taubira, se présente comme une réflexion transatlantique sur les héritages de l’esclavage. Il n’est toutefois qu’un nouvel exemple de traitement mémoriel partiel et idéologisé, où l’histoire devient un matériau politique plutôt qu’un objet de connaissance. Ce texte, qui prétend éclairer, obscurcit. Il convoque des souffrances réelles, mais les enferme dans un récit volontairement amputé. Il présente l’esclavage comme une faute exclusivement européenne, et les Afro-descendants comme des victimes éternelles et « racisées », privées de responsabilité propre. Or les faits racontent tout autre chose.
Balbino Katz
La fabrique d’une identité victimaire : quand Libération invente les « populations racisées »
L’un des ressorts discursifs les plus marquants de l’article de Libération est la notion de « populations racisées ». Le terme, devenu courant dans certains milieux universitaires français, repose pourtant sur un glissement conceptuel majeur : il ne désigne plus une identité réelle, mais une identité attribuée. Selon cette logique, les Afro-descendants ne seraient pas des héritiers d’une histoire africaine, américaine ou caribéenne, mais des individus définis par la discrimination supposée qu’autrui projette sur eux.
Ce renversement sémantique est fondamental. Il fait passer le sujet du terrain de sa propre histoire à celui du regard de l’autre. Il transforme un héritage en stigmate. L’individu ne se pense plus comme membre d’un peuple, d’une tradition ou d’une culture, mais comme le pur produit d’un système hostile. Cette manière de définir l’identité par la blessure et non par la continuité est l’une des caractéristiques essentielles des politiques mémorielles contemporaines. Elle déresponsabilise, désindividualise, et installe durablement dans l’esprit l’idée que l’identité profonde n’est pas ce que l’on est, mais ce dont on souffre.
Un tel paradigme produit mécaniquement une vision binaire de l’histoire : d’un côté, les dominés éternels ; de l’autre, les dominants permanents. Les Afro-descendants ne sont alors plus des héritiers d’empires africains, de résistances, de cultures, de civilisations, mais des victimes assignées à résidence morale. Ce modèle, que le sociologue américain Orlando Patterson appelait « la seconde servitude », est d’autant plus délétère qu’il réduit les trajectoires individuelles à une plainte infinie. C’est une identité diminuée, figée, tournée vers l’extérieur plutôt que vers soi.
Pourtant, les Afro-descendants ont mille raisons d’assumer leur histoire avec fierté. Ils sont héritiers de royaumes puissants comme le Dahomey, le Kongo ou l’Ashanti ; de penseurs remarquables comme Anton Wilhelm Amo ou Edward Blyden ; d’une créativité culturelle qui a traversé l’Atlantique pour influencer le monde entier, de Haïti aux États-Unis, en passant par le Brésil, la Colombie ou les Caraïbes françaises. Réduire cette richesse à une identité de « racisés » revient à nier leur capacité d’agir, leur souveraineté sur leur propre mémoire et la possibilité même d’une identité positive.
L’esclavage avant l’Europe : une pratique universelle que Libération efface
L’un des piliers du récit promu par l’article de Libération est la culpabilité exclusivement européenne, présentée comme si l’esclavage était une invention occidentale et la traite atlantique son unique théâtre. L’historiographie moderne contredit pourtant radicalement cette vision simplifiée. Les travaux d’Olivier Pétré-Grenouilleau (Les Traites négrières), de Ralph Austen, de Bernard Lewis, de Paul Lovejoy ou encore de Murray Gordon montrent que l’esclavage n’est né ni en Europe ni dans l’Atlantique, mais qu’il constitue un phénomène universel, ancien et multiforme. Ces auteurs ont établi l’existence de trois grands systèmes esclavagistes, tous d’ampleur comparable mais de structures différentes : la traite intra-africaine, profondément enracinée dans les organisations politiques traditionnelles du continent ; la traite orientale, ou arabo-musulmane, active du VIIᵉ au XXᵉ siècle et alimentant les marchés du monde méditerranéen et du Golfe ; et la traite atlantique, plus récente mais également massive. Réduire l’esclavage à sa composante européenne revient donc à effacer deux pans entiers de l’histoire mondiale et à imposer une lecture tronquée où l’Occident endosse seul un phénomène que d’autres civilisations ont pratiqué pendant des siècles.
La traite intra-africaine est la plus ancienne et la plus endémique des trois grands systèmes esclavagistes. Elle plonge ses racines dans les structures politiques de nombreux royaumes précoloniaux, où la capture de prisonniers et leur mise en servitude constituaient un mode légitime d’enrichissement, de coercition et d’expansion territoriale. Les recherches de John Thornton (Africa and Africans in the Making of the Atlantic World), d’Igor Kopytoff et de Paul Lovejoy (Transformations in Slavery) montrent que, bien avant l’arrivée des Européens sur les côtes du golfe de Guinée, des royaumes comme le Kongo, le Dahomey, l’Oyo ou le royaume ashanti disposaient d’institutions militaires destinées à fournir un flux constant de captifs. L’expédition guerrière, la razzia, l’asservissement des vaincus et leur redistribution faisaient partie de la normalité politique africaine. Cette dynamique interne n’était pas marginale : elle structurait des réseaux commerciaux sur plusieurs centaines de kilomètres, reliant les régions de savane, les forêts côtières et les grands marchés d’échange. Elle formait, selon les mots de l’historien Joseph Miller, « l’armature politique de l’Afrique précoloniale », et ce système, profondément enraciné, n’impliquait aucune intervention européenne dans sa conception ou son fonctionnement.
La traite orientale fut, quant à elle, la plus longue dans la durée, s’étendant du VIIᵉ au XXᵉ siècle, et elle fut l’une des plus brutales dans ses méthodes. Les travaux de Bernard Lewis (Race and Slavery in the Middle East), de David Brion Davis, de Mervyn Hiskett, de Paul Lovejoy et d’Allan Fisher montrent que les esclaves africains alimentaient les marchés du Caire, de Bagdad, de Bassora, de Tripoli, de Mascate, de Zanzibar et du Golfe persique. On estime que plusieurs millions d’hommes, de femmes et d’enfants furent déportés à travers le Sahara, la mer Rouge et l’océan Indien. Une caractéristique essentielle, détaillée par Lewis et Fisher, est la pratique systématique de la castration des garçons destinés aux harems et aux services domestiques, entraînant l’absence quasi totale de descendants. C’est ce qui explique qu’à la différence des Amériques, le monde arabe ne présente pas aujourd’hui de populations afro-descendantes numériquement importantes. La servitude demeura un statut juridique légitime dans le droit islamique classique, malikite comme hanbalite, jusqu’aux abolitions tardives du XXᵉ siècle. Pérenne, structurée, codifiée, cette traite ne vit aucune participation européenne dans son origine ou son organisation : l’Europe n’y joua aucun rôle, ni militaire, ni juridique, ni économique.
La traite atlantique, bien qu’immense et tragique, n’est qu’un fragment de cette histoire globale. Elle ne fut pas inventée par les Européens : elle s’inscrivit dans des réseaux africains déjà constitués. Les recherches de Patrick Manning, de John Thornton, d’Henry B. Lovejoy et de Patrick Villiers démontrent que plus de 90 % des captifs achetés par les navires européens avaient été saisis, réduits en esclavage et convoyés vers la côte par des autorités africaines militarisées, royaumes comme Dahomey, Oyo, Kong, ou chefferies côtières prospérant grâce à cette activité. Villiers, dans ses études sur les ports négriers français (Dunkerque, La Rochelle, Nantes), rappelle qu’aucun navire européen ne pénétrait l’intérieur du continent africain pour capturer des esclaves : non seulement les moyens logistiques faisaient défaut, mais les armées africaines interdisaient toute intrusion. Les Européens achetaient les captifs sur des marchés organisés par des intermédiaires africains, où les prix, les catégories de captifs et les modalités de transfert étaient strictement contrôlés par les souverains locaux. La présence européenne était littorale ; l’infrastructure esclavagiste, elle, était africaine.
Ces faits n’atténuent en rien la responsabilité européenne dans la traite transatlantique, qui fut un crime massif, administré et codifié. Ils rappellent simplement que cette responsabilité n’était ni exclusive ni première, et que l’histoire de l’esclavage ne peut être comprise sans embrasser l’ensemble des systèmes qui l’ont structuré. Réduire l’esclavage au seul commerce atlantique revient à effacer plus de mille ans de servitude orientale et plusieurs siècles de réseaux intra-africains profondément institutionnalisés. Ce n’est pas une position morale : c’est la vérité historique, telle qu’elle ressort des travaux convergents de Lewis, Lovejoy, Austen, Curtin, Thornton et Villiers.
Le débat de Valladolid : quand l’Europe questionne sa propre domination
L’un des épisodes les plus oubliés, et pourtant les plus éclairants, de l’histoire intellectuelle européenne est le débat de Valladolid, tenu en 1550 et 1551 à l’initiative de Charles Quint. Il s’agissait d’une controverse officielle, organisée par le Conseil des Indes, entre deux figures majeures : Bartolomé de Las Casas, dominicain devenu évêque du Chiapas, et Juan Ginés de Sepúlveda, humaniste formé à l’aristotélisme. Le sujet était d’une audace inouïe : la Couronne se demandait si elle avait moralement le droit de conquérir, de dominer ou d’asservir les populations indigènes du Nouveau Monde. Las Casas défendait que les Indiens, loin d’être des sauvages irrationnels comme l’affirmait une part de la tradition aristotélicienne, étaient des êtres pleinement humains, dotés de raison, capables de gouvernement propre et titulaires de droits naturels. Sepúlveda, s’appuyant sur la Politique d’Aristote, soutenait au contraire que certains peuples relevaient d’une « servitude naturelle », idée qui justifierait une domination civilisatrice. Ce débat, bien qu’il ne produisît pas de jugement tranché, fut une première mondiale : aucune autre civilisation n’avait jamais convoqué une instance politique ou religieuse pour interroger publiquement la légitimité de ses propres conquêtes.
L’historien Lewis Hanke, dans La lucha por la justicia en la conquista de América, a montré que cette controverse n’était pas un épisode isolé, mais le symptôme d’un mouvement profond au sein de la pensée ibérique, nourri par les théologiens de Salamanque, tels que Francisco de Vitoria qui, dans sa Relectio de Indis (1532), soutenait que les Indiens possédaient une souveraineté naturelle et que les Espagnols n’avaient aucun droit de les réduire en esclavage. Une telle conception était sans équivalent dans le reste du monde. La Chine impériale, malgré son raffinement juridique, considérait les peuples non sinisés comme des « barbares » voués à l’obéissance et ne remit jamais en cause la légitimité de ses propres expansions. Dans le monde musulman, l’esclavage demeurait un statut juridique parfaitement intégré au droit islamique, tant malikite que hanbalite, et justifié par la théologie classique depuis le VIIᵉ siècle. Les grands royaumes africains, de l’Ashanti au Dahomey, structuraient une part de leur économie autour des razzias, de la mise en servitude et de la vente de captifs, sans jamais interroger moralement le fondement de ces pratiques.
Le contraste est saisissant : partout ailleurs, la domination allait de soi et l’esclavage était considéré comme un fait naturel, régulé mais non contesté. À Valladolid, pour la première fois, une puissance impériale examina la moralité de sa force et questionna le droit qu’elle s’attribuait sur d’autres hommes. Ce geste d’autocritique radicale constitue le point de départ d’un processus intellectuel qui, de Vitoria à Las Casas, puis des Lumières à Wilberforce, conduira deux siècles plus tard aux premières abolitions modernes. Aucune autre civilisation n’a produit un doute public comparable sur elle-même, ni un mouvement d’autolimitation fondé sur des principes universels. C’est ce qui fait du débat de Valladolid un moment fondateur : l’Europe y devient la seule civilisation de l’histoire à interroger, au nom d’une morale universelle, la légitimité de son propre pouvoir.
Une Europe paradoxale : seule civilisation à abolir l’esclavage universellement
L’abolition de l’esclavage doit beaucoup à ce long processus de remise en question initié en Europe, dont le débat de Valladolid fut l’un des premiers signes. Au XVIIIᵉ siècle, les Britanniques, portés par le mouvement évangélique et par une sensibilité morale nouvelle, créèrent en 1787 la Society for Effecting the Abolition of the Slave Trade, donnant à la cause abolitionniste une ampleur civilisationnelle inédite. Wilberforce, Clarkson et leurs alliés firent de la suppression de la traite un impératif éthique, qui conduisit Londres à abolir d’abord le commerce en 1807, puis l’esclavage lui-même en 1833. Pendant plus d’un demi-siècle, la Royal Navy consacra une part significative de sa flotte à l’interception des navires négriers, souvent au prix d’engagements armés dans l’Atlantique et l’océan Indien.
La France suivit ce mouvement en 1848, renforçant l’impulsion abolitionniste européenne.
À l’inverse, dans le monde musulman, l’abolition intervint très tardivement : 1924 en Irak, 1936 en Éthiopie, 1962 en Arabie saoudite et 1981 seulement en Mauritanie, où son application demeure imparfaite. Cette chronologie rappelle, sans manichéisme mais avec clarté, que l’Europe fut la seule civilisation à transformer en principe universel ce que d’autres sociétés n’ont cessé de considérer comme un fait social ordinaire.
Cette chronologie n’est pas une question de morale comparative, mais de faits bruts. Elle contredit radicalement l’idée selon laquelle l’Occident serait la matrice du mal esclavagiste et les autres civilisations des victimes innocentes.
La loi Taubira : l’institutionnalisation d’une mémoire amputée
Lorsqu’en 2001 Christiane Taubira fit adopter la loi reconnaissant la traite transatlantique et l’esclavage comme « crime contre l’humanité », le geste fut immédiatement salué par le monde politique, mais accueilli avec une prudence certaine par une partie des historiens, qui relevèrent son caractère sélectif. Olivier Pétré-Grenouilleau, auteur d’une synthèse majeure sur les traites négrières, fut l’un des premiers à rappeler que toute approche scientifique exigeait de considérer non seulement la traite atlantique, mais aussi les traites intra-africaines et orientales, autrement plus anciennes et, dans certains cas, plus meurtrières. L’exclusion totale de ces dimensions dans un texte présenté comme normatif posait un problème méthodologique grave : elle instituait en loi ce que l’historien qualifia plus tard de « mémoire tronquée ».
Interrogée à l’époque sur cette omission, Christiane Taubira répondit que mentionner la traite arabo-musulmane risquait d’« offenser certains jeunes », reconnaissant de fait que l’objectif du texte n’était pas d’établir une vérité historique globale, mais de répondre à une demande politique et sociale d’identification victimaire. Cette position eut des conséquences majeures : elle transforma une partie de l’histoire en instrument de reconnaissance communautaire, érigeant une mémoire spécifique en mémoire officielle, et entraînant la judiciarisation de certains débats, comme en témoigna la mise en cause publique, injuste et finalement classée, de Pétré-Grenouilleau lui-même.
Depuis lors, l’approche mémorielle dominante, notamment dans des médias comme Libération, s’inscrit dans cette même logique : une mémoire utile, orientée, excluant tout ce qui pourrait nuancer la distribution des responsabilités. En refusant d’intégrer les traites orientales et africaines, en évitant de nommer les acteurs non européens du système esclavagiste et en privilégiant une lecture strictement européenne de la faute, cette mémoire institutionnelle perpétue une histoire partielle, politiquement commode mais scientifiquement incomplète, qui confond reconnaissance morale et reconstruction sélective du passé.
Pour une mémoire adulte, non infantilisante
La question de l’esclavage ne mérite ni les simplifications idéologiques, ni les omissions volontaires. Elle exige une approche globale, adulte, complète, qui rende justice à la profondeur des faits et à la dignité de ceux qui en sont issus.
Les Afro-descendants ne gagneront rien à revendiquer une identité victimaire éternelle, qui les met à l’abri de toute responsabilité mais les prive, en retour, de toute autonomie.
Ils ont au contraire tout à gagner à revendiquer la richesse de leurs héritages, la complexité de leurs parcours, la dignité de leurs ancêtres — qu’ils aient été victimes, résistants, marchands, rois, captifs, artisans, savants.
La fierté est libératrice, tandis que la victimisation agit comme une cage mentale qui enferme les individus dans une identité diminuée, dépendante du regard d’autrui. Une partie du discours médiatique, dont l’article de Libération constitue un exemple récent, semble préférer ces cages, car elles permettent de désigner des coupables commodes plutôt que de comprendre la complexité des faits. L’histoire, pourtant, ne progresse jamais à travers la simplification morale ni par la perpétuation des griefs. Elle exige un regard franc, sans angles morts ni omissions volontaires, car la vérité ne se divise pas : elle se reçoit dans sa totalité ou elle s’efface.
Balbino Katz
27/11/2025

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