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Dixième chronique des temps botuliens : Checkpoint Charlie

Dixième chronique des temps botuliens : Checkpoint Charlie

par | 24 janvier 2015 | Société

Dixième chronique des temps botuliens : Checkpoint Charlie

Je suis en deuil. Oui, je suis en deuil. Comme toute la France. Mais je suis en deuil depuis neuf ans : depuis que Philippe Muray a écrasé son ultime cigarillo et passé l’arme à gauche. Il me manque cruellement, le père Muray, et surtout ces derniers temps : le grand carnaval lacrymal auquel nous assistons, médusés, depuis quinze jours, aurait été pour lui matière à une cinquième copieuse séance d’exorcismes spirituels, que nous aurions dévorés, partagés entre jubilation et sidération. Ces pages piquantes, terrifiantes, cinglantes, bougrement murayennes en somme, nous n’en verrons hélas jamais la couleur, la faute à la Grande Faucheuse, puritaine de la bronche pas franchement réglo avec les amateurs de volutes. Un texte de Léopold Gauthier, essayiste, pour Polémia.

L’épisode « Je suis Charlie » – puisqu’il faut bien l’appeler par son nom –, de fait, a des allures de synthèse que même Muray n’aurait osé imaginer. « Chers djihadistes » passés par la case « emplois jeunes », rebellocrates brandissant des crayons Place de la République, réponse au terrorisme par un slogan publicitaire, matons de Panurge fliquant les rabat-joie qui émettraient des doutes sur le bien-fondé de cette mascarade… Tout est là. Rien ne manque. C’en est presque trop. Depuis deux semaines, c’est un spectacle épatant qui se déroule sous nos yeux ébahis.

On a d’abord les trois terroristes : Saïd Kouachi, Chérif Kouachi et Amédy Coulibaly. Bon, à première vue, pas des autonomistes bretons mais je peux me tromper… Après tout, politiques et journalistes nous répètent sans cesse qu’on a affaire à « de jeunes Français ». L’illisible Jean-Marie-Gustave Le Clézio, prix Nobel de cacographie, babtou fragile de librairie, affirme même que ce ne sont pas des barbares et que, s’il y a une guerre à mener, c’est « contre l’injustice, contre l’abandon de certains jeunes, contre l’oubli tactique dans lequel on tient une partie de la population ».

Ce bon vieux JMG oublie une chose : nos trois assassins n’avaient pas été abandonnés dans un supposé oubli tactique. Justement, c’est l’inverse ! Durant leur enfance, les frères Kouachi ont pu faire trempette tous les étés, tranquillous, sous le soleil de La Grande Motte, aux frais de la Fondation Claude Pompidou. Et-c’est-pas-tout !

À la télévision, il y a quelques années, on nous avait vendu Chérif Kouachi comme espoir du rap dans un énième documentaire complaisant sur les banlieues subventionnées. Et-c’est-pas-tout !

Mieux, son frangin, Saïd, avait été – ce n’est pas une blague – nommé « ambassadeur du Tri sélectif » à la Ville de Paris. Ambassadeur du tri sélectif ! Emploi jeune, emploi d’avenir, emploi surréaliste, certes, mais prestigieux à Boboland. Ambassadeur, carrément ! Faites péter le mousseux ! Et-c’est-pas-tout !

Il y a mieux encore, la cerise sur le loukoum, Coulibaly – Coulibaly, celui-là même qui a froidement assassiné une fliquette en pleine rue et des clients en plein supermarché – Coulibaly, donc, avait été reçu par Sarkozy à l’Élysée !

Voilà… Donc, pour la « jeunesse difficile et ignorée », on repassera !

Deuxième point intéressant : nos chers djihadistes étaient allés perfectionner leur art de la terreur à l’étranger. Comment s’en étonner ? Le cosmopolitisme régnant invite tous les jeunes de France à quitter ce pays qui, selon un refrain bien connu, « ne leur offre aucun débouché ». Le richissime Félix Marquardt en a intimé l’ordre à notre jeunesse – je cite : « Barrez-vous ! ». Eh bien, chacun entend le message à sa façon.

Les jeunes bourgeois droitards à la sauce bling-bling et les rejetons friqués de la gauche caviar vont partir à La Nouvelle York ou à Londres, pardon « New York, London – tu comprends, y a tellement plus d’opportunités là-bas », c’est leur choix. Eh bien nos gentils barbus chance-pour-li-Fronce vont également voyager. Et si aux pays anglo-saxons ils préfèrent le Yémen, le Pakistan, la Syrie, l’Irak, c’est leur droit le plus strict. Qui serions-nous pour les juger ?

Les frères Kouachi sont donc partis. Oui mais ils sont revenus. Pour le plus grand bonheur de tous ceux qui insultent Marine Le Pen lorsqu’elle prône l’interdiction de retour sur le territoire pour les djihadistes.

Ils sont revenus formés. Remarquablement formés. Car dans cette affaire nos assassins sont des types visiblement très bien entraînés, qui mènent militairement leur action terroriste. On en oublierait presque quelques détails de l’opération, qui font un peu « pieds-nickelés », comme cette carte d’identité laissée bien en évidence sur une voiture, comme une carte de visite. Les frères Kouachi auraient voulu encourager les théories complotistes sur le massacre de Charlie pour les en dédouaner qu’ils ne s’y seraient pas pris autrement…

Ils sont donc passés à l’acte. C’est une boucherie. Pas une boucherie halal, parce qu’il ne faut pas faire d’amalgame. Une boucherie tout court, donc. Le lendemain et le surlendemain, leur copain Coulibaly, le gentil petit Coulibaly, ben lui aussi il joue les bouchers. Boum ! Dix-sept morts. Ça y est, les petits « sauvageons » de Jean-Pierre Chevènement sont entrés dans l’âge adulte.

Les chaînes d’information en continu sautent sur l’occasion pour dynamiser leur chiffre d’affaires. À Charlie Hebdo, il y a douze morts. Quatre seulement semblent trouver grâce aux yeux des journalistes : les quatre dessinateurs les plus connus. On pleure sur eux en chœur. Les autres sont anonymes ou connus de quelques happy few. Puis on s’aperçoit qu’un des policiers tués était musulman. Comme le mot d’ordre est « PADAMALGAME™ », les journalistes se disent qu’un policier musulman tué par des islamistes, ça va intéresser le public. Banco ! Faut dire que depuis des mois Edwy Plenel nous répète que « c’est une grande chance pour la France d’être le premier pays musulman d’Europe ». Je ne sais pas si c’est ce que s’est dit Frédéric Boisseau, l’employé de la Sodexo, lorsqu’il fut le premier à être tué par les frères Kouachi au siège de Charlie Hebdo. Vous n’avez sans doute pas entendu parler de lui, les médias ont peu évoqué son sort. Sachez qu’il n’était ni journaliste, ni caricaturiste, ni policier, ni musulman, ni juif et qu’il est quand même mort.

Mais ça n’intéresse pas les médias de l’oligarchie. Pour l’instant, ils sont en train de faire monter une écœurante mayonnaise, pour le plus grand bonheur de l’UMPS.

D’heure en heure, on a l’impression, de plus en plus, d’assister à une pièce absurde de Samuel Beckett, où il n’y aurait que deux répliques répétées en boucle, ad nauseam, par les différents protagonistes, et sur tous les tons :

« Je suis Charlie. Pas d’amalgame. Je suis Charlie. Pas d’amalgame. Je suis Charlie. Pas d’amalgame. Consonne. Voyelle. Je suis Charlie. Ah, je vous interromps, nous avons une allocution en direct du président de la République. Nous l’écoutons. Je suis Charlie. Pas d’amalgame. Drapeaux en berne, deuil national, je l’ai décrété. Pas d’amalgame. Je suis Charlie. ».

À devenir dingue ! En quelques heures, dans un réflexe pavlovien, des tas de Français, dont une bonne dose de braves gens, bien sincères, se font Charlie. Ni une, ni deux, en quelques heures, « Je suis Charlie » était devenu « Je suis Partout » : tout le monde voulait en être, tout le monde en était.

Il y avait le Point Godwin, stade d’une conversation à partir duquel on parle d’Hitler ou du nazisme. Il y a désormais le Point Charlie. Tout le monde en parle et ne parle que de cela, et ne doit en parler que d’une seule façon : Je-suis-Charlie-pas-d’amalgame.

Le Point Charlie, c’est aussi le Checkpoint Charlie : un passage obligé, un point de contrôle, un barrage, bientôt un péage : tu dois t’arrêter au Checkpoint Charlie, nécessairement, et confesser ta foi républicaine en Charlie et en l’absence d’amalgame si tu veux continuer à pouvoir avancer. À partir du Checkpoint Charlie, on est en train de construire un nouveau mur. Ce n’est pas le Mur de Berlin, mais c’est un mur quand même, derrière lequel on relègue les forcément méchants, les forcément terroristes, tous ceux qui ne sont pas Charlie.

Ça y est, les Français sont mûrs pour le 11 janvier qui vient, un dimanche historique, forcément historique puisque l’oligarchie l’a décidé. Comme elle a décidé de nous faire marcher.

Cette Marche Républicaine du 11 janvier m’évoque 1984 à deux titres. D’abord parce que 1984, c’est l’année où fut créé SOS Racisme et que la marche du 11 janvier me rappelle les heures les plus sombres du festivisme mitterrandien. Y figuraient les mêmes qu’il y a trente ans… Julien Dray et tutti quanti. Il faut que tout change pour que rien ne change.

Mais, au-delà de la présence symbolique des caciques de l’antiracisme stipendié, cette marche évoque 1984 surtout pour ses affirmations orwelliennes. La guerre c’est la paix. L’islam c’est l’amour. Le terrorisme c’est l’islamophobie. La France c’est Charlie.

Ce qui aurait dû être une manifestation spontanée du peuple contre la présence d’islamistes en grand nombre sur le sol français a été soigneusement récupéré par l’Oligarchie au pouvoir qui en a profité pour se refaire une virginité. Ça y est, l’UMPS avait lancé l’Opération Charlie. Une opération en cinq étapes.

  • Première étape : j’évite l’émergence d’un Pegida à la française.
  • Deuxième étape : je joue la carte de l’Union nationale pour me dédouaner de mon évidente responsabilité dans ce type de massacre sordide.
  • Troisième étape : Abracadabra ! Je transforme l’Union nationale en Marche Républicaine pour que les Patriotes ne puissent pas tirer les marrons du feu. Pas d’amalgame, les fachos ! NO AMALGARAN !! Nos hérauts de la tolérance républicaine refusent de s’amalgamer avec le Front national. Pas d’amalgame, on vous dit ! L’UMPS nous refait le coup du cordon sanitaire, même hors période électorale. Exit l’Union nationale. Abracadabra ! Exit la France, on ne parlera que de République. Exit le Réel, on ne parlera que d’abstraction.
  • Quatrième étape : je refuse le Front national, mais je fais défiler la crème de l’oligarchie cosmopolite mondiale à mes côtés :Merkel, Cameron, Netanyahu, ils sont venus, ils sont tous là, elle va mourir, la Mamma. Même les Turcs, les Qataris, les Saoudiens ont été conviés. On en vient presque à se demander, toujours au nom du Padamalgame™, pourquoi on n’a pas invité une délégation de l’Etat Islamique. Tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil, tout le monde il est Charlie.
  • Cinquième et dernière étape : j’ai tellement décérébré tout le monde avec mon « Je suis Charlie» répété comme un mantra que je peux tranquillement adopter un Patriot Act pour effacer carrément les libertés que je rogne déjà depuis quarante ans. C’est l’occasion de ressortir les slogans débiles les plus éculés… « Le racisme n’est pas une opinion mais un délit ». Comme s’il n’existait pas de délits d’opinion…

Alors, c’est pas de la belle récupération, mon opération Charlie ?

Et Botul (*) dans tout ça, me direz-vous ? Eh bien Botul il est à la pointe du bouzin, on le voit partout : Charlie lui frise les rouflaquettes à la télévision ; Charlie lui refait sa manucure à la radio ; et partout Charlie tombe en pâmoison devant sa logorrhée.

Morceaux choisis botuliens : « Il y a un immense groupe en fusion mondiale qui s’est formé et a fait que cette France que l’on disait à bout de souffle, déclinante, en voie d’être rayée de la carte des puissances, est redevenue, soudain, la capitale mondiale des Lumières assassinées mais ressuscitées. Il y a désormais toute une Europe qui ne veut plus choisir entre ces deux versions du nihilisme que sont l’islamisme et les populismes. Un de ces moments de grâce, métapolitiques, comme les grands peuples en connaissent quelquefois. Ajoutons le droit de rire à la liste des droits de l’Homme. Mystérieux sursauts – révolte logique… pur diamant de l’événement… avènement d’un courage qui se propage comme une flamme. »

Je n’ai pas inventé un seul mot, tout est de lui. Je vais finir par croire que Botul écrit les tweets de Taubira.

Et après ? Après le massacre. Après le carnaval des crocodiles en pleurs. Après l’opération Je suis Charlie. Que se passe-t-il après ? Après, tout revient à la normale, tout demeure ignoble.

Que se passe-t-il après ? Charlie Valls veut faire pleurer Margot dans sa chaumière sur le sort de Mouloud dans son trois-pièces et parle ce matin même, je cite, « d’un apartheid territorial, social, ethnique en France ». Le même Charlie Valls qui voulait « plus de whites, plus de blancos » à Évry devant les caméras de la télévision. Si notre premier ministre semble éternellement attaché à quelque chose, ce n’est certainement pas à la constance du discours. Quand même !

Que se passe-t-il après ? Charline Le Pen se désolidarise d’Aymeric Chauprade, tandis que Charlie Chenu et Charlie Mitterrand échangent œillades enamourées et grivoiseries même pas sous-entendues à la télévision.

Que se passe-t-il après ? Le pape Charlie François toise ses fidèles qui voudraient repeupler l’Occident : « Vous n’êtes pas des lapins », dit-il. Ce qu’il ne dit pas, c’est que bientôt ils ne seront plus ni lapins ni même cathos, juste remplacés par les flots démographiques de ces peuples qui se moquent bien du malthusianisme papal.

Que se passe-t-il après ? Le président Charlie joue du menton et prévient, je cite : « Chaque citoyen doit être pleinement dans la République et nul ne doit être tenté de s’en détourner. » La République, toujours ; la France, jamais. Charlie partout ; Clovis nulle part.

Charlie Hebdo est érigé définitivement en incarnation de la liberté d’expression… Ce journal qui demanda officiellement l’interdiction du Front national… Liberté d’expression. Ce journal qui licencia Siné pour des propos un peu taquins à l’égard du fils Sarkozy… Liberté d’expression.

Équation orwellienne : la guerre c’est la paix ; Charlie c’est la liberté d’expression ; tout le monde il est li Fronce, tout le monde il est Charlie, tout le monde il est la liberté d’expression.

Nat’Charlie Saint-Cricq, le quota « potelées » du service public, nous explique tranquillement qu’il faut repérer et traiter ceux qui ne sont pas Charlie. Liberté d’expression ?

Bernard Charliz’neuve nous sort de son képi la création d’un cyber-préfet pour fliquer les propos circulant sur Internet. Liberté d’expression ?

Dieudonné voit débarquer dix Robocops chez lui un beau matin et se retrouve en garde à vue pour une blague. Liberté d’expression ?

Jean Roucas est interdit de spectacle à St-Pierre-des-Corps, parce qu’il soutient Marine Le Pen. Liberté d’expression ?

Il faut croire que oui. Tous nos moutons Charlie-Charlot bêlant en chœur ont bien retenu la leçon du bolchevique Éluard : Liberté, ils ne te défendent pas, ils ne t’incarnent pas, non… ils se contentent d’écrire ton nom. Et basta ! Leur petit crayon rangé, leur conscience tranquillisée, ils peuvent ainsi rentrer chez eux en se disant que finalement la guerre est encore loin, sous le regard bienveillant de Big Brother qui, n’en doutons pas, lui aussi est Charlie.

Eh bien, désolé, ce sera sans moi : je ne ressens pas le besoin d’aller trémousser mon popotin à votre grand bal des faux-culs ; je resterai à la maison, peinard, fumant cigare sur cigare, un cognac à la main, avec une pensée taquine pour Charlie Évin. Sans doute, un de ces quatre matins, la milice Charlie viendra me déloger et me conduira en camp de rééducation-par-le-rire, et tout ça au nom de la Liberté – mot vidé de son sens qui figurera d’ailleurs dans l’intitulé législatif du Patriot Act à la Française.

Mais en attendant d’être raflé pour la bonne cause et sans amalgame, je me relirai, seul dans mon coin, quelques pages savoureuses de ce bon vieux Muray sur les marches citoyennes, tout en sifflotant un air de Gilbert Bécaud… Mince, il y avait des paroles là-dessus… Qu’est-ce que c’était, déjà ? Ah oui ! « Charlie, t’iras pas au Paradis. »(**).

 Léopold Gauthier
21/01/2015

Notes de la rédaction

Un aimable canular : Jean-Baptiste Botul est un philosophe fictif créé en 1995 par Frédéric Pagès et ses amis de l’Association des amis de Jean-Baptiste Botul. Originellement, l’œuvre de Botul constitue un canular littéraire. Botul et sa théorie philosophique (le botulisme) étant une plaisanterie renvoyant au botulisme, une maladie liée à la toxine botulique. (Voir fiche Wikipédia.)

Une fantaisie : Charlie, T’iras pas au paradis.

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