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L’Etat profond et les nations profondes

L’Etat profond et les nations profondes

par | 18 février 2017 | Géopolitique

Jure Georges Vujic, juriste

♦ Qu’est-ce donc que cet État profond qui, venant des Anglo-Saxons, apparaît de plus en plus dans des articles savants de géopolitique ? Son contour n’est pas bien dessiné et notre contributeur Jure Georges Vujic, juriste franco-croate, définit la manière dont cet État profond est compris aux Etats-Unis.

Loin d’être un concept conspirationniste, il serait, selon Andrew Korybko, journaliste et analyste politique de l’agence Spoutnik, « une autre façon de désigner les bureaucraties permanentes militaires, du renseignement et de la diplomatie de n’importe quelle nation… », avec toutes les nuisances qu’un contre-pouvoir est capable d’exercer.
Polémia


L’Etat profond est aujourd’hui une expression à la mode, depuis que Peter Dale Scott en a fait l’exégèse dans son livre L’Etat profond américain. Dale Scott a lui-même emprunté l’expression « Etat profond » à la Turquie en 2007, lorsqu’il écrivait La Route vers le nouveau désordre mondial. Depuis 2013 et le coup d’Etat militaire en Egypte ainsi que les révélations sur la surveillance de la NSA, l’expression, très vite popularisée, a été reprise par les principaux médias US, New York Times ou le Wall Street Journal, qui en ont fait le paradigme qui décrit le mieux, sous un double caractère de paranoïa et d’opacité, l’appareil sécuritaire, polyarchique et lobbyiste qui gouverne les Etats-Unis

De l’autre côté de l’Atlantique, le même paradigme, sous la plume d’Edwy Plenel, désigne en France l’Etat profond français comme un « petit monde de gradés et de diplômés, de sachants et d’experts, qui se croit propriétaire d’un intérêt national dont le pire ennemi serait la délibération parlementaire, l’information transparente et le pluralisme partisan ». Le président Hollande avait lui-même reconnu cette politique profonde de déstabilisation et d’ingérence en Syrie, consistant à armer secrètement des factions rebelles depuis 2012.

Bref, par un singulier retour sur l’histoire des idées politiques, l’Etat profond contemporain, loin d’être une thèse conspirationniste, correspondrait en quelque sorte à cet Etat dans l’Etat, un exécutif et un centre d’influence au-delà des lois, qui règne dans le secret des anges, lequel a été stigmatisé jadis dans les colonnes du Crapouillot et les analyses telles que Les Dynasties bourgeoises d’Emmanuel Beau de Loménie, Les 200 familles au pouvoir d’Henry Coston, La Synarchie de Saint-Yves d’Alveydre, etc. On retrouve aujourd’hui cette forme clandestine du pouvoir étatique dans le Maghreb, en Algérie, au Maroc, Israel, et les démocraties occidentales, aussi transparentes soient-elles, n’échappent pas à la règle. L’Etat profond, issu de sa variante anglaise du Stay-behind, est une expression apparue au cours des années 1990 et désignant, d’abord aux Etats-Unis, l’instance au sein de l’Etat et de son administration qui est véritablement et secrètement décisionnelle sur le long terme, par-delà les changements des institutions représentatives de surface comme le gouvernement et les partis politiques. L’expression anglaise Stay-behind serait apparue au cours des années 1980 en Turquie pour désigner une forme de gouvernement occulte, visiblement soutenu par l’OTAN dans le cadre du réseau Stay-behind, dont l’une des émanations serait l’Ergenekon.

Sociologiquement parlant, l’Etat profond correspond au noyau socio-politique, ce réseau d’influence qui relève de l’oligarchie ou de la classe dominante, soit de l’instance représentant les intérêts de certains lobbies (Finance, Armement, Pétrole, …), représentant la composante la plus restreinte, la plus agissante et la plus secrète de l’Establishment. On retrouve l’idée de système et d’un Etat profond à l’époque de l’Allemagne nazie lorsqu’on parle d’ « Etat dualiste », notion empruntée à Ernst Fraenkel en 1941 pour caractériser le régime nazi. Ce dernier estimait que le régime nazi se composait, en fait, de deux Etats distincts : l’un « normatif », l’autre « prérogatif ». Dans le premier, la bureaucratie administrative et judiciaire fonctionne selon des règles ; dans le second, le Parti, et plus particulièrement la Gestapo en tant que politique, travaillent sans la moindre contrainte juridique ultime. Le deuxième, bien sûr, possède un pouvoir complet pouvant arbitrairement remplacer le premier sur tout ou partie de ses actions. Cette superstructure traduirait, selon Scott Clark, sur le plan politique un véritable « supramonde », qui influence l’Etat public via le système de « l’Etat profond ». Pour Peter Dale Scott il existe aussi une Politique et une Histoire profondes, qui renvoient à des événements provoqués par des politiques profondes (deep events) ou « événements profonds ».

Dans le cas américain, nous avons bien en tête le fameux complexe militaro-industriel, la machine de guerre américaine. D’autre part, il nous vient à l’esprit les dichotomies entre les deux cultures politiques, les libéraux contre les conservateurs ; dans la politique étrangère, colombes contre des faucons, alors que l’on observe une continuité dans la politique étrangère et de sécurité, dans l’administration démocrate et républicaine. Ce qui paraît être nouveau, c’est la démultiplication et la complexité des centres d’influence de cet Etat profond qui se connecte avec les élites mondialistes financiarisées de la City de Londres, les banquiers chercheurs de rente, et avec les différents groupes de pression (francs-maçons, socialistes Fabian, Jésuites, complexe militaro-industriel, AIPAC et autres factions) mais aussi aujourd’hui avec la superclasse mondiale en tant que réseau d’influence du show-business et de la société du spectacle.

La question de l’Etat profond resurgit dans l’actualité avec la victoire de Trump qui a su séduire un électorat hétéroclite socialement déclassé par son discours anti-systémique. Il reste pourtant une zone d’ombre quant à la destinée et au rȏle de ces structures profondes dans l’administration Trump avec lesquelles il devra assurément compter. La signification et le rȏle des nations profondes dans la victoire électorale de Trump sur un plan culturel et politique dépasse les bords de l’Atlantique et pourrait bien s’appliquer à la vieille Europe en tant que communauté de nations enracinées dans lesquelles se superposent aussi une multitude de régions, de localismes profonds. L’élection de Trump s’inscrit dans le cadre d’un phénomène de rupture et de clivage similaire – oligarchie, démocratures, populismes, Brexit – comme autant de symptômes révélateurs de cet abîme grandissant qui sépare l’Etat profond et les nations profondes. Au-delà d’une grille de lecture purement électorale, la victoire de Trump en tant que catalyseur d’un mouvement de contestation anti-systémique se doit d‘être interprétée en termes de géographie électorale et de guerre culturelle. En effet, si l’on se rapporte á cette géographie électorale et au rȏle crucial des nations profondes on peut constater que Hillary Clinton a remporté la majorité des votes dans le Nord-Est, et massivement (Maine, Massachussetts, Maryland, New Jersey, Vermont, Etat de New York et de Washington), ainsi que dans toute la côte Ouest, avec l’énorme Etat de Californie, ceux de Washington et de l’Oregon. Donald Trump a majoritairement gagné dans les Etats du Sud, y compris les deux mastodontes de Floride et du Texas, qui n’étaient pas gagnés d’avance. Plus, en gros, tous les Etats situés entre les Appalaches, à l’est, et les Montagnes rocheuses, à l’ouest, c’est-à-dire l’Amérique profonde (Tennessee, Iowa, Nebraska, les deux Dakotas, le Colorado, l’Utah, etc.). Les Etats qui ont voté Trump sont caractérisés par une économie réelle de production de biens : industries traditionnelles, alimentation, énergie (les Etats manufacturiers traditionnels) qui ont voté contre la mondialisation et les accords commerciaux de zone de libre-échange. De l’autre côté, les Etats caractérisés par l’économie de l’immatériel – la Silicon Valley, Hollywood, la communication et les médias, la banque et la finance – tout ce qui fait la fortune de la Californie et de New York, ont principalement voté pour Clinton. Trump a séduit la « working class » ; les classes moyenne et ouvrière, en faisant campagne contre la mondialisation et contre l’immigration et « l’arrogance des élites culturelles progressistes ». Il doit sa victoire au basculement en sa faveur du fameux « leftover people », les déclassés, des laissés-pour-compte. Mais ces électeurs ont sanctionné les partis de gauche qui sont passés du côté du capital, du big business, et dont les intérêts sont dorénavant étroitement liés à ses sources de financement : Wall Street, la Silicon Valley et Hollywood.

Si l’on fait l’analyse géoculturelle et sociologique de la victoire électorale de Trump par Etats, on peut constater qu’elle reflète en fait une structure profonde des 11 nations américaines culturelles. En effet, selon le journaliste Colin Woodard (American Nations : A History of the Eleven Rival Regional Cultures of North America, publié en 2011), ces nations se divisent sur une grande variété de sujets (les armes à feu, l’avortement, l’immigration), ce qui explique cet important clivage dans les valeurs fondatrices du pays. Selon Colin Woodard ces 11 nations profondes (Yankeedon, New Netherland, The Midlands, Greater Appalchia, Tidewater, First nation, New France, West left Coast, El Norte, Far west, Deep South) s’opposent à une vision binaire classique du clivage entre le Nord et le Sud, entre les deux côtes et le centre, ou encore entre Etats bleus ou rouges.

Si l’on analyse cette opposition entre Etat profond et nations profondes, on pourrait très bien se reporter à la thèse de Ferdinand Tönnies sur l’opposition entre communauté (Gemeinschaft) et société (Gesellschaft). Le vote et les choix politiques des nations profondes seraient l’expression d’une volonté organique à l’origine de la forme de vie sociale communautaire alors que la volonté sociétaire,   produit d’un agrégat de volontés individuelles, serait l’expression des groupes artificiels d’intérêts souvent conformes aux attentes de l’Etat profond. Cette volonté organique des nations profondes est le plus souvent imprévisible et difficilement identifiable. Peter Dale Scott parle en ce sens, à la place de la notion de « volonté générale », de « volonté prévalente des peuples », qu’il définit ainsi : « Ce potentiel pour la solidarité qui, plutôt que d’être contrôlé par la répression verticale, peut véritablement être réveillé et renforcé par celle-ci. La volonté prévalente pourrait être latente durant une crise politique, sans être vérifiable jusqu’à l’éclatement et le dénouement de cette crise.

Jure Georges Vujic
16/02/2017

Jure George Vujic est un écrivain franco-croate, avocat et géopoliticien, diplômé de la Haute école de guerre des forces armées croates. Directeur de l’Institut de géopolitique et de recherches stratégiques de Zagreb, il contribue aux revues de l’Académie de géopolitique de Paris, à Krisis et à Polémia. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages dans le domaine de la géopolitique et de la politologie.

Correspondance Polémia – 18/02/2017

Notes de la rédaction. Voir aussi :

1 L’administration Trump est attaquée par l’« Etat profond », selon un député démocrate   16/02/2017
2 Les néocons et l’« État profond » ont chatré la présidence de Trump, c’est cuit, les gars ! 17/02/2017

Image : Peter Dale Scott : En route vers le Nouveau Désordre Mondial

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