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Une Déclaration des droits de l’homme pas très « universelle » (1/2)

Une Déclaration des droits de l’homme pas très « universelle » (1/2)

par | 2 octobre 2014 | Politique

Une Déclaration des droits de l’homme pas très « universelle » (1/2)

Arnaud Imatz nous livre une étude historique, politique et philosophique de la Déclaration universelle des droits de l’homme.

« Les droits de l’homme sont un concept selon lequel tout être humain possède des droits universels et inaliénables, quelles que soient sa nationalité, son ethnie ou sa religion. »

L’idéologie des droits de l’homme gouverne le monde contemporain. Elle légitime les interventions militaires des États-Unis et de leurs satellites partout dans le monde. À l’intérieur de nos frontières elle est la base du gouvernement des juges : PMA, GPA, droit d’asile, regroupement familial, ce ne sont pas les parlementaires qui font la loi mais quelques juges dans le secret de leur cabinet à la Cour européenne des droits de l’homme, au Conseil constitutionnel, au Conseil d’État, à la Cour de cassation. Ces juges interprètent des textes généraux sous le prisme du politiquement correct et à l’applaudissement des médias – comme s’il suffisait aujourd’hui d’évoquer les droits de l’homme pour sidérer l’opinion. Cela n’a pas toujours été le cas. Dans les années 1946/1950/1960, la Convention internationale des droits de l’homme a fait l’objet de vives controverses. Des hommes comme Jacques Maritain, Emmanuel Mounier, Huxley ou Gandhi ont émis de nombreuses réserves. C’est le grand mérite de cet article d’Arnaud Imatz de les rappeler. Une version abrégée de cet article a été publiée dans le numéro 74, septembre-octobre 2014, de la Nouvelle Revue d’histoire. En voici l’intégrale pour nos lecteurs. Un texte à méditer pour retrouver la liberté de l’esprit.
Cette puissante contribution, fortement documentée, se présente en deux parties. Voici la première partie. On trouvera en fin d’article le lien pour accéder à la deuxième.
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L’hégémonie intellectuelle que prétendent exercer les tenants de l’idéologie des droits de l’homme a fait quelque peu oublier que celle-ci a été vigoureusement contestée en 1948.

La Révolution française n’est pas « l’événement fondateur » de la modernité démocratique

De l’avis d’un bon nombre de commentateurs politiques, la moralisation et idéologisation des droits de l’homme a conduit à de redoutables dérives. À rebours de la tradition diplomatique internationale axée sur la négociation et le dialogue, la notion de droits de l’homme est de nos jours largement instrumentalisée pour exclure, ostraciser ou humilier l’adversaire. Depuis les années 1990, rien ne s’est révélé plus dangereux pour la stabilité et la paix du monde que le précepte manichéen : « Les droits de l’homme ou le chaos ». Éléments clés de la nouvelle Bible mondialiste, les droits de l’homme sont devenus une sorte de Cheval de Troie de l’interventionnisme militaire occidental. Ce risque avait été anticipé par les intellectuels les plus prestigieux dans l’immédiat après-guerre. Gandhi, Harold Laski, Benedetto Croce, Emmanuel Mounier et de nombreux autres penseurs venus de tous les horizons s’étaient montrés sévères, ou pour le moins réservés, lors de la rédaction de la Déclaration universelle des droits de l’homme (DUDH) de 1948. Ils ne remettaient pas en cause l’unicité de la nature humaine mais contestaient le caractère irréel ou utopique de l’universalité des droits de l’homme : une attitude critique, fort répandue à l’époque, aujourd’hui ignorée ou méconnue des grands médias.

La profusion de textes publiés à l’occasion de la préparation de la Charte universelle, adoptée par l’Assemblée générale des Nations Unies, à Paris, au Palais de Chaillot, le 10 décembre 1948, mérite une analyse approfondie. Bornons-nous ici à rappeler les principales objections philosophico-juridiques qui ont été faites lors du projet de rédaction, avant de présenter un choix de réflexions et de témoignages édifiants.

Il convient tout d’abord de détruire un mythe. La Révolution française n’est pas « l’événement fondateur » de la modernité démocratique au niveau planétaire ; elle ne constitue qu’un cas d’espèce. Il faut une ignorance crasse ou de la mauvaise foi pour identifier les idées de démocratie, de libéralisme et de droits de l’homme avec celles de 1789. L’économiste libéral Wilhelm Röpke écrit justement à ce propos : « L’histoire démocratique et libérale peut se prévaloir de dates autrement plus convaincantes que 1789 » (1). Pour s’en convaincre, outre l’évocation du rôle et de la place des assemblées locales au Moyen Age, on peut énumérer une kyrielle de dates oubliées ou passées sous silence. On peut en effet évoquer : les Cortès de Léon de 1188, les Cortès Catalanes de 1192 (dans la Péninsule ibérique), la Magna Carta de 1215 (en Angleterre), la Bulle d’Or de 1222 (en Hongrie), le Pacte fédéral suisse de 1291, le Code général suédois du roi Magnus Erikson (environ 1350), la Fédération hollandaise de 1579, la Pétition des droits de 1628 (en Angleterre), le Mayflower Compact (des Pères pèlerins d’Amérique) de 1620, la Déclaration des droits ou Bill of Rights de 1689 (en Angleterre), la Déclaration d’indépendance de 1776 (aux États-Unis d’Amérique), la Constitution des États-Unis de 1789 avec ses fameux amendements, la Constitution fédérale suisse de 1848 et de 1874, etc. À l’inverse de la Révolution de 1789, ces dates ne marquent pas des ruptures mais des étapes d’une lente et progressive évolution.

Les auteurs de la Déclaration universelle des droits de l’homme ne sont pas seulement ceux que l’on croit

Un bref rappel historique permet de briser un second mythe. Un certain chauvinisme conduit à prétendre que la Déclaration universelle des droits de l’homme est directement inspirée, à l’initiative de René Cassin, de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789. Une lecture analogue conduit les Américains du Nord à revendiquer le modèle de leur propre Déclaration et la « maternité » d’Eleanor Roosevelt. La réalité est beaucoup plus complexe car les apports sont multiples. L’histoire de ce texte nous apprend que de très nombreuses personnalités issues de pays aussi différents que l’Australie, le Canada, le Chili, la Chine, les États-Unis, la France, l’Inde, le Liban, les Philippines, le Royaume Uni et l’URSS ont participé activement à sa conception. Parmi les dix-huit membres qui composaient la Commission des droits de l’homme présidée par Eleanor Roosevelt, huit se retrouvaient dans le Comité de rédaction chargé de rédiger le texte préliminaire. Parmi eux, le Canadien John P. Humphrey, le Chilien Hernán Santa Cruz, le Chinois Peng Chung Chang, le Français René Cassin, l’Indienne Hansa Mehta, le Libanais Charles Malik et le Philippin Carlos Rómulo.

Les débats au sein de la Commission et du Comité virent s’exprimer, au moment où débutait la guerre froide, de profondes divergences philosophiques et idéologiques. Les droits des femmes et des minorités ethniques, la liberté de religion, le droit de propriété, l’importance des droits individuels, la place qu’il convenait d’accorder aux droits économiques et sociaux, la liberté de contestation, les notions de devoir et de responsabilité, enfin, le rôle de l’État, se révélaient de redoutables pierres d’achoppement. Dans le compromis finalement adopté en 1948 ce furent les conceptions occidentales, libérales et individualistes qui s’imposèrent.

Comme les dernières décennies l’ont montré, les droits de l’homme s’inscrivent dans l’histoire et varient dans le temps comme dans l’espace. Plusieurs déclarations internationales ont été adoptées, accentuant le caractère relatif et évolutif de chacune. Il en a été ainsi avec la Convention européenne des droits de l’homme de 1950 et le Protocole additionnel de 1953. En 1966, deux Pactes internationaux ont complété et corrigé la Déclaration de 1948, introduisant le droit des peuples, des minorités, des femmes, la notion de devoir et le concept de patrimoine culturel de l’humanité. Il y a eu ensuite les Pactes et le Programme d’action des conférences mondiales de Vienne (1993) et de Durban (2001), les Déclarations de l’Unesco (notamment la Déclaration universelle sur la diversité culturelle de 2001) et du Bureau international du Travail (BIT), sans oublier les chartes adoptées au niveau régional (Afrique, Asie, Pacifique, Amérique latine, monde arabe et musulman). Ces textes ont essayé de prendre davantage en compte la diversité des cultures. Tous ont réécrit, amendé et dépassé la Déclaration universelle de 1948, qui ne peut plus être considérée comme l’unique référence.

Tout être humain possède des droits universels et inaliénables

Les droits de l’homme sont un concept selon lequel tout être humain possède des droits universels et inaliénables, quelles que soient sa nationalité, son ethnie ou sa religion. Ces droits, qui visent à protéger la dignité de l’individu, sont opposables en toute circonstance à la société et à l’État. Mais l’origine, la validité et le contenu des droits de l’homme sont un sujet permanent de débats. Les personnalités et les auteurs les plus divers, Bentham, Burke, Marx, ou les papes qui précédèrent Jean XXIII et Paul VI, pour ne citer qu’eux, ont souligné leur caractère spécieux, irréalisable, contradictoire, ethnocentrique et utopique. Des légions d’historiens, de théologiens et de philosophes du droit ont critiqué leur prétendue universalité et leur caractère idéologique. Ils ont montré que, sous couleur d’accorder à tous des satisfactions infinies, le système joue exclusivement pour l’avantage de quelques-uns.

Les théologiens les tiennent pour un instrument politique entre les mains des puissants. Les marxistes dénoncent en eux des droits de classe. Les historiens et les géopoliticiens y voient couramment une arme politique, un moyen pour les nations puissantes de maintenir leur domination ou le statu quo. Les juristes font souvent valoir que le droit suppose une relation entre les hommes, un facteur objectif externe à la personne, alors que les droits de l’homme découlent seulement de l’homme lui-même, de sa nature (2). Beaucoup, enfin, dénoncent la vision erronée d’un individu barricadé dans sa souveraineté alors que la personne doit être envisagée dans le cadre d’un groupe social (famille, ethnie, nation, religion…) fortement lié par des devoirs sociaux et des normes éthiques.

Sur un plan métaphysique et religieux, on a pu reprocher aux droits de l’homme de n’être fondés que sur l’homme, au lieu de l’être d’abord sur les droits de Dieu. C’est ainsi qu’on a coutume d’opposer la Déclaration américaine (1776), qui entendait transcrire et proclamer les droits conférés par le Dieu créateur et législateur, à la Déclaration française (1789), qui fonde les droits de l’homme sur la volonté humaine et ignore Dieu.

Pour les sociologues, l’idéologie des droits de l’homme considère l’individu souverain, enfermé dans sa citadelle de droits inaliénables et plus important que sa communauté d’appartenance, comme le but ultime de l’association politique. Face à l’aspiration « naturelle » des hommes à l’obtention de « droits » universels, absolus et abstraits, les traditions culturelles sont secondaires, accessoires, voire illégitimes ; en outre, ces droits se réfèrent généralement à la satisfaction de besoins quantifiables ; enfin, l’idéologie des droits de l’homme considère qu’une organisation mondiale, conçue comme ultime recours, est toujours préférable aux nations souveraines. Tous ces principes supposent implicitement l’existence d’une raison universelle commune à tous les hommes, raison qui, du fait de son universalité, doit l’emporter sur les spécificités culturelles et historiques des peuples.

L’historien et philosophe du droit Michel Villey constate que « le respect de la personne humaine n’est pas l’invention de Kant ni même du christianisme. Pas de vertu plus exaltée à Rome que l’humanitas, qui est tout à la fois le devoir de parfaire en soi la nature humaine et de la respecter chez les autres ». La révélation chrétienne exalte sans doute davantage la dignité humaine, mais l’expression « droits de l’homme » demeure absente dans la littérature chrétienne. Les penseurs espagnols de l’Ecole de Salamanque, à l’origine des grands concepts du droit international public moderne, l’ignorent et préfèrent tirer de la loi naturelle des devoirs, des obligations à la charge des individus plutôt que des droits. « Le catholicisme n’est pas le berceau des droits de l’homme, insiste Villey. La papauté, jusqu’à Jean XXIII, est demeurée constante dans son attitude d’hostilité aux droits de l’homme ». À vrai dire, « les droits de l’homme ont pour source une théologie chrétienne déviée […] Ils sont le produit de la philosophie moderne éclose au XVIIe siècle », Hobbes et Locke jouant ici les rôles de fondateurs.

Michel Villey déplore donc que : « Chacun des prétendus droits de l’homme est la négation d’autres droits de l’homme, et pratiqué séparément est générateur d’injustices ». Et encore : « On n’a jamais vu dans l’histoire que les droits de l’homme fussent exercés au profit de tous. L’ennui avec les droits de l’homme est que nul ne saurait en jouer qu’au détriment de certains hommes » (3).

Pour sa part, le philosophe espagnol Raimon Panikkar, spécialiste d’histoire comparée des religions, souligne que « les droits de l’homme sont une construction intellectuelle occidentale ». « Il est clair, dit-il, que la Déclaration (de 1948) a été construite en fonction des courants historiques dominants de la pensée occidentale au cours des trois derniers siècles, et en accord avec une certaine anthropologie philosophique, ou un certain humanisme individualiste, qui ont aidé à en fournir une justification » (4).

Le politologue Joseph Yacoub, spécialiste des minorités ethniques et linguistiques, constate, lui aussi, que les droits de l’homme sont éminemment dépendants des cultures et qu’ils sont tributaires de manipulations et d’instrumentalisations politiques. « Les droits de l’homme varient en fait selon les lieux et les époques. Les valeurs qui les sous-tendent, la liberté, l’égalité, la tolérance, la non-discrimination, etc., sont historiquement relatives et évolutives » (5). Ainsi, la France a connu une succession de déclarations depuis 1789. La Constitution des États-Unis, la plus ancienne en vigueur, a été amendée vingt-sept fois. La Déclaration universelle de 1948 a été complétée par une série de textes ultérieurs. Les diverses nations, conglomérats de nations et organisations internationales d’Afrique, d’Asie et d’Amérique ont adapté les droits de l’homme à leurs visions du monde, démontrant que la personne humaine est perçue et protégée distinctement selon les civilisations et les cultures.

À suivre.

Arnaud Imatz
27/09/2014

Les intertitres sont de la rédaction.

Notes

(1) Wilhelm Röpke, La Crise de notre temps, Payot, Paris 1962, p. 54.
(2) Voir l’étude du président de l’Union internationale des juristes catholiques Miguel Ayuso, La cabeza de la gorgona, Buenos Aires, Nueva Hispanidad, 2001, chapitre IV, Libertés et droits humains.
(3) Michel Villey, Le Droit et les droits de l’homme, PUF, Paris 1990, p. 13 et 153.
(4) Raimon Panikkar, « La notion de droits de l’homme est-elle un concept occidental ? », in Diogène, 1982 (nº 120), p. 87-115 et Interculture, vol. XVII, nº 1, cahier 82, juin 1984.
(5) Joseph Yacoub, « Pour un élargissement des droits de l’homme », in Diogène, 2/2004 (n°206), p. 99-121.

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