L'Arnaque : La finance au-dessus des lois et des règles de Jean de Maillard (première partie)

lundi 15 août 2011

L’auteur, magistrat, vice président au tribunal de grande instance d’Orléans, montre une parfaite expertise du fonctionnement des marchés financiers et de leur histoire durant ces quarante dernières années.

Se fondant sur les évènements caractéristiques de cette histoire dont résulte la situation actuelle, il explique comment la fraude, comme action prédatrice, est devenue consubstantielle du capitalisme financier.

Dans son acception commune, la fraude consiste, aux fins d’une tromperie, à recourir à « des procédés interdits par la loi ou les réglementations professionnelles ». Pour l’univers financier, aux arcanes complexes et devenu, pour une part, prescripteur de ses propres règles, la fraude, dans un objectif de prédation, relève d’un enchevêtrement mêlant « en permanence le légal avec l’illégal et l’informel ».

Cette fraude a trouvé ses ressorts dans un système où le risque, loin d’être le péril qui pèse sur l’activité, est la raison même de celle-ci : « plus il menace, plus il rapporte ».

Première partie

La crise des « Savings & Loan » ou la faillite du système des caisses d’épargne

Le constat formulé par Jean de Maillard est le fruit d’une analyse précise et circonstanciée des évènements qui ont jalonné, aux Etats-Unis, depuis le début des années quatre vingt, un capitalisme assurant la prééminence de la finance. La première manifestation de ce que l’auteur intitule « la gouvernance par la délinquance » est la crise affectant les caisses d’épargne (les « Savings and Loan »). Ces institutions relevaient depuis 1933 d’une réglementation stricte les obligeant à employer au moins 80 % de leurs ressources, constituées par des dépôts à court terme faiblement rémunérés, à des prêts immobiliers à long terme et à taux fixe. Or, l’augmentation des taux d’intérêt décidée à la fin des années soixante dix afin de juguler l’inflation amena les déposants à s’orienter vers des placements plus rémunérateurs. Obligés de se refinancer sur le marché à des taux plus élevés que ceux des prêts accordés, les organismes devinrent rapidement déficitaires.

Face à cette situation où l’insolvabilité des caisses était croissante, l’administration américaine (celle de Carter puis de Reagan) augmenta les garanties sur les dépôts (1) et autorisa, dans un contexte de déréglementation et d’allègement des moyens de contrôle, une hausse des rémunérations sur ces dépôts et une diversification des activités (prêts à la consommation, crédits commerciaux, opérations financières précédemment réservées aux banques commerciales). Profitant des possibilités offertes par le développement d’une finance spéculative (« Junk bonds », LBO), accordant, afin de créer un enrichissement fictif, des prêts, jamais remboursés, à des promoteurs dont les projets sont dépourvus de viabilité, les caisses d’épargne, aux mains, alors, d’individus peu scrupuleux voire mafieux, basculèrent dans une économie de cavalerie et certaines dans l’escroquerie. Pour ce faire, elles s’assurèrent la complicité d’auditeurs comptables, d’évaluateurs de projets… payés à hauteur des services que l’on en attendait.

L’issue fut la faillite ou le sauvetage, grâce à des aides publiques, de près de la moitié des caisses d’épargne. Selon les experts entre 60% et 80% des faillites seraient dues à « des dérives criminelles ».

Face à cette crise, il faut constater un ensemble de carences ou d’insuffisances qui tiennent à l’incapacité du système judiciaire américain à « appréhender le phénomène dans toute son importance », au peu d’intérêt porté par la presse américaine, dans son ensemble et à la sous-évaluation par les économistes du caractère frauduleux des faillites.

Parmi les personnes impliquées dans ces opérations contestables figuraient Neil Bush, fils et frère, de présidents des Etats-Unis.

La nouvelle forme du capitalisme

Pour Jean de Maillard, cette crise des « Savings & loans », « transition entre un gangstérisme traditionnel à forte implication financière et une criminalité financière nouvelle », tient une place essentielle dans la mutation économique d’un capitalisme industriel vers un capitalisme financier. Cette conversion est la conséquence de la rupture, le 15 août 1971, du système monétaire international établi par les accords de Bretton Woods.

Le compromis social mis en œuvre à l’issue du second conflit mondial qui assurait, dans une conception « fordienne », la solvabilité des consommateurs, aussi salariés producteurs, avait permis la croissance des richesses créées et des profits. Il allait laisser la place à un libéralisme où prime une logique d’accumulation du capital qui exige de favoriser « l’actionnaire et le banquier » donc la rente au détriment du travail. A cette fin, les politiques d’inspiration « ultralibérales » mises en œuvre par Ronald Reagan et Margaret Thatcher visèrent à démanteler les assises de l’Etat-providence, supprimant l’échelle mobile des salaires et diminuant sensiblement leur part dans la formation de la valeur ajoutée. La recherche de la réduction des coûts devant une concurrence intensifiée allait conduire à délocaliser des activités, engageant un transfert d’une part du secteur manufacturier et de services des pays développés vers des pays devenus, par ce fait, émergents. L’inflation, qui obère la rente, est ainsi « maîtrisée sur le long terme puisque toute hausse des coûts salariaux peut être immédiatement compensée par une externalisation des productions ».

Ce « déplacement du curseur économique du travail vers la rente » accroît le volume des capitaux disponibles, concentrés par des investisseurs financiers dans un environnement où s’intensifient les échanges internationaux. Le système financier revêt alors une dimension et une forme nouvelles marquées, entre autres, par une transformation des modes de financement de l’économie, plus nombreux et plus complexes et une libre circulation des capitaux entre des places financières aux caractéristiques réglementaires et juridictionnelles distinctes, impliquant des acteurs multiples. Il s’ensuit une « incertitude et une insécurité » pour un commerce dont la confiance constitue une base immuable.

Dans ces conditions, la prévention du risque devient un élément majeur du fonctionnement du système : « toute opération économique doit désormais posséder une couverture financière ». Les couvertures mobilisent une masse considérable de capitaux. Elles requièrent, comme contreparties, des spéculateurs intervenant au moyen d’instruments financiers sophistiqués élaborés par une ingénierie créée à cet effet.

Outre la mise à disposition de l’économie « réelle » des moyens de paiement nécessaires aux échanges, la sphère financière doit assurer son propre fonctionnement dont l’objet, au travers d’opérations spéculatives initiées par une multitude d’acteurs, est d’assurer la sécurité de transactions et d’investissements de plus en plus risqués au fur et à mesure de l’extension de la globalisation. Cette activité spéculative génère « une industrie financière fantôme », doublant « le système classique » agissant souvent « en dehors de toute règle prudentielle » usant de « l’hétérogénéité juridique » du monde, notamment, au travers des paradis fiscaux.

Les « masses financières » engendrées par ces opérations, qui exigent des infrastructures techniques particulièrement performantes, apparaissent démesurées au regard des volumes nécessaires aux échanges économiques (en juin 2008, la valeur notionnelle (2) des produits dérivés échangés de gré à gré s’élevait à 684 000 milliards de dollars alors que le PIB mondial pour la même année 2008 était de 68 600 milliards de dollars).

A l’issue de son analyse, l’auteur remarque que le monde, loin de s’unifier, se morcelle en une mosaïque de régimes où les différences se creusent à l’infini et où chacun essaie de monnayer sa spécificité. Il précise que « la gestion des échanges n’est plus confrontée aux seuls problèmes liés à l’espace, mais aussi au temps ». « Le temps n’est plus, comme jadis, une variable des distances ». « C’est plutôt l’espace qui est devenu une variable du temps, en ce sens que le problème n’est plus d’accorder dans la durée des écarts de distance, mais de gérer les nouvelles capacités qui relient instantanément des endroits en tout point étrangers les uns aux autres ».

Le développement d’une économie de spéculation et de fraude

Caractéristiques d’une activité devenue principalement spéculative où les autorités de contrôle ont facilité par leurs décisions les manipulations frauduleuses, les marchés des matières premières illustrent la dérive de la finance. Ces marchés étant d’une taille limitée par rapport à ceux des titres (3) la spéculation est d’autant plus aisée. Sur le marché du pétrole, les cargaisons sont échangées à de multiples reprises avant d’atteindre leur destination finale. De plus, les opérateurs arbitrent entre les cours des produits dérivés du pétrole, « achetant ou vendant des options d’achat ou de vente ». Il en va aussi des produits agricoles, le blé ou le maïs. Les interventions portent non seulement sur des actifs mais sur des indices représentatifs d’un ensemble de produits. Il peut s’agir de créer artificiellement une pénurie (« corner ») en rachetant une partie du stock existant afin de provoquer une hausse des cours et d’en tirer les bénéfices. Bien sûr, beaucoup d’économistes ne virent dans ces mouvements que la conséquence d’une croissance de la demande mondiale, notamment celle de la Chine.

L’ampleur prise par le phénomène ne tient pas au seul afflux des liquidités disponibles ou à la tournure spéculative des opérations. L’organisme responsable, aux Etats-Unis, du contrôle de ces marchés (la Commodity Futures Trading Commission – CFT), acquis « aux intérêts des gros opérateurs », a admis des pratiques ou délivré des autorisations détournant la réglementation (4). Parmi les bénéficiaires figuraient la banque Goldman Sachs et Enron (5) Profitant de la « bulle internet (6)», ces deux sociétés prospérèrent par des manipulations qui conduisirent la seconde à la faillite. Enron, transporteur de gaz à l’origine, édifia « une myriade de montages frauduleux », usant de sociétés sises dans des paradis fiscaux pour réaliser des opérations délictueuses destinées à créer un enrichissement fictif (7). Ces actes n’ont pu être commis sans le laxisme voire la complicité d’un ensemble d’acteurs comme des cabinets d’audit (Anderson en l’occurrence) ou même les administrations américaines successives et les « instances de régulation » placées dans des situations de conflits d’intérêts (8).

Les « subprimes »

La fraude était désormais « intégrée comme un moyen de gestion » et « incorporée dans la structure de l’économie financiarisée » lui ôtant ainsi, comme devait le montrer la crise dite des « subprimes », toute connotation morale pour les agents concernés.

Pour la situer, l’auteur présente cette crise des « subprimes » comme un piège à deux mâchoires, « redoutables et imparables ». L’une économique : la bulle « internet » puis celle de l’immobilier ont successivement éclaté au début des années deux mille dans un contexte dégradé de déficit des comptes extérieurs, de perte des activités industrielles, de déqualification d’une part des emplois, entraînant une baisse des revenus salariaux. L’autre financière : la « titrisation » des prêts immobiliers consentis par les banques. Les caractéristiques de ces prêts expliquent le mécanisme qui a abouti à la crise :

  •  il s’agit de prêts hypothécaires, garantis par la valeur du bien immobilier acquis,
  •  en vertu du « Community Reinvestment Act » de 1977, les banques de niveau fédéral ont l’obligation d’accorder ces prêts à des ménages considérés normalement comme insuffisamment solvables (9).
  • deux organismes parapublics, Fannie Mae et Freddie Mac sont chargés de racheter aux banques leurs créances hypothécaires.

Dans les faits, l’acquéreur du bien immobilier contractait son prêt à un coût attractif (10) augurant une valorisation de son bien plus rapide que le coût de son crédit. Si les revenus de l’emprunteur s’avéraient insuffisants pour assurer les échéances, il avait la possibilité de souscrire un nouveau prêt fondé sur une réévaluation de la valeur hypothécaire du bien (11). La pérennité du système supposait, d’une part une croissance du marché de l’immobilier et d’autre part, celle du marché du crédit c'est-à-dire une offre de liquidités suffisante. La « titrisation » constituait pour le système bancaire le moyen d’assurer le refinancement nécessaire.

A la base, la référence à la pyramide dit de Ponzi (12), suivant laquelle la solvabilité du système créé ne repose pas sur « les revenus mais sur un endettement récurrent », permet d’expliquer, pour une part, l’engrenage qui conduisit à la crise. L’autre part tient aux fraudes individuelles (fausses déclarations de revenus, surévaluation des biens immobiliers…). Ce second type de fraudes n’est plus « celle du système lui-même (Ponzi) mais celle que le système met en place pour demeurer lui-même frauduleux ».

L’auteur observe que la fraude relève, comme dans les cas précédents, du même triptyque : « l’existence d’actifs qui ne peuvent être rentabilisés que par la transgression ou la manipulation des lois du marché, l’utilisation de techniques de dissimulation comptables et d’habillages juridiques (hors bilan et places « off shore »), une vertigineuse floraison de produits financiers ». L’ordonnancement en est simplement différent.

A suivre : Voir deuxième partie

Michel Leblay
9/08/2011

Notes :

1) Ces garanties passèrent de 40 000 à 100 000 dollars.
2) La valeur notionnelle ne correspond pas au montant des capitaux engagés mais au capital de référence d’un actif, en l’occurrence un instrument financier dit dérivé, à partir duquel sont effectués les calculs d’intérêt, de marge et autres.
3) En 2004, les positions ouvertes sur les vingt-cinq indices clés des marchés de matières premières s’élevaient à 183 milliards de dollars par rapport à un marché des actions dont la totalité des échanges représentait 44 000 milliards de dollars.
4) Le « Commodity Exchange Act », voté en 1936, prévoyait des limites sur les positions que les opérateurs étaient autorisés à prendre sur les marchés à terme de matières premières. La législation distinguait ainsi les professionnels autorisés à intervenir sur les marchés à terme sans limitation (couvertures) et les spéculateurs. La CFT a permis, à partir de 1991, aux banques de Wall Street de dépasser les limites autorisées sur les marchés réglementés et elle a accordé à Goldman Sachs une exemption de « couverture de bonne foi » l’autorisant à se déclarer comme un professionnel non comme un spéculateur (pages 78-79).
5) La CFTC avait accordé à Enron une exemption de surveillance et de contrôle de ses activités (page 105).
6) « Bulle » spéculative affectant les valeurs liées à l’informatique et à la haute technologique dont le pic fut atteint en mars 2000.
7) Condamnation de JP Morgan par la SEC en juillet 2003.
8) Notamment, la présence au sein de l’administration américaine, qu’elle soit démocrate ou républicaine, d’anciens dirigeants de la banque Goldman Sachs.
9) Les emprunteurs présentant les garanties nécessaires sont classés dans la catégorie « prime » et ils bénéficient d’un taux offrant une faible rentabilité pour le prêteur. Au contraire, les emprunteurs considérés comme risqués (« subprimes ») acquittent des taux sensiblement plus élevés, donc d’une rentabilité supérieure pour le prêteur.
10) En 1982, l’Alternative Mortgage Transaction Party Act introduit « les prêts à taux variables ainsi qu’une catégorie particulière de prêts, nommés « crédits ballon ». Ils permettent de reporter, pour l’essentiel, à la fin du contrat le remboursement du capital.
11) Jean de Maillard met en évidence que l’emprunteur « entre dans une mécanique où il est pour lui-même en quelque sorte son propre escroc ». S’il ne peut pas payer ses mensualités lorsque le « reset » est déclenché (c'est-à-dire l’échéance à partir de laquelle le taux du prêt, faible initialement, est indexé sur les taux du marché financier en relation avec le niveau de risque, le plus élevé pour les prêts « subprime »), il doit conclure, pour conserver sa maison, un nouveau prêt gagé sur la valeur actuelle de celle-ci. La bulle immobilière est ainsi alimentée.
12) La « pyramide de Ponzi » est un montage frauduleux qui consiste à rémunérer les fonds investis par les clients, au moyen, essentiellement, des fonds apportés par les nouveaux entrants. Charles Ponzi avait recouru à un tel système à Boston dans les années vingt.

Jean de Maillard, L'arnaque : La finance au-dessus des lois et des règles, Gallimard, Folio actuel, 16/01/2011, 391 pages.

Voir aussi de Michel Leblay :

La balance des paiements des Etats-Unis et les crises financières - un demi-siècle d'histoire (Première partie) 
La balance des paiements des Etats-Unis et les crises financières - un demi-siècle d'histoire (Deuxième partie)

Correspondance Polémia – 15/08/2011

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