L'Arnaque : La finance au-dessus des lois et des règles de Jean de Maillard (deuxième partie)

lundi 15 août 2011

L’auteur, magistrat, vice président au tribunal de grande instance d’Orléans, montre une parfaite expertise du fonctionnement des marchés financiers et de leur histoire durant ces quarante dernières années.

Se fondant sur les évènements caractéristiques de cette histoire dont résulte la situation actuelle, il explique comment la fraude, comme action prédatrice, est devenue consubstantielle du capitalisme financier.

Dans son acception commune, la fraude consiste, aux fins d’une tromperie, à recourir à « des procédés interdits par la loi ou les réglementations professionnelles ». Pour l’univers financier, aux arcanes complexes et devenu, pour une part, prescripteur de ses propres règles, la fraude, dans un objectif de prédation, relève d’un enchevêtrement mêlant « en permanence le légal avec l’illégal et l’informel ».

Cette fraude a trouvé ses ressorts dans un système où le risque, loin d’être le péril qui pèse sur l’activité, est la raison même de celle-ci : « plus il menace, plus il rapporte ».

Deuxième partie

La fraude comme élément de fonctionnement du système

Partant d’une analyse criminologique classique dont il montre qu’elle ne saurait caractériser le phénomène observé, Jean de Maillard, alors, se réfère, pour la prolonger, à l’analyse d’un criminologue américain, William Black, qui a introduit la notion de « fraude de contrôle ». Poussant sa réflexion, l’essayiste constate que la fraude est devenue une constituante du système sans que les auteurs ressortissent « d’une espèce particulière d’individus formés à la transgression des lois sociales ».

Dans les faits, le FBI a procédé à des enquêtes montrant l’existence de fraudes importantes (souvent une surévaluation des biens immobiliers mais aussi de fausses déclarations de revenus (13) qui représentaient « un élément moteur du succès des prêts subprimes ». Le bureau fédéral distingue (14) la fraude professionnelle, « attribuée à de véritables prédateurs », de la fraude individuelle qui ne requiert pas, en général, de moyens nombreux et sophistiqués. Ces deux types sont fondés sur « un point de vue classique en criminologie, selon lequel la compréhension d’un acte délinquant doit s’apprécier au regard de la motivation et de la situation de son auteur ».

Or, selon l’hypothèse retenue dans l’ouvrage « une fraude collective ou généralisée, à plus forte raison systémique, n’est compréhensible que si on la rapporte à l’environnement dans lequel elle s’insère et doit être regardée comme une variable d’ajustement de l’économie et du social ».

Après avoir précisément décrit les techniques financières liées à la « titrisation » des crédits hypothécaires (15), l’auteur observe que le manque d’interrogations des acteurs concernés au regard de l’écheveau qui avait prospéré ne tient pas à leur seul aveuglement. Il recourt donc à son hypothèse de travail « sur le rôle de la fraude et de la criminalité comme variable d’ajustement ou mode de gestion alternatif ». Tous, selon leurs fonctions, criminologues, chercheurs, gouvernements, policiers, juges se heurtent « à la loi d’airain du capitalisme financier qui se réserve une immunité de principe et ne se soumet à la règle commune que par exception ».

Pour aboutir à sa conclusion, Jean de Maillard procède par échelon. En premier lieu, il repousse le principe de l’économie classique d’un équilibre naturel des marchés, postulé par Adam Smith. Il examine l’amendement à ce principe proposé par deux économistes, analystes de la crise des Savings & Loans, George Akerkof (16) et Paul Romer, qui reconnaissent l’existence de la fraude. Ils en déduisent que « l’« asymétrie d’information » entre agents économiques au comportement rationnel induit, sur les marchés, des décisions aux effets, eux, non rationnels. A leur suite, les économistes libéraux, loin d’approfondir la réflexion, ont considéré que les conduites étant, à la base, rationnelles, celles allant dans un mauvais sens seraient compensées par celles de sens contraire.

La théorie économique ayant failli à fournir une explication, l’auteur se tourne vers la théorie du criminologue, William Black (17) qui a proposé « une approche révolutionnaire de la fraude économique en général qu’il appelle fraude de contrôle ». Ce type de fraude ne répond pas au caractère propre aux individus mais elle est liée à « la fonction occupée par le détenteur d’un pouvoir ou d’une autorité dans un contexte particulier ». L’acte, rationnel, est déterminé dans son accomplissement par « la conjonction objective d’opportunités dans l’environnement des décideurs » à savoir la limitation apportée par « le système politique aux moyens de lutte contre la criminalité, spécialement celle des élites » (18) et un renforcement de la neutralisation par « laquelle les criminels eux-mêmes détruisent les barrières sociales et morales qui gênent leurs activités ». La délinquance de ces élites est perçue par Black, non comme une exception mais, au moins, comme « une occurrence banale, voire répandue ». Cependant, les fraudes des élites dirigeantes demeurent des cas individuels et ne peuvent conduire comme perspective ultime qu’à l’effondrement des marchés. Or, pour Jean de Maillard, la « fraude détermine la forme des marchés ». Elle ne s’introduit pas « en tant que comportement individuel » mais comme élément du système économique, intégré dans son fonctionnement et ayant son rôle.

L’analyse de Black est originale en ce sens « qu’elle implique un retournement intégral des représentations de la délinquance, d’une part, de l’économie, de l’autre, puisque la première est d’ordinaire considérée comme un échec de l’intégration sociale, la seconde comme le mode privilégié de cette même intégration ». La « fraude de contrôle » n’est plus, alors, le fruit d’une propension individuelle de ses auteurs mais résulte « d’enchaînements de circonstances dont, ils ne sont, à la limite que les instruments ». A ce stade, l’auteur de l’Arnaque, dépasse la conception de Black en élaborant sa propre thèse à partir d’une remise en cause de la « théorie du choix rationnel ». Au regard de celle-ci, il s’agirait d’expliquer comment une somme de comportements individuels, supposés rationnels, est susceptible de déboucher sur « une irrationalité collective » affectant l’équilibre du marché. En fait, une distinction doit être établie entre la fraude individuelle et la transgression collective, celle-ci n’étant pas le prolongement de celle-là. La transgression, produit de décisions « d’acteurs interconnectés dont les conséquences se démultiplient », a un rôle propre, à l’origine d’un effet de système. Elle constitue un mode de gestion et d’ajustement de l’économie. Dans ces conditions, l’incidence négative, observée, ne résulte pas de la fraude elle-même mais de la fonction plus ou moins importante qu’elle remplit dans la marche de l’économie.

Comme illustration de sa proposition, Jean de Maillard cite le mode d’adaptation de l’économie française aux nouvelles formes du capitalisme à partir des années quatre vingt.

En élargissant le champ de la réflexion à d’autres formes de criminalité comme les mafias, il est possible d’esquisser un modèle général sur les rapports entre la criminalité et la société « sous l’angle non plus de dysfonctionnements dont elle serait la cause ou l’expression, mais d’un fonctionnement alternatif dont elle serait l’instrument ». A côté d’une criminalité de forte intensité, violente, propre aux mafias, nos sociétés sont confrontées au défi d’une criminalité de faible intensité, dont usent les mafias et d’autres types de criminalité organisée, sans rapport avec la violence. La caractéristique de cette criminalité de « faible intensité » est de s’insérer au sein de la société ce qui la rend peu visible ou invisible. Concernant les sortes de criminalité intervenant dans le domaine économique et financier, plutôt que « criminalité organisée » ou « criminalité structurée », l’auteur opte pour le terme de criminalité systémique qui permet de l’appréhender non d’un point de vue criminologique traditionnelle (son origine, sa structure) mais sous l’aspect de « sa seule modalité d’organisation en lien avec les marchés et sur sa fonction d’intermédiaire légitime entre l’économie légale et l’économie illégale ».

Le système poursuit sa marche

L’observation montre que les crises qui ont ébranlé « le capitalisme financier mondialisé » ont deux ressorts : l’abandon aux marchés de la gestion des équilibres économiques et sociaux qui l’exercent selon leurs propres exigences de rentabilité et la fraude « qui vient au secours des défaillances du précédent chaque fois que nécessaire ».

L’auteur constate que « le sauvetage de l’économie mondiale n’est envisagé qu’à travers celui de la finance, dont les gouvernements s’échinent à restaurer la crédibilité et la capacité de financement ».

Deux exemples illustrent l’absence de réels infléchissements après la crise de 2008 : les « paradis fiscaux » et les plates-formes de négociation électroniques.

  • Apparus entre les deux guerres mondiales, dans de petits territoires rattachés à des pays importants, les paradis fiscaux ont répondu à trois besoins, de manière successive : la fraude fiscale, le blanchiment de capitaux et le havre réglementaire.
    Il faut noter que l’appellation de paradis fiscal ne s’applique plus seulement à ces territoires mais aussi à de grandes places financières internationales (la City londonienne, certains Etats américains, le Luxembourg, la Suisse…) qui offrent à des investisseurs des services permettant, notamment, de s’affranchir de contraintes réglementaires.
    Pour ce qui est considéré communément comme des paradis fiscaux, les réformes des pays du G 20 ont visé la fraude fiscale et le blanchiment d’argent, supposés leur procurer des sources de revenus. Mais aucune mesure n’a été prise à l’encontre de l’activité qui a prospéré par rapport aux deux précédentes, en déclin, l’esquive réglementaire et toutes les opérations associées.
  • Nouveaux modes d’échanges hors des marchés dits réglementés, des plates-formes de négociations électroniques ont été mis en place aux Etats-Unis, d’abord puis dans l’Union Européenne avec la directive sur les marchés d’instruments financiers (MIF).
    Ne concernant qu’un nombre réduit d’intervenants, les plus importants, elles permettent « aux acheteurs et aux vendeurs d’entrer anonymement en contact ». Bien sûr, cette forme de transaction totalement automatisée a ouvert la possibilité d’autres dérives. Parmi celles-ci figurent les « dark pools (19) » (« bassins de liquidités ») qui autorisent l’échange anonyme de gros volumes d’actions, sans affecter le cours officiel, tout au moins dans la journée. Mais encore, dans le même ordre, ce qui est dénommé le « trading haute fréquence » qui offre le moyen de manipulation des cours. Se référant à cette technique, l’auteur évoque une sordide affaire de vol de programmes informatiques où le dessein de Goldman Sachs reste à éclaircir.

En conclusion, rédigée en septembre 2009, l’auteur rappelle qu’il n’existe que deux modalités de financement de l’économie : le financement bancaire et le financement direct. Comme solution, pour s’affranchir du système spéculatif, il avance deux éventualités. La première, assez théorique, correspond à celle d’un banquier suisse où prêteurs et emprunteurs pourraient conclure par l’intermédiaire de plates-formes électroniques. Néanmoins, un tel projet est confronté à de nombreuses difficultés dont la principale est celle d’assurer la liquidité du marché. La seconde, qui découle du G 20, est la généralisation des chambres de compensation (20) pour les transactions touchant aux produits dérivés. L’observation montre qu’elles ne sauraient constituer une entrave à la « finance Ponzi ».


Jean de Maillard a publié son livre en février 2010. Depuis lors, de nouveaux désordres interviennent sans qu’il soit possible de prévoir les conséquences. Souvenons-nous que la première manifestation du déséquilibre financier fut, probablement, la création du « pool de l’or » en 1961, destinée à soutenir la parité or du dollar, suspendue dix ans après. S’ouvrit la voie de la prééminence des marchés financiers. « Bulles » et crises se succédèrent à l’amplitude sans cesse accrue.

Voir première partie

Michel Leblay
9/08/2011

Notes :

13) L’évaluation du nombre des fraudes est diverse : le criminologue William Black estime que les soixante trois mille cas relevés par le FBI, en 2007, devraient être multipliés par cinq pour « approcher le chiffre des fraudes qui auraient été dénoncées par les professionnels si l’ensemble des professions concernées étaient astreintes à signaler les cas suspects » ; une société de conseil, BasePoint Analytics, « a établi que 70 % des prêts subprimes dont les emprunteurs se sont trouvés rapidement en cessation de paiement étaient frauduleux ».
14) Rapport annuel 2007.
15) Voir chapitre 7 du livre.
16) Prix Nobel d’économie en 2001.
17) Ancien superviseur des caisses d’épargne, « il s’est acharné à vouloir réguler et faire sanctionner les Savings &Looan » avant de devenir universitaire.
18) « Limitation de la capacité des systèmes ».
19) Un « dark pool » est un système d’échanges automatique exploité par un établissement financier, destiné à l’échange, dans l’anonymat, de volumes d’ordres importants (transactions sur blocs), hors marchés officiels (bourses réglementées ou systèmes multilatéraux de négociation), et sans afficher le prix des transactions avant leur conclusion. L’exercice de l’activité est soumis à l’autorisation de l’organisme de contrôle du pays d’implantation ainsi, l’Autorité des marchés financiers (AMF) en France ou la Financial Services Authority (FSA) en Grande-Bretagne (source Wikipédia).
20) La chambre de compensation est un organisme qui est la contrepartie systématique de l’acheteur ou du vendeur pour un produit dérivé donné.

Jean de Maillard, L'arnaque : La finance au-dessus des lois et des règles, Gallimard, Folio actuel, 16/01/2011, 391 pages.

Voir aussi de Michel Leblay :

La balance des paiements des Etats-Unis et les crises financières - un demi-siècle d'histoire (Première partie)
La balance des paiements des Etats-Unis et les crises financières - un demi-siècle d'histoire (Deuxième partie)

Correspondance Polémia – 15/08/2011

Image : 1re de couverture

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