La balance des paiements des Etats-Unis et les crises financières - un demi-siècle d'histoire (Première partie)

jeudi 13 janvier 2011

La question du dollar revient à l’ordre du jour. En 2011 le G8 et le G 20 devraient se saisir de la question du rôle des différentes monnaies dans les réserves mondiales. Et aux Etats-Unis mêmes, Ron Paul, le nouveau président de la commission monétaire de la chambre des représentants est un adversaire de la réserve fédérale et un partisan du retour à l’étalon or. Ainsi les nuages s’accumulent au dessus d’Obama et de Wall street. Pour éclairer le débat, Polémia livre à ses lecteurs une contribution historique de Michel Leblay sur « La balance des paiements des Etats–Unis et les crises financières : un demi siècle d’histoire »

Polémia

 

La balance des paiements des Etats-Unis et les crises financières - un demi-siècle d’histoire

 

L’évolution de l’économie mondiale est marquée, ces dernières années, par une succession de crises financières affectant l’équilibre budgétaire, l’emploi et le commerce extérieur des Etats. Les évènements trouvent, généralement, leurs origines dans un ensemble de causes. En économie, suivant l’optique de l’analyste ou les théories de référence, le champ des hypothèses est large et contradictoire. Pourtant, dans les ébranlements du système financier international et leurs conséquences économiques, il paraît peu contestable que la place faite au dollar après la seconde guerre mondiale et la manière dont les Etats-Unis l’ont entendue, au fil des années, ont joué un rôle déterminant.

Ce texte vise à présenter quelques constatations sur les variations de la balance des paiements des Etats-Unis des années soixante à nos jours au regard des évènements majeurs qui ont pesé, durant cette période, sur le système financier international.

Au préalable, il est proposé quelques précisions :

  • la balance des paiements est une transcription comptable de l’ensemble des échanges entre résidents d’un Etat et non résidents ; elle est ordonnée en trois comptes : les transactions courantes, le compte de capital et le compte financier (1);
  • une devise ne quitte jamais son pays d’origine ; de ce fait, à toute position en dollars, détenue dans une banque non résidente correspond un solde en dollars sur un compte tenu par une banque domiciliée aux Etats-Unis, à partir de laquelle seront réalisés tous les mouvements numéraires ;
  • le dollar, par son statut particulier, étant admis dans les réserves de la plupart des banques centrales, il est permis aux Etats-Unis d’acquérir des avoirs et de régler leurs transactions par simple accroissement de leurs engagements liquides vis-à-vis de ces institutions.

L’analyse est ordonnée en deux parties et quatre époques :

  • de Bretton Woods à la non convertibilité or du dollar;
  • la décennie soixante-dix et ses ruptures;
  • les années quatre-vingt et l’entrée dans le cycle des crises financières;
  • l’ébranlement du système (1990-2008), d’une crise à l’autre.

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Première Partie

 

1/ L’altération du système : des accords de Bretton Woods à la non convertibilité or du dollar

Après l’abandon de l’étalon or en 1914 (« Gold standard »), un nouvel ordre monétaire international fut institué par les accords de Gênes de mai 1922. Les délégués des trente quatre pays réunis dans cette ville italienne adoptèrent, en l’absence des Etats Unis, le principe du « Gold Exchange Standard » (système d’étalon de change-or). Deux monnaies, la livre sterling et le dollar étaient convertibles en or. Si la valeur des monnaies des autres pays était définie par rapport à l’or, ces pays avaient la possibilité de constituer leurs réserves de change dans l’une des deux devises convertibles et de libeller leurs échanges dans l’une de ces deux devises. La crise de 1929 et ses conséquences conduisirent à l’abandon du système. Le gouvernement britannique suspendit la convertibilité or de la livre sterling, le 20 septembre 1931, et l’administration américaine celle du dollar, le 19 avril 1933.

Au regard de cet échec et conscientes qu’un ordre monétaire stable était une condition nécessaire pour la reconstruction des pays ravagés par la guerre et leur développement économique, quarante quatre nations alliées conclurent, le 22 juillet 1944, les accords de Bretton Woods par lesquels elles établissaient un système monétaire international (SMI). Le « Gold Exchange Standard » qui en résultait était fondé sur la primauté du dollar, convertible en or à son cours du 31 janvier 1934 : 35 dollars l’once ; la parité, fixe, des autres monnaies (elles ne pouvaient varier que dans une fourchette de +/- 1%) était définie par rapport au dollar (théoriquement elles pouvaient être gagées sur l’or). Le dollar devenait ainsi la monnaie de paiement international.

Deux institutions furent créées :

  • le Fonds monétaire international (FMI), toute modification de parité d’une monnaie nécessitant son accord ;
  • la Banque pour la reconstruction et le développement (BIRD), devenue la Banque mondiale.

A défaut d’un organisme en charge du commercial international, comme il était prévu, un accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (GATT) fut signé à la conférence de La Havane, le 30 octobre 1947.

Ce système monétaire international imposait, pour son bon fonctionnement, une liquidité suffisante en dollars pour assurer le règlement des échanges internationaux et leur croissance qui résultait de celle de l’économie mondiale. La balance des paiements des Etats-Unis reflète ce mécanisme de diffusion du dollar.

A l’origine, il y eut le plan Marshall, qui fournit aux bénéficiaires les capitaux nécessaires à leurs achats.

A partir des années cinquante, profitant de leur position monétaire privilégiée, les Etats-Unis développèrent leurs investissements à l’étranger par simple accroissement de leurs engagements en dollars, multipliant ainsi leur masse en circulation. Ce phénomène commença à susciter des appréhensions conduisant, au début des années soixante, aux premières attaques spéculatives contre le dollar. La nouvelle administration américaine du Président Kennedy, qui engagea, par ailleurs, une politique économique expansionniste, réagit en proposant, en 1961, à six partenaires (Allemagne, Belgique, Italie, Pays Bas, Royaume Uni, Suisse) la création d’un « pool » de l’or afin de maintenir la parité or du dollar.

L’analyse du compte financier de la balance des paiements américaine traduit la croissance de cette position en dollars. Le solde annuel des actifs américains acquis à l’étranger (2) par rapport à ceux acquis par l’étranger aux Etats-Unis atteignait en 1960 1 805 milliards de dollars (3) le chiffre s’élevait à 2 833 milliards en 1961, puis à 4 053 milliards en 1963 et à 6 007 milliards en 1964. La tendance s’infléchit à partir de 1965.

Au regard d’une situation à la source de déséquilibres monétaires internationaux, le Général De Gaulle, inspiré par Jacques Rueff, marque son inquiétude lors de sa conférence de presse du 4 février 1965. Il affirme, notamment, que l’utilisation du dollar comme instrument de règlement des échanges internationaux permet aux Etats-Unis, le pays le plus riche et le plus puissant, de s’endetter dans sa propre monnaie, échappant ainsi à la contrainte extérieure.

1968 et 1969 marquèrent les premiers signes d’une inversion dans le processus de création de dollars. Ces années là, la balance commerciale des Etats-Unis se dégrada de manière très sensible, traduisant une perte de compétitivité de l’économie américaine grevée par une hausse de l’inflation et le coût de la guerre du Vietnam. Après un redressement en 1970, le premier déficit, substantiel, apparaîtra en 1971. D’un surplus d’investissement au travers du compte financier, la balance des paiements va évoluer en quelques années vers un déficit des transactions courantes, en augmentation continue, à quelques rares exceptions près, générateur d’une expansion de la masse de dollars en circulation.

Il faut remarquer que la croissance des positions en dollars allait être à l’origine de la création d’un nouveau marché, entre non résidents, celui des eurodollars où, par le jeu du crédit, la monnaie était créée indépendamment des autorités américaines. Néanmoins, cette création restera limitée au regard de l’ampleur prise par les déficits des Etats-Unis.

Durant toutes ces années, la contrainte essentielle demeurait, la convertibilité en or du dollar, à laquelle la France recourut. Certes la masse de dollars en circulation était encore limitée au regard des proportions qu’elle prendra dans les décennies suivantes. Il n’empêche que le rapport entre le stock d’or détenu par les Etats-Unis et les avoirs étrangers en dollars était de l’ordre de 2 en 1957, il était de 1 en 1960, aux environs du tiers en 1968 et d’un cinquième en 1971 (4).

La France quitta le pool de l’or en 1967. Les Etats-Unis y mirent fin le 17 mars 1968. Deux marchés allaient, alors, coexister : celui entre institutions financières où la parité d’échange demeurait à 35 $ l’once et un marché libre.

La croissance des déficits et la perte de confiance vis-à-vis du dollar qui en résultait amenèrent le président Nixon à suspendre, le 15 août 1971, la convertibilité or du dollar, supprimant ainsi toute référence métallique dans les échanges internationaux.

2/ Le temps des ruptures : crises et nouvelles conceptions économiques et financières

« Le dollar c’est notre monnaie et c’est votre problème ». Attribuée à John Connally, le secrétaire au Trésor de l’administration Nixon, de 1971 à 1972, cette remarque est emblématique de l’attitude des Etats-Unis quant aux conséquences de leur politique monétaire.

Dans un contexte d’inflation élevée (7,4% en moyenne durant la période 1970-1980 pour une croissance de 3,3% du produit intérieur brut (5), la balance des paiements fut marquée par des mouvements erratiques dont la tendance de fond était un déficit commercial fortement amplifié dans les trois dernières années de la période. Il était compensé, plus ou moins, par une progression des exportations de services mais surtout par une croissance substantielle des revenus d’investissements, liée à l’implantation internationale des entreprises américaines (ces revenus étaient de l’ordre de 5 à 6 milliards de dollars à la fin des années 60 pour atteindre respectivement 20,4 milliards de dollars en 1978 et 30,8 milliards de dollars en 1979).

Cette époque marqua un basculement des Etats-Unis dans leur mode d’insertion dans l’économie mondiale. Ils s’ouvrirent plus largement à celle-ci (le rapport entre la valeur des échanges commerciaux et le PIB passa de 7,8% en 1970 à 17% en 1980, les flux financiers de 1,6% à 4,9% (6), mais, précédemment exportateurs de marchandises et de capitaux, ils devinrent débiteurs.

Quatre évènements caractérisèrent cette phase essentielle dans l’évolution d’une économie mondiale dominée par les Etats-Unis.

• l’abandon des parités fixes et le flottement général des monnaies

  • Un réalignement des taux de change des principales monnaies intervint aux termes de l’accord du Smithsonian en décembre 1971. La parité du dollar fut fixée à 38 $ l’once, les Etats-Unis renonçant à la surtaxe de 10% sur les importations, imposée le 15 août 1971. Une seconde dévaluation de la monnaie de réserve, de 10%, intervint le 12 février 1973 (42,22 $ l’once). Enfin le flottement des monnaies fut généralisé en décembre 1973.
  • Cette nouvelle situation a été officialisée par les accords de la Jamaïque de 1976 (démonétisation de l’or et abandon des parités fixes). Le flottement des monnaies était supposé aboutir à un équilibre automatique des comptes extérieurs (le taux de change constaté devant correspondre à la parité des pouvoirs d’achat) et offrir aux Etats une plus grande autonomie dans la conduite de leurs politiques monétaires et budgétaires.

• les crises pétrolières de 1973 et 1979

  • Cause apparente de la brusque interruption de la longue période de croissance qui suivit la seconde guerre mondiale mais aussi révélateur des effets des désordres économiques apparus depuis la fin des années soixante, le quadruplement des prix du pétrole, intervenu à la suite du déclenchement de la guerre du Kippour, allait faire entrer les économies occidentales dans le temps des crises. Certes, pour les Etats Unis, la décision des pays de l’OPEP confortait le rôle international du dollar puisque les achats de l’énergie fossile étaient réglés dans cette monnaie. Il faut remarquer que la valeur des importations de pétrole de la première puissance mondiale passa de 5 à 84 milliards de dollars entre 1973 et 1980 (7). A la suite de la révolution iranienne, les prix du pétrole doublèrent à nouveau en 1979-1980.

• la conversion à un nouveau paradigme économique

  • De l’après guerre jusqu’à la fin des années soixante, Keynes apparaissait comme l’économiste de référence et sa théorie était censée inspirer les politiques économiques des Etats occidentaux. Dans les années soixante dix, face aux dérèglements monétaires et à la croissance de l’inflation, les conceptions de Milton Friedman et de l’école de Chicago devinrent progressivement prééminentes.
  • Ces conceptions eurent leur traduction dans la gestion de la politique monétaire. Ainsi Paul Volcker, récemment nommé président de la Réserve Fédérale (Federal Reserve Board), décida, en octobre 1979, une brusque augmentation des taux d’intérêt. Il s’agissait de juguler l’augmentation des prix à la consommation qui atteignit, cette année là, 11,3 %. Il suivait, ainsi, les conseils du président du directoire de la Bundesbank, Otmar Emminger, partisan d’un contrôle des agrégats monétaires.
  • Plus largement, avec la désignation de Margareth Thatcher comme Premier ministre du Royaume Uni, en 1979, et l’élection de Ronald Reagan, en novembre 1980, les politiques économiques axées sur le libre jeu du marché prirent le pas sur celles fondées sur l’action corrective de l’Etat.

• les transformations des marchés de capitaux

  • L’instabilité constatée sur le marché des devises allait amener les professionnels à créer de nouveaux instruments dits de couverture destinés, à l’origine, à réduire, voire neutraliser le risque d’une variation des cours. Dérivés des devises et des valeurs mobilières traditionnelles (actions et obligations), ces produits (8) se son avérés hautement spéculatifs (contrats négociés par l’intermédiaire de chambre de compensation, options traitées de gré à gré entre contreparties….). Relevant dans leur conception de formules mathématiques sophistiquées (9) expression pour certaines d’entre elles de lois physiques, ils ont constitué l’un des socles de l’expansion des marchés financiers. L’autre tient au développement rapide des moyens électroniques d’échange et de traitement de l’information.
  • Le contexte économique de flottement des monnaies, d’augmentation continue des déficits publics et de nouvelles formes d’épargne (10) a permis aux marchés de capitaux de bénéficier d’une liquidité abondante en croissance continuelle, pouvant être transférée instantanément d’une place à une autre en fonction de l’évolution des taux et des indices. Les marchés financiers ont pris, ainsi, la part prépondérante dans le financement de l’économie au détriment du système bancaire avec des avantages, certes, mais aussi des inconvénients. Parmi ceux-ci, il faut souligner la recherche d’une rentabilité élevée, rapidement obtenue, des montages financiers de plus en plus complexes et souvent hasardeux, l’hypothèse d’un comportement des individus répondant à un calcul parfaitement rationnel.

Michel Leblay
21/11/2010

Notes :

  1. (1) Le compte des transactions courantes : solde des exportations et des importations de biens et de services et des revenus d’actifs reçus ou versés et les transferts unilatéraux ; le compte de capital qui retrace les achats et les ventes d’actifs non financiers ; le compte financier qui enregistre les échanges de flux financiers avec le reste du monde.
  2. (2) Ce montant inclut la variation des réserves officielles en or et en devises.
  3. (3) U.S. International Transactions by Type of Transactions : 1960 to 2001. (4) Histoire économique du XXe siècle – La réouverture des économies nationales (1939 aux années 1980) Jean Charles Asselin – Presses de Sciences Po & Daloz 1995.
  4. Histoire économique du XXe siècle - La réouverture des économies nationales (1939 aux années 1980) Jean Charles Asselin - Presses de Sciances Po & Daloz 1995
  5. La singularité de l’économie américaine vue de l’Europe par Jacques de Larosière.
  6. La balance des paiements américaines revisitée Grégory Vanel Cahier de recherche –CEIM.
  7. Economie Internationale par Dominick Salvatore.
  8. Soulignons que le principe du contrat de couverture n’était pas une novation puisqu’il avait été développé à partir du XVIe dans les bourses du commerce.
  9. L’une des références, en ce domaine, est l’article publié en 1973 par Fisher Black et Myron Scholes présentant une formule théorique (« formule de Black & Scholes ») d’évaluation des options en univers incertain, fondée sur l’équation de la chaleur et le mouvement brownien.
  10. Adoption par les Etats-Unis du système de retraite par capitalisation en 1974 (« Employment Retirement Income Security Act »).

Voir : Deuxième partie

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Correspondance Polémia – 13/01/2011

Image : Délégation américaine à la Conférence de Bretton Woods, accords du 22 juillet 1944.

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