« La fabrique du temps nouveau » de Jean de Maillard

jeudi 22 septembre 2011

Jean de Maillard, inspecteur du travail dans les années 1970 puis magistrat spécialisé dans la criminalité financière, répond dans La fabrique du temps nouveau aux questions de Karim Mahmoud-Vintam, éditeur de Temps présent. Une analyse en profondeur de la mondialisation financière dans ses attendus et ses conséquences. Henri Dubost fait le point pour Polémia.

La fabrique du temps nouveau est une généalogie du néolibéralisme (que l'auteur ne distingue pas de l'ultralibéralisme ou encore du mondialisme, en tant que système) - replacé dans le temps long de l'Histoire, ce temps long dont Dominique Venner dit qu'il est la seule mesure pertinente de l'évolution des sociétés humaines. Il est aussi manifestement une autopsie anticipée de l’humanité de l’homme. Pour Jean de Maillard, le néolibéralisme est en effet une arme de destruction massive de l’ensemble des entités naturelles qui ont porté la conception traditionnelle de la nation, telle que Renan l'a définie dans sa fameuse conférence de 1882 : « Une nation est une âme, un principe spirituel (...) une grande solidarité, constituée par le sentiments de sacrifices qu’on a faits et de ceux qu’on est disposé à faire encore (...) Une grande agrégation d’hommes, saine d’esprit et chaude de cœur, crée une conscience morale qui s’appelle une nation ».

La socialisation horizontale remplace l’héritage et la transmission

La société qui émerge est pour Jean de Maillard une société de réseaux, qu’il qualifie également de fractale - par analogie avec ces objets mathématiques dont chaque partie est isomorphe au tout -. Cette société de connexion, façonnée par le néolibéralisme, est en rupture radicale avec la société traditionnelle, fondée sur la transmission. « On peut relire les évolutions contemporaines, écrit l’auteur, comme le passage d’une société verticale, intergénérationnelle, reposant sur des institutions qui en quelque sorte évoluent à l’intérieur et transmettent un savoir vivre ensemble, à une socialisation horizontale, reposant sur l’instantanéité de la connexion des réseaux, des individus, des choses, à la place de la mémoire et de la transmission ». La société d'avant était ainsi celle de l'héritage. De génération en génération, se transmettaient un savoir, une culture, une histoire. Ce qui supposait un socle immémoriel fondé sur la famille, le peuple, l'identité, la langue, la culture, la nation... Depuis l'après-guerre, le travail de sape néolibéral a substitué à cet ordre qui semblait immuable une société sans mémoire collective et sans racine. Une société qui se veut cosmopolite et non discriminante. Tout individu est ainsi, virtuellement, citoyen du monde, un monde sans frontière ni hiérarchie, du moins en droit et en apparence. Car si aucune barrière ne saurait être reconnue comme pertinente entre les individus qui la composent, ni linguistique ni culturelle, ni - encore moins - ethnique ou raciale, les inégalités sociales, quant à elles, explosent.

L’impératif mémoriel de la « Shoah »

Autre paradoxe de notre monde néolibéral : cette société qui du passé est invitée à faire table rase (voir les nouveaux programmes d'histoire qui font passer Clovis, Saint-Louis, Louis XIV ou encore Napoléon à la trappe, au profit de l'étude de l'empire han et de l'empire malien...) est, parallèlement, soumise à l'impératif mémoriel le plus catégorique. Ce « devoir de mémoire », souligne Jean de Maillard, consiste essentiellement « à se souvenir de la Shoah comme du crime fondateur de notre société ». « Par le rejet fondateur de la Shoah, précise-t-il, nous aurions précisément accès à un Paradis terrestre qui non seulement ne serait plus qu'humain, mais qui serait devant nous et non plus derrière nous, grâce à l'idéalisation de l'homme sur terre ». Ce mythe fondateur de notre ultra-modernité, explique l'auteur, est « comme notre péché originel, la nouvelle pomme d'Adam et Eve, d'un nouvel Adam et d'une nouvelle Eve. Mais à l'inverse du mythe biblique, ce ne serait pas une chute, mais un relèvement, l'avènement d'une société enfin juste, parce qu'humaine, pleinement humaine : il suffirait de croquer la pomme du souvenir et non plus celle de la connaissance ». Et Jean de Maillard d'enfoncer le clou : « C'est l'ordre donné d'oublier tout le reste, tout ce qui n'est pas contenu implicitement dans cette injonction mémorielle, c'est-à-dire en fait toute la complexité et l'ambiguïté de l'Histoire ». De fait, les bombardements au phosphore sur les populations civiles de Dresde ou de Hambourg, les bombardements atomiques d'Hiroshima et de Nagasaki, les cent millions de morts du communisme, les bombardements au napalm sur le Vietnam, les un million trois cent mille enfants irakiens morts à la suite de l’embargo « international » de 1991, etc., pour ne parler que de l'histoire récente, ne sont plus que des détails de l’Histoire, que le crime des crimes qu’est la Shoah frappe d’inanité.

Dictature du devoir de mémoire et du politiquement correct

L'inconscient collectif, précise Jean de Maillard, est l'ensemble des croyances auxquels adhèrent les membres d'une même société. Il s'articule autour de principes réputés transcendants sur lesquels tout questionnement est intempestif, voire scandaleux. Depuis la fin de la Seconde guerre mondiale, l'inconscient collectif s'est construit autour de la Shoah. Les programmes d'histoire de l'Education nationale (cf. les dernières déclarations du ministre Chatel : « L’histoire de la Shoah est inscrite au cœur du socle de connaissances et de valeurs que la République française entend transmettre à ses enfants »), le formatage de l'opinion publique par les médias et l'industrie de l'image, ainsi que l'interdiction par la loi de tout débat public, ont été des instruments très efficaces de cette construction.

Explosion des inégalités et des communautarismes, perte du sens et du lien social, dictature du devoir de mémoire et du politiquement correct, fin de l’espace public comme lieu d’expression d’individus libres, obligation d’absolue transparence, d'absolue équivalence… « Finalement, s’interroge Jean de Maillard, la question n’est-elle pas celle-ci : nous vivons dans une société ouverte, qui a perdu toute unité, et si nous n’avions pas cet inconscient et cet imaginaire pour nous obliger à la supporter [c’est nous qui soulignons], ne risquerions-nous pas de la rejeter avec une telle violence que nous pourrions voir ressurgir de nouveaux pogroms ? ». En d'autres termes, si nous comprenons bien, la sacralisation de la Shoah n'est-elle pas nécessaire à la société ultralibérale pour que la violence des rapports sociaux qu'induit cette dernière ne se traduise par le rejet massif de ceux qui semblent être ses promoteurs ? L’auteur tempère l’audace de ses propos en précisant que, selon lui : « ce n’est pas l’idéal cosmopolitique qui est derrière cet imaginaire, et maintenant aussi cet inconscient, mais les conséquences qu’implique cette représentation de nous-mêmes par ce moyen-là en particulier ». De même, fort prudemment, Jean de Maillard rejette toute téléonomie humaine dans la manière dont la convergence néolibérale s'est opérée : « [S]ans qu'il existe une quelconque coordination, et moins encore de volonté ni même de perception de cette complémentarité, tout va se mettre à peu près en même temps, et dans une direction qui va permettre la constitution d'un nouvel ordre logique et cohérent, mais sans lien visible entre toutes ces mutations ». Difficile, à vrai dire, de suivre l'auteur dans ce discours irénique et croire que la mutation néolibérale n'est que le fruit d'une succession de hasards. Chaque avènement d'un « nouvel ordre » mondial est le résultat d'un long travail de groupes de pression au sein des élites dirigeantes. Les politiques par lesquelles, depuis un demi-siècle, les peuples de la vieille Europe ont été invités à réprimer leur identité profonde et à s'approprier l'impératif du métissage et du multiculturalisme - puissants marqueurs du néolibéralisme en acte - paraissent trop efficaces pour ne pas résulter d'une stratégie mûrement réfléchie de puissants groupes d'intérêt mondiaux. En matière d'idéologie, il ne saurait y avoir de génération spontanée...

La finance internationale, réseau sanguin de la mondialisation

Le déclin du capitalisme fordien et la montée du capitalisme financier articulent le passage du libéralisme au néolibéralisme, marqué par la financiarisation de l'économie. « La finance internationale est un peu le réseau sanguin de la mondialisation, et peut-être de tout le système économique de la mondialisation », souligne Jean de Maillard. Cette virtualisation des échanges nécessite elle-même une virtualisation des individus. L'auteur évoque à ce propos la réduction de ces derniers au rang de monades leibnitziennes, qui sont autant de noeuds d'un réseau totalement désincarné, au comportement égoïste, versatile et veule : « [L]'homme post-moderne (...) n'accepte plus que les solidarités qu'il crée lui-même, quitte d'ailleurs à les briser à sa guise si elles ne lui conviennent plus ». Le travail ne crée plus de lien social, car chaque « agent de marché », plongé dans une « démocratie de marché » (Clinton), en concurrence continuelle avec tous les autres, simple « entrepreneur de lui-même » (Schumpeter) doit perpétuellement se réinventer s'il veut rester compétitif sur le marché du travail.

« Virtualisation » des individus, contractualisation et marchandisation des rapports sociaux

Les institutions - famille, école, justice... - qui constituaient autant de matrices de la socialisation, laissent place à une contractualisation des rapports sociaux, en symbiose avec l'essence-même du néolibéralisme. « Aujourd'hui, remarque l'auteur, tout se passe comme si l'enfant avait implicitement passé un contrat avec ses parents : si les parents ne remplissent pas le contrat, un tiers peut juger les parents selon différentes modalités - jugement pénal, jugement civil - et éventuellement leur retirer la garde de l'enfant (...) Aujourd'hui, les justiciables peuvent attaquer la personne du juge en déposant plainte contre lui. Il a perdu sa position transcendante (...) [L]'institution scolaire elle-même a banni l'asymétrie du rapport enseignant-enseigné au profit d'une contractualisation de la relation entre le professeur et l'élève, [qu'elle a] marchandisé (...) On pourra en dire de même du rapport entre hommes et femmes (...) l'homme était celui qui assurait le rapport de la famille avec l'extérieur, un rapport dominant certes, mais qui ne plaçait pas pour autant la femme dans un simple état de domination, puisqu'elle était l'élément structurant à l'intérieur de la famille ». La récente introduction de la théorie du genre dans l'enseignement des Sciences de la Vie et de la Terre au lycée est à cet égard symptomatique : cette théorie déconnecte en effet sexe et genre. Si le sexe est un fait de nature, l'appartenance à un genre est, quant à elle, le résultat d'un contrat passé entre l'individu et la société...

Les systèmes de surveillance se substituent au lien social

Si l'homme de la post-modernité n'accroche plus son char à la moindre étoile, il désire néanmoins encore quelque chose, du fond de son égoïsme et de sa solitude : la sécurité. D'où l'explosion toute rhétorique des « droits à » (droit au travail, droit à la paresse, droit au logement..., avec ce résultat antinomique que « tous les droits = aucun droit »), et, plus concrètement, de la surveillance. « Ce n'est pas un Etat totalitaire de surveillance qui se met en place, prévient Jean de Maillard, mais une surveillance généralisée parce que tout le monde a peur de tout le monde. La société post-moderne, c'est la surveillance de tout le monde par tout le monde ». Si, comme l'affirme Jean de Maillard, « la généralisation des systèmes de surveillance [compense] la disparition du lien social », on pourra également remarquer que l'insécurité est une modalité de la bonne gouvernance néolibérale : des individus qui ont peur sont en effet des individus dociles au système.

L'homme post-moderne, monade néolibérale, noeud d'un vaste réseau déshumanisé, est profondément athée. Il ne rêve plus non plus de Progrès ni encore moins de Révolution. Cet absolu désenchantement du monde avait été prophétisé par Nietzsche, qui, dans le prologue de son Zarathoustra, décrit l'avènement du dernier des hommes. « Dieu est mort, mais Hegel aussi », ironise Jean de Maillard. On referme son livre avec un fort sentiment de désespérance. Si les analyses de Jean de Maillard sont fondées, les voies par lesquelles l'homo occidentalis pourrait échapper à ce destin annoncé passent nécessairement par l'effondrement du capitalisme financier, un effondrement cataclysmique dont nous pressentons les prémisses, et dont il serait illusoire de croire qu'il sera indolore...

Henri Dubost
19/09/2011

Jean de Maillard, La fabrique du temps nouveau – Entretiens sur la civilisation néolibérale, Collection Racines & ruptures, Editions Temps présent, 2011, 234 pages

Voir aussi :

L'Arnaque : La finance au-dessus des lois et des règles de Jean de Maillard (première partie)
L'Arnaque : La finance au-dessus des lois et des règles de Jean de Maillard (deuxième partie)

Correspondance Polémia : 22/09/2011

Image : 1re de couverture

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